Mona et son manoir

Littérature américaine
Par François Lechat

Je n’ai pas lu les Chroniques de San Francisco, qui ont fait la fortune d’Armistead Maupin depuis 1976 et qui trouvent ici leur épilogue. J’admire d’autant plus son talent, l’absence de familiarité avec les personnages récurrents de ce cycle romanesque n’empêchant pas de plonger dans son univers.

Dès les premières pages, on est saisi par un ton badin, légèrement ironique, qui croque les protagonistes avec gourmandise et nous installe dans une savoureuse comédie de mœurs sur fond de campagne anglaise délicieusement surannée. Le fameux manoir, menacé de décrépitude, qui donne son titre au roman en constitue même un personnage à part entière, tant ce décor est subtilement exploité.

Il s’y mêle une sorte d’intrigue policière qui dynamise le récit, mais ce sont bien les rapports humains qui sont au cœur de ces pages très actuelles, une ode à l’émancipation féminine et à la liberté de choix en matière de genre et d’orientation sexuelle. L’auteur trousse une belle histoire d’amour, compliquée comme il se doit, entre son héroïne et la responsable d’un bureau de poste, tandis qu’il fait revenir d’autres figures récurrentes pour des retrouvailles touchantes, même pour qui ne connaît pas les épisodes antérieurs.

J’ai une légère réserve à l’égard d’un discours LGBTQIA+ quelque peu insistant, mais ce qui domine reste une galerie de personnages contrastés, fantaisistes et libres dans leur tête pour les uns, en cours d’émancipation ou de déconstruction pour d’autres.

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Armistead Maupin
Mona et son manoir

Editions de l’Olivier
2025

Comment j’ai retrouvé Xavier Dupont de Ligonnès

Littérature française
Par François Lechat

Depuis la parution de L’extraordinaire voyage du fakir qui était resté coincé dans une armoire Ikea, on connaît le talent de Romain Puértolas pour la fantaisie, les péripéties improbables, l’humour à froid. Mais on se rappelle moins le fait qu’il a été, entre autres, capitaine de police. Ce sont ces deux facettes de son parcours qu’il fait fusionner dans ce récit imaginaire centré sur le fugitif le plus célèbre de France, que le narrateur, au terme d’un jeu assez savoureux de fausses pistes, aurait fini par retrouver par hasard, en voisin dans un trou perdu. Et qu’il a tué à coups de couteau à beurre, en situation de légitime défense, selon lui, comme on l’apprend dès la deuxième page…

La suite dans le roman, entre l’enquête, la Cour d’assises et le parcours rêvé ou supposé de XDDL tout autour du globle.

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Romain Puértolas
Comment j’ai retrouvé Xavier Dupont de Ligonnès

Albin Michel
2024

Disponible aussi au Livre de Poche

Absolution

Littérature étrangère (USA)
Par François Lechat

Comment la bonne conscience peut-elle se fissurer, dans le contexte de la présence américaine au Vietnam dans les années 1960 ? Comment une Américaine sage et tranquille, amoureuse de son mari et désireuse de devenir mère, peut-elle sortir des sentiers battus et se découvrir plus forte qu’elle ne le croyait ?

Alice McDermott répond à ces questions dans un récit déployé soixante ans après les faits, à l’intention d’une lectrice qui n’était qu’une petite fille à l’époque. La clé du livre réside dans la place centrale qu’y occupent les femmes, alors que le contexte colonial et le lieu, Saigon, inclinaient à se focaliser sur les hommes et leur pouvoir.

Ici, c’est une femme apparemment cynique et désinvolte qui fait bouger les lignes en faisant fabriquer des Barbie saïgonnaises à destination d’une léproserie. Les contacts se font de femme à femme, perçant les frontières entre les maîtresses de maison et les domestiques, entre les Blancs et les Vietnamiens, entre les générations aussi. Cela n’empêche pas l’Histoire de dérouler ses événements, qui permettront de faire entrer en scène un séduisant médecin militaire. Mais c’est bien à l’échelle individuelle que le récit progresse, par petites touches qui décortiquent les rapports entre les genres et entre les classes, avec une intelligence aiguë et d’excellents dialogues.

Absolution est un roman d’une grande élégance, féministe et décolonial sans jamais verser dans la colère ni dans la théorie. Juste un miroir aux effets grossissants, révélateurs.

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Alice McDermott
Absolution

La table ronde
2024

Traduction : Cécile Arnaud

Vers un nouveau genre littéraire ?

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Littérature française
Par François Lechat

Assiste-t-on à la naissance d’un nouveau genre littéraire ? Ou, plus modestement, d’un nouveau type de romans, qu’on pourrait appeler la littérature féministe masculine ? On peut le penser à la lecture de deux titres récents qui présentent d’étranges points communs.

Dans les deux cas, l’auteur est un homme pratiquant un métier au contact de la réalité : policier pour l’un, journaliste pour l’autre. Dans les deux cas, le personnage principal du roman occupe une position sociale enviable, porteuse d’un certain pouvoir : directeur de la police des polices pour l’un, professeur d’université pour l’autre. Dans les deux cas, ce contre-héros est marié, apparemment heureux, et a des enfants avec son épouse légitime : il incarne, non seulement la masculinité toxique, mais l’ordre social en général — dont il s’agit de montrer la face cachée. Dans les deux cas, ce personnage a une vie extra-conjugale, secrète et hautement délétère, génératrice d’une forme d’emprise. Dans les deux cas, les épouses trompées et les femmes de l’ombre devront parcourir un chemin difficile pour sortir de leur condition de victime. Dans les deux cas, un couple lesbien est mis en scène, comme s’il fallait suggérer que c’est là une manière sûre de se soustraire à la domination masculine. Dans les deux cas, une femme forte, juge d’instruction ou psychologue près des tribunaux, œuvre à la manifestation de la vérité. Dans les deux cas enfin, le coup de théâtre final se devine plus ou moins nettement en cours de route, comme l’accomplissement nécessaire d’un chemin d’émancipation féminine.

Ces deux romans ne sont pas pour autant des livres à thèse, lourdement démonstratifs : ils offrent une véritable intrigue et des personnages crédibles. Comme un papillon, qui est plus dense et court qu’On ne sait rien de toi, s’achève même sur le mode du thriller. Mais de part et d’autre, le cœur du propos est bien la prise de conscience, non pas des hommes, indécrottables, mais des femmes, qui devront en payer le prix.

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Fabrice Tassel
On ne sait rien de toi

La Manufacture de livres
2025

Christophe Molmy
Comme un papillon

La Martinière
2025

Lune froide sur Babylon

Littérature américaine
Par François Lechat

Il y a deux dimensions dans les romans de Michael McDowell publiés par Monsieur Toussaint Louverture. D’une part, une dimension réaliste, presque matérialiste, avec des rapports de force, des conflits familiaux, de l’âpreté au gain, des conditions de vie difficiles. D’autre part, une dimension fantastique, avec des métamorphoses, des dons improbables, des fantômes, des êtres à mi-chemin de l’humanité et de l’animalité.

La saga Blackwater, le chef-d’œuvre de l’auteur, mêle les deux dimensions de manière particulièrement habile. Les Aiguilles d’or, elles, relevaient de la veine réaliste, tandis que Katie, plaisant mais moins réussi, lorgnait franchement vers le fantastique. Lune froide sur Babylon joue à nouveau sur les deux registres, mais paraît faible en comparaison des premiers titres cités. La part réaliste de l’intrigue, entre pulsions sexuelles et intérêts financiers, est solide mais sans réelle surprise, tandis que la dimension fantastique, très bien mise en scène, devient un peu répétitive à la longue. J’ignore ce qui a guidé l’éditeur dans la programmation de sa « Bibliothèque Michael McDowell », mais après un double début en fanfare (Blackwater et Les Aiguilles d’or, en 2022 et 2023), la qualité des titres s’amenuise. Il reste qu’on lit Lune froide à Babylon avec plaisir grâce au style direct et concis de l’auteur, et que la couverture du volume est toujours une réussite chez Monsieur Toussaint Louverture.

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Michael McDowell
Lune froide sur Babylon

Éditions Monsieur Toussaint Louverture
2024

Permission

Littérature américaine
Par François Lechat

Il me semble qu’il y a un malentendu à propos de ce roman. La critique, très favorable, en retient volontiers le traitement de l’intimité, de la sexualité, des rituels propres à l’univers du sado-masochisme. Et de fait l’héroïne, jeune actrice qui cherche à percer à Los Angeles, est en proie au désir masculin et va être initiée aux pratiques de domination et de masochisme au détour d’une aventure amoureuse. Mais tout cela reste en fait très sage, essentiellement cérébral, et le livre est surtout de type psychologique. Avec une place aussi importante faite aux parents (un père disparu, une mère assez dysfonctionnelle) qu’à la vie intime, et ces notations subtiles mais un peu mystérieuses qui sont fréquentes dans les romans américains d’un certain niveau. Le plus intéressant, ici, est la démystification du sado-masochisme, qui apparaît comme un rituel très codifié, sans risque ni excès, demandé par des hommes doux et sensibles qui ont paradoxalement besoin d’obéir à une dominatrice pour se sentir aimés, désirés, considérés. Le roman aurait été plus fort, à mon avis, s’il s’était rapidement et résolument centré sur ce thème, au lieu d’en brasser d’autres qui sont plus convenus. Et s’il était doté d’un peu de suspense, de rebondissements, plutôt que de cultiver un style introspectif. Il est quand même très exagéré d’écrire, comme le fait l’éditeur, que « dans un Los Angeles de sexe et de pouvoir dont le décor s’effrite, Saskia Vogel nous emporte au plus profond des intimités émotionnelles et met son écriture […] au service d’une exploration inédite de désirs extrêmes ». Il reste, comme je l’ai dit, la découverte d’un univers rarement traité dans la littérature de qualité depuis la fameuse Vénus à la fourrure de Sacher-Masoch.

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Saskia Vogel
Permission

Traduction : Valérie Le Plouhinec
Éditions de La croisée
2025

La Gloire de Notre-Dame

Essais, Histoire
Par François Lechat

Vu son ampleur (plus de 400 pages, avec les illustrations, les notes et l’index des noms propres), ce livre a certainement été entamé avant l’incendie qui a ravagé la cathédrale de Notre-Dame de Paris le 15 avril 2019. On imagine donc l’émotion de l’autrice devant ce qu’elle appelle cet « événement monstre », qu’elle évoque de manière à la fois sensible, savante et discrètement ironique dans sa préface – car l’entreprise de reconstruction a donné lieu à une de ces comédies humaines dont les élites françaises ont le secret.

« La Gloire de Notre-Dame » est à la fois le titre de l’ouvrage et celui de sa première partie, qui restitue la place de la cathédrale dans l’évolution de l’architecture, dans la vie religieuse française et dans la culture littéraire et picturale. On y suit les avatars d’un lieu tantôt central tantôt en crise, qui a été objet de soins, de convoitise et de jalousie tout au long des siècles.

La deuxième partie du livre, la plus passionnante à mes yeux (mais c’est affaire de perspective), inscrit l’histoire de Notre-Dame dans les tensions entre « Le Pouvoir et le Sacré », entre l’affirmation de l’autorité royale ou républicaine et l’ambition dominatrice de l’Eglise. C’est l’occasion de revisiter l’histoire de la laïcité française du Moyen Age à nos jours et de découvrir l’extraordinaire ambiguïté de ces relations entre pouvoir profane et pouvoir religieux, chacun d’entre eux étant loin d’être monolithique.

La troisième partie enfin, la plus vivante et la plus surprenante, est consacrée à « Viollet-le-Duc le mal-aimé ». On y découvre dans sa complexité ce personnage méconnu d’architecte restaurateur, au caractère bien trempé mais maladroit, et dont la carrière fut tout sauf un long fleuve tranquille. Ici encore, c’est un certain fonctionnement des élites culturelles qui transparaît sous une mine d’informations.

Vous l’aurez compris, ce livre est incontournable si vous vous intéressez à Notre-Dame, ou aux relations entre pouvoir profane et pouvoir religieux en France. Mais il se mérite : écrit dans une langue dense et impeccable, il demande un effort de lecture et s’adresse à un public qui connaît une partie au moins du vocabulaire architectural et religieux inhérent à un tel sujet. Ce qui ne doit pas empêcher d’apprécier des détails, comme le fait que la flèche qui s’est effondrée en 2019 pesait à elle seule 750 tonnes…

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Maryvonne de Saint Pulgent
La Gloire de Notre-Dame

Éditions Gallimard
2023

Les éclats

Littérature étrangère (USA)
Par François Lechat

Dans American Psycho, Bret Easton Ellis mettait en scène un psychopathe qui virait au tueur en série ultra-sadique alors qu’il avait tout pour lui, jeunesse, argent et beauté. De manière surprenante, l’auteur expliquait à l’époque que ce livre parlait de lui, ce qui a ajouté au scandale qu’il avait provoqué.

Avec Les éclats, Bret Easton Ellis propose un récit moins brutal, moins glauque (tout en étant quand même gratiné), mais il ne change pas de thème. Dans ce qu’il présente comme des souvenirs authentiques, il raconte quelques mois de sa vie de fin de lycée, à l’époque où, dans un Los Angeles de rêve, un mystérieux Trawler enlève et tue des jeunes gens et pourrait bien s’avérer être un des élèves de cet établissement de riches, un certain Robert Mallory dont le comportement et le passé sont troublants. C’est donc en victime potentielle et de plus en plus angoissée que Bret Easton Ellis se dépeint, en maintenant jusqu’au bout le suspense quant à l’identité du Trawler. Ce qui nous vaut quelques pages hautement déstabilisantes, car après tout personne n’est à l’abri d’un excès d’imagination, surtout un aspirant écrivain comme l’est le narrateur.

Ce qui frappe le plus, dans ces 900 pages, c’est la lenteur savamment orchestrée de la montée en tension. Car ce thriller est freiné par une foultitude de détails, tenues vestimentaires, chansons, itinéraires en voiture, prises de drogues et autres psychotropes…, qui forment le quotidien d’une bande de privilégiés liés de près ou de loin à Hollywood, vivant sous un soleil éclatant. Tous sont pris dans des jeux d’apparence, dans le conformisme de grands adolescents goûtant aux plaisirs frelatés de l’âge adulte, dont l’alcool, la drogue et le sexe, détaillés ici par le menu. Seul le narrateur reste à distance, trop conscient de ses propres mensonges (il sort avec une fille mais est obsédé par les garçons) et du danger qui monte. D’où une tension à la fois croissante et délayée, une succession d’avertissements glaçants accompagnée d’une introspection maniaque, angoissée, qui ralentit le récit tout en nous ramenant toujours aux mêmes menaces.

C’est virtuose, subtil, touchant, hypnotisant – mais d’autres pensent sans doute qu’il aurait fallu faire plus court.

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Bret Easton Ellis
Les éclats

Traduction : Pierre Guglielmina
Éditions Robert Laffont (Pavillons)
2023

Disponible en 10-18

La matinale

Littérature française
Par François Lechat

Par certains côtés, ce roman est un polar. Car on se demande ce qui a pu conduire une journaliste vedette, présentatrice de la matinale télévisuelle la plus suivie de France, à se retrouver face à un psychiatre et peut-être bientôt en prison. Mais par d’autres côtés, ce roman paru dans la collection blanche de Gallimard est un récit psychologique, sociologique et humoristique.

En racontant sa vie à un psychiatre qui doit décider si elle était responsable de ses actes au moment où elle a commis un délit pénal, la narratrice prend de la distance avec elle-même, aidée en cela par le mutisme moqueur de son vis-à-vis. Mais elle doit aussi se faire comprendre, partager ses émotions, expliquer les péripéties qui, partant d’une situation familiale et professionnelle idéale, l’ont fait lentement basculer, jusqu’à tomber dans le burlesque. D’où un ton mi-figue mi-raisin qui fait le charme de ce premier roman, tranche de vie dans le milieu des médias accompagnée de subtiles réflexions sur les aléas du désir, le destin des femmes et les bouleversements qui secouent notre époque.

Une jolie réussite, menée tambour battant, dans un style nerveux qui fait confiance à l’intelligence du lecteur.

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Nolwenn Le Blevennec
La matinale

Gallimard
2025

La France d’après

Essais, Histoire…
Par François Lechat

Il y a au moins deux raisons de ne pas rater ce livre passionnant de l’auteur de L’Archipel français. Soit vous vous intéressez à la politique en général et vous vous demandez pourquoi les gens votent comme ils le font. Soit vous suivez la politique française et vous tentez de comprendre les bouleversements qui l’affectent depuis dix ans, avec un président qui ne se proclame ni de droite ni de gauche ainsi que la montée inexorable du RN et la prédominance des Insoumis dans les banlieues.

Dans tous les cas, ce « tableau politique », comme le dit le sous-titre, se lit comme un roman policier : on pourrait dire qu’il y a d’abord l’affaire à élucider, puis l’enquête qui permet de comprendre.

L’affaire, ce sont des dizaines et des dizaines de changements électoraux profonds, documentés de manière très claire et vivante, qui font comprendre à quel point la France politique a changé en quelques décennies (le livre a été achevé en 2023 mais la préface englobe l’élection législative de 2024). Fourquet parcourt le territoire français dans tous les sens et montre que s’il subsiste de fortes traditions politiques locales, les mutations frappent tout le pays.

L’enquête, elle, consiste à corréler les changements électoraux aux transformations des territoires, des métiers, de la démographie, de la vie quotidienne…, et aux appartenances professionnelles, confessionnelles, d’âge, de classe, etc. Le procédé est classique, et d’ordre statistique : il s’appuie toujours sur des chiffres électoraux. Mais la grande force de Fourquet est de descendre dans le détail et de relever une multitude de motifs de vote. On ne vote pas de la même manière selon qu’on est gendarme, fonctionnaire ou militaire ; on vote d’autant plus RN que l’on s’éloigne d’une gare ou d’une ligne de TGV permettant de se rendre au travail ; on modifie son vote parce que des entreprises ont disparu ou se sont installées à proximité de son domicile ; on réagit à des phénomènes médiatisés comme l’insécurité ; on vote d’autant plus à l’extrême droite qu’on a un faible niveau d’instruction ou que l’on dépend de la voiture pour ses déplacements, etc.

La multiplicité des corrélations révélées par Fourquet est stupéfiante, mais elle ne l’empêche pas, pour autant, de souligner des tendances lourdes. Il y a à la fois, dans son livre, du très précis ou du très concret (les centres commerciaux, les fermetures de lits d’hôpital, des films révélateurs de l’époque…) et des règles transversales bien établies, comme l’importance du niveau d’instruction ou la montée de l’individualisme. Un tour de force, donc, servi par une écriture limpide et des centaines de cartes, de tableaux ou de courbes statistiques parfaitement éditées.

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Jérôme Fourquet
La France d’après. Tableau politique

Éditions du Seuil
2023
Disponible aux éd. Points

La guerre par d’autres moyens

Littérature française
Par François Lechat

C’est un roman à clés, mais avec tout un trousseau pour la même serrure… Car le personnage central côté masculin, Dan Lehman, président de la République qui a échoué à se faire réélire, tient de Sarkozy (l’ambition, l’énergie, l’amertume d’avoir été battu), de Hollande (le président de gauche accusé d’avoir mené une politique de droite, l’homme aux deux femmes dont une liée au showbiz), de Jospin (le retrait forcé de la vie politique), de Blum et de Mendès-France (la judéité), de Chirac et de De Gaulle (l’enfant chérie et handicapée), et j’en passe. Et on pourrait faire le même exercice du côté des personnages féminins, autrices ou actrices proches des héroïnes qui bousculent l’ordre établi depuis MeToo.

Les thèmes, quant à eux, sont prenants : impasses de la politique, ambitions dévorantes, domination masculine, violence du monde du cinéma, tension entre la logique du désir et celle de la dignité, spectre de l’âge qui rend les hommes attirants et les femmes hors-jeu… Sans parler du personnage d’Anna, petite fille muette adorée de tous, et de l’addiction à l’alcool, promesse de déchéance.

Le livre est riche, donc. Mais la manière ? Après avoir lu Les choses humaines, j’avais posé la question de la place de la littérature dans les romans de Karine Tuil. L’insouciance m’avait paru d’une grande efficacité narrative au détriment du style, tandis que Les choses humaines commençaient à faire une place à des moments de respiration, de méditation, d’écriture plus travaillée.

Je devrais donc me réjouir du fait que, dans La guerre par d’autres moyens, ces moments se multiplient et donnent de la profondeur au roman. Sauf que… Sauf que, d’une part, le déséquilibre s’est inversé. Trop de commentaires, trop d’introspection, pas assez d’événements, de rebondissements, d’autant qu’une partie de ces derniers s’avère prévisible. Et sauf que, d’autre part, toutes ces réflexions sur les enjeux propres à notre temps sont, pour moi, assez convenues, très justes mais précisément déjà lues, déjà vues. Et j’en dirais de même pour l’alcool, dont les ravages ne sont pas une découverte.

On ne peut pas reprocher à un roman d’être féministe, social, bienveillant à l’égard des modestes et critique à l’égard du monde du cinéma, des médias et de la politique, ces lieux de pouvoir impitoyables. Mais fallait-il dire tout cela, ou le laisser entendre, le faire découvrir par l’action plutôt que par le discours ?

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Karine Tuil
La guerre par d’autres moyens
Éditions Gallimard
2025

La faille

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Policiers et thrillers (France)
Par François Lechat

La lecture de ce thriller a été pour moi une expérience assez étonnante.

J’ai d’abord été frappé par ses faiblesses. Une intrigue assez convenue, pendant un tiers du livre au moins ; des petites maladresses d’écriture ; des considérations psychologiques banales sur les situations d’ordre privé vécues par les protagonistes, à savoir une équipe de flic soudés par des liens conjugaux ou amicaux.

Puis, progressivement, l’enquête se complexifie, des personnages plus originaux apparaissent, l’envie d’en savoir plus s’installe définitivement. Parallèlement, une des situations d’ordre privé qui affectent ces policiers prend de l’épaisseur et se transforme en dilemme moral et en antagonisme social. L’écriture reste sans génie, mais les dialogues et les mises en scène sont efficaces.

La progression finale, quant à elle, est assez bluffante, horrifique et prenante. Et la fameuse situation privée devient un révélateur de notre époque. On lâche donc ce livre avec difficulté, en devant reprendre sa respiration et en se disant qu’on n’a pas perdu son temps. Même si resserrer le tout (plus de 500 pages quand même) aurait été une bonne idée.

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Franck Thilliez
La faille

Éditions Fleuve noir
2023
Disponible en Pocket

Bien-être

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Littérature étrangère (USA)
Par François Lechat

Résumé au plus court, le propos est modeste : la destinée d’un couple installé à Chicago, des années 1990 à aujourd’hui. Mais déployée dans toute son ampleur – 660 pages de récit et une bibliographie scientifique de huit pages –, l’entreprise est époustouflante : j’ai rarement vu des personnages et leur époque passés au scalpel avec une telle richesse d’analyse et d’information, qui n’empêche pas l’humour et l’émotion.

Au départ, elle et lui tombent amoureux de la manière la plus romantique, après des mois à s’épier d’une fenêtre à l’autre et dans une belle alchimie de jeunes intellectuels, lui professeur de photographie à l’université et elle psychologue dans un laboratoire spécialisé dans l’effet placebo. À l’arrivée, chacun de ces points de départ aura révélé tout son arrière-fond destructeur, entre sagas familiales typiquement américaines, adhésion aux manies de notre temps et impacts délétères des recherches menées sur les placebos. Au passage, le snobisme du monde intellectuel en prend un coup (savoureuse description des circonstances dans lesquelles notre héros fonde malgré lui un courant photographique révolutionnaire), ainsi que le politiquement correct à l’américaine. Mais les courants réactionnaires sont aussi épinglés, au travers d’un irrésistible personnage secondaire.

La bibliographie impressionne par sa diversité, mais son évocation en cours de récit est toujours empreinte d’ironie et engendre un effet de scepticisme : des connaissances scientifiques aussi fines et précises sur nos comportements paraissent forcément mensongères, sans quoi nous serions des robots. La vérité réside plutôt dans les généalogies familiales, qui trahissent le cynisme et la dureté dans lesquelles l’Amérique s’est édifiée.

Il est impossible de faire sentir la richesse de ce roman en quelques lignes. Il s’adresse évidemment à un public cultivé, qui acceptera la longueur de certains flash-backs et appréciera la profondeur de champ de l’écriture : elle est toujours allègre et vivante, mais nourrie d’une impressionnante culture psychologique et sociologique.

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Nathan Hill
Bien-être

Traduction : Nathalie Bru
Éditions Gallimard
2024

L’heure bleue

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Policiers et thrillers
Par François Lechat

C’est le troisième roman de Paula Hawkins que je lis (sur cinq déjà parus), et je crains que ce soit le dernier. Non qu’il soit mauvais, loin de là. Il se laisse lire de manière fluide, il installe un certain suspense, il comporte des chapitres réussis. Mais il n’apporte rien de neuf par rapport à La fille du train ou à Celle qui brûle.

Le problème de Hawkins est qu’elle s’enferme dans ses procédés : abondance de flashbacks, extraits de correspondance ou de journal intime, personnages cabossés porteurs d’un secret, intrigues de thriller donnant lieu à des considérations psychologiques, moments d’accalmie après une explosion de violence… En l’occurrence, tout cela ralentit l’intrigue, la dilue, fait sans cesse retomber la tension. Sans que l’héroïne, une artiste de renommée mondiale à la personnalité torturée, soit assez originale pour marquer le lecteur.

Les personnages secondaires sont plus intéressants, surtout l’un d’entre eux, et l’atmosphère des lieux, une île écossaise battue par les vents, est bien rendue. Mais tout cela paraît assez fabriqué, calculé. Il manque à Hawkins, soit du lâcher-prise, soit assez de méchanceté pour oser un livre qui dérange.

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Paula Hawkins
L’Heure bleue

Sonatine
2024

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