— Par Brigitte Niquet
Noël 1950… Sophie a dix ans. Et quel cadeau l’attend sous le sapin ? Un livre, bien sûr ! L’habitude, prise très tôt, perdure, c’est tellement commode de savoir quoi lui offrir, tellement agréable de la voir battre des mains puis se lover dans un fauteuil et ne plus lever le nez que pour la bûche au chocolat… bref, c’est si facile de lui faire plaisir sans se casser la tête !
Quand elle y pense aujourd’hui, elle ne retrouve pas de souvenir précis de ses lectures de l’époque, mais c’est sans doute la série des Trilby qui a marqué son enfance. Elle ne se souvient plus des histoires qu’ils racontaient, mais elle croit toucher encore, là, du bout des doigts, la texture particulière de leurs couvertures. Après, les choses se gâtent. Sophie est envoyée en pension et avec l’extinction des feux à vingt heures, pas question de lire au lit comme elle en a déjà pris l’habitude. Pas question ? Mais si, voyons, il suffit d’une pile électrique et d’un drap pour étouffer la lumière et c’est parti jusqu’à minuit et plus. Un peu en avance sur son âge (elle a commencé tôt), elle dévore les auteurs populaires de l’époque, Bazin et son fameux Vipère au poing, bien sûr, mais aussi une quantité d’autres. Barjavel fait un Ravage et Cesbron s’occupe des Chiens perdus sans collier. Quant à Troyat, Sophie apprécie particulièrement La neige en deuil, plus accessible à son âge que les grandes sagas russes. Mais le champion est assurément Kessel : Sophie a relu dix fois la mort du Lion et pleuré dix fois. Elle demande pardon à ceux qu’elle oublie, ils étaient si nombreux.
Et la voilà qui passe le bac et entre en khâgne, où elle va faire bien d’autres découvertes et passer la vitesse supérieure en matière de qualité de lecture. Elle papillonne de-ci de-là, classiques, modernes, et un jour, elle tombe sur un livre dont les premières lignes la sidèrent d’admiration : Il faisait un temps magnifique, un de ces ciels où c’est un bonheur qu’il y ait des flocons de nuages pour que quelque chose y puisse être de ce rose léger qui les rend plus bleus. Quand on a écrit une phrase pareille, on peut mourir, pense-t-elle. Qui est cet auteur merveilleux ?
– Aragon, dit son prof.
– Mais c’est un poète !
– Pas seulement. C’est aussi un romancier de génie.
Et le lendemain, il lui apporte quatre livres : Les beaux quartiers, Les cloches de Bâle, Aurélien et Les voyageurs de l’impériale. Sophie les serre contre son cœur, les dévore en quelques nuits d’insomnie, ne les rendra jamais au prof, les oubliera sur un banc, les rachètera, les lira et les relira toute sa vie. Ce qui n’empêchera pas d’autres émerveillements, d’autres engouements, Cavanna et Les Ritals, Cohen et Belle du Seigneur, par exemple, mais jamais comme celui-là.
Aujourd’hui, Sophie a 70 ans. Elle éteint la lumière et se laisse glisser doucement dans les bras d’Aurélien, ou de Solal, peut-être… Elle espère avoir encore un peu de temps devant elle. Encore un peu de temps, Monsieur le bourreau…
Les livres dont il est question dans cet article (même les Trilby !) peuvent être commandés chez un libraire.