Le pain perdu

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Essais, Histoire
Par Catherine Chahnazarian

Ce récit autobiographique, Edith Bruck le livre dans l’urgence. Sa vue diminue, sa mémoire risque de commencer à la lâcher ; elle tient à reparcourir l’ensemble de sa vie avant qu’il ne soit trop tard. Elle a déjà beaucoup écrit et beaucoup témoigné, mais elle refait dans Le pain perdu le périple qui l’a menée à Rome et à s’installer en Italie. Née en Hongrie, en 1931, juive, elle a fait l’expérience de la déportation, des camps de concentration. Puis elle a connu cette terrible déception, à la Libération, de ne pas être comprise, de ne plus faire tout à fait partie de la société, plus comme avant ; et de savoir ce que le mot « liberté » veut dire alors que le vivre n’est pas si facile. Elle a croisé différentes cultures, vécu la vie errante d’une artiste de spectacle, puis trouvé le pays où elle se sentira bien, et l’amour de sa vie.

Investie d’une mission de mémoire, elle est une de ces femmes qui se moquent des cases dans lesquelles on veut les mettre. Elle jette ici brièvement (148 pages) les éléments essentiels qui l’ont constituée et décrit son sentiment de dédoublement quand elle reçoit des honneurs, ne pouvant être tout à fait ce personnage-là, cherchant à rester aussi la petite fille aux pieds nus qu’elle fut il y a plus de quatre-vingts ans.

J’ai cru lire d’une traite ce récit sans pathos et sans fioritures inutiles, mais j’ai dû faire une pause page 63 (« raconte-le, si tu survis »), à son arrivée en Israël, après être passée de camp de transit à camp de transit, puis quand quelqu’un, enfin, s’intéresse à ce qu’elle écrit.

Le pain perdu est le livre d’une femme responsable d’elle-même. Et si, après ou avant de la lire, vous avez envie de mieux la connaître et que vous comprenez l’italien, essayez ce documentaire d’une heure, fait sur et avec elle, où elle est absolument merveilleuse.

*

Edith Bruck
Le pain perdu
Éditions du Sous-sol (Seuil)
Traduction de l’italien : René de Ceccatty
2022

Disponible chez Points

Le Train des enfants

Viola Ardone, Le Train des enfants, Albin Michel, 2021

– Par Sylvaine Micheaux

Automne 1946, Naples. L’Italie a perdu la guerre, et la région de Naples est plus pauvre que jamais. Les familles miséreuses ont faim et les représentants de la section communiste locale mettent en place un train qui va emmener des jeunes enfants faméliques du Sud passer 6 mois dans des familles d’accueil de la section communiste du Nord (région de Bologne-Modène). Le but est de les éloigner quelques mois de la misère, après des années de guerre, de peur et de faim, de bien les nourrir pour leur « refaire une santé », et de les gâter un peu.

Amerigo est un de ces enfants, 7 ans, presque 8, élevé par sa seule mère, son père étant parti faire fortune aux USA et ayant oublié de revenir. Il est un petit chiffonnier des rues, ne va plus à l’école car il n’aime ni lire ni écrire, même s’il adore le calcul et la musique, et sa maman a trop besoin de son aide.

Il part avec des centaines d’autres, qui meurent tous de peur car, croient-ils, on ne les emmène pas dans le Nord du pays, mais vers la Russie communiste, chez des Russes qui vont ou les manger tout crus ou leur couper les mains ou les cuire au four. Mais après tant d’angoisse, ils arrivent bien tous à Bologne, et Amerigo se retrouve chez une jeune femme seule et sans enfants. Il va enfin retourner à l’école, manger à sa faim et se retrouver dans un petit cocon protecteur. Mais comme prévu, six mois plus tard, malgré la joie de revoir les siens, c’est le retour à la pauvreté, l’arrêt de l’école et de la musique. Comment Amerigo et tous ces enfants à qui on a fait toucher du bout des doigts une autre vie, plus facile, vont-ils le supporter ? Comment refaire le grand écart dans l’autre sens ?

C’est Amerigo qui raconte son histoire, avec des mots vifs d’enfant des rues plein d’humour — et de tristesse parfois –, avec la gouaille d’un petit poulbot napolitain. On se laisse embarquer par cette histoire basée sur des faits réels, ce train ayant vraiment existé. Un vrai plaisir de lecture.

Catégorie : Littérature italienne. Traduction : Laura Brignon.

Liens : chez l’éditeur.

Le désert des Tartares

Noël 2021
Offrir, lire ou relire de grands classiques

Dino Buzzati, Le désert des Tartares, Rizzoli, 1940, Robert Laffont, 1949

— Par Anne-Marie Debarbieux

C’est dans le contexte d’un travail de journaliste voué à des tâches plus monotones qu’exaltantes que Buzzati compense l’ennui par l’écriture : il produit ainsi en 1949 le premier et le plus célèbre de ses romans en transposant dans un autre univers la grisaille de sa propre vie.

Le lieutenant Drogo, fraîchement émoulu de l’académie militaire, est affecté à la garde du fort Bastiani situé à l’extrémité nord du pays : dans un paysage austère et désolé où le climat est rude, il faut surveiller le désert des Tartares d’où pourraient surgir d’éventuels ennemis. Inexplicablement, Drogo, que l’on imaginerait brûlant de quitter au plus vite ce poste sans attrait, est comme fasciné malgré lui par ces lieux où il n’y a rien d’autre à faire qu’attendre une improbable alerte. De quoi décourager pourtant un jeune officier fougueux en début de carrière !

Drogo, au fil du temps, va tomber dans le piège de l’immobilité : 30 ans après son affectation, il est toujours envoûté par le fort Bastiani, il est monté en grade tandis que les effectifs, eux, se sont réduits progressivement et qu’autour de lui les compagnons se sont succédé. Il n’est pas vraiment heureux, l’attente est sa seule raison de vivre et la routine demeure le fil qui ponctue le temps. En réalité il a regardé passer sa vie sans en être vraiment conscient. L’attente de l’événement improbable lui a fait oublier que « le temps perdu ne se rattrape guère… le temps perdu ne se rattrape plus ».

Méconnaître le temps qui passe, c’est effacer la conscience que toute vie a son terme et que le destin fixe l’échéance et les modalités de la fin de l’aventure.

Héros ? Antihéros ? Drogo incarne, dans un contexte qui n’est pas à proprement parler romanesque puisqu’il ne se passe à peu près rien, un homme qui a attendu toute sa vie l’occasion de justifier tous ses renoncements pour une récompense toujours incertaine.

La réussite de Buzzati dans ce roman inclassable est de capter jusqu’au bout l’intérêt de son lecteur pour ce personnage atypique, plongé dans un univers pesant et étrange mais paradoxalement intemporel et fascinant. Roman psychologique ? Philosophique ? Fantastique ?

Drogo est-il avant tout prisonnier d’un lieu, est-il prisonnier de lui-même, du destin ? Le titre lui-même invite à plusieurs lectures.

Catégorie : Littérature italienne. Traduction : Michel Arnaud.

Liens : chez l’éditeur.

Un jour viendra

Giulia Caminito, Un jour viendra, Gallmeister, 2021

— Par François Lechat

Attention, chef-d’œuvre ! – un chef-d’œuvre à ne pas manquer si vous aimez la littérature, l’histoire et la pâte humaine. Je vous cite d’abord la première phrase, pour vous mettre en appétit : « On l’appelait l’enfant mie de pain parce qu’il était le fils du boulanger et qu’il était faible, il n’avait pas de croûte, laissé à l’air libre il moisirait… »

Tout le roman est écrit sur ce ton, avec une grande liberté stylistique mise au service de l’évocation et de l’émotion. Et c’est d’autant plus efficace que les thèmes lourds de sens ne manquent pas. Intimistes, d’une part : la famille, le secret, la fratrie, la filiation, la honte, le mensonge, le désir, la folie, l’envie, le viol… Et de grand angle, d’autre part : la Grande Guerre, la religion, l’exploitation, l’anarchisme, la grippe espagnole… (deux chapitres saisissants sur 14-18 et sur l’épidémie qui a suivi). Avec, pour le public francophone, un double dépaysement : temporel, comme on l’a compris, mais aussi spatial, et même civilisationnel, le récit étant centré sur un village pauvre et reculé des Marches italiennes. J’ajoute qu’on y trouve une abbesse venue du Soudan et un prêtre pathétique de faiblesse, au sein d’une galerie de personnages qui, aussi secondaires soient-ils parfois, sont formidablement croqués.

Je me répète : si vous aimez la littérature, l’histoire et la pâte humaine, ne manquez pas ce roman exigeant mais d’une rare qualité. Encore une phrase prise au hasard pour vous en convaincre : « Au mariage de sa sœur Agata qui avait épousé un paysan comme de rigueur, elle avait vu sa future belle-mère la dévorer des yeux, comme on convoite un objet pour l’enfermer ensuite à la cave. »

Catégorie : Littérature italienne. Traduction : Laura Brignon.

Liens : chez l’éditeur.

La vie mensongère des adultes

Elena Ferrante, La vie mensongère des adultes, Gallimard, 2020

Par François Lechat.

J’avais beaucoup aimé, et admiré, le cycle de L’amie prodigieuse. Je n’ai donc pas voulu manquer ce nouveau roman de Ferrante, qui connaîtra de toute évidence une suite.

A bien des égards, on la retrouve ici telle qu’on l’a quittée : Napolitaine, féministe, fine observatrice des émois intimes et de l’ambivalence des sentiments et des relations, ambivalence symbolisée par un bracelet que tout le monde s’arrache. En outre, il s’agit à nouveau d’une histoire de filles qui aspirent et hésitent à sortir de l’enfance.

Mais l’arrière-plan social, cette fois, n’a pas de relief particulier, alors que L’amie prodigieuse parvenait à différencier chaque rue, chaque métier, chaque manière de parler. Et les enjeux sont plus classiques : la laideur, l’amour, le couple, la sexualité, cette dernière étant assez envahissante et traitée sur un mode vériste. Il en résulte un texte prenant, avec des temps forts et des scènes réussies, mais que l’on peut trouver assez convenu ou trop bavard. « La vie mensongère des adultes » n’est pas un thème nouveau : les héroïnes de Ferrante ne sont pas les premières à découvrir que leurs parents jadis adulés ont leurs petits secrets et leurs grands mensonges. Et que les cibles de cette désillusion soient des enseignants ou des intellectuels ne change rien à l’affaire : il est un peu facile d’opposer leurs phrases grandiloquentes à leurs faiblesses intimes.

Il reste que ce roman se situe au-dessus de la moyenne grâce à une formidable capacité d’analyse et d’expression, ainsi que grâce à un beau personnage, une tante flamboyante et revêche. Je lirai sûrement les autres volumes, mais je n’en attends pas le même plaisir que du cycle précédent.

Catégorie : Littérature étrangère (Italie). Traduction : Elsa Damien.

Liens : chez l’éditeur. Toutes nos critiques d’Elena Ferrante sont rassemblées à la lettre F du classement par auteur.

L’épidémie

Alberto Moravia, L’épidémie, Esprit, 1947

Par Patrick Poivre.

L’objectif de Moravia, antifasciste notoire (il a dû fuir et se cacher durant la seconde guerre mondiale), était de dénoncer les comportements de ses contemporains prompts à tolérer le fascisme. En usant d’une métaphore médicale, il consacre dans sa nouvelle le statut d’épidémie de la peste brune et décrit avec précision les petits et grands arrangements nécessaires de tout un chacun pour vivre avec. L’habileté, me semble-t-il, est qu’il a choisi de décrire autant la posture des malades que celle des soignants, soulignant ainsi le fait que le fascisme se nourrit de la lâcheté de tous. Au-delà du titre, c’est bien sûr l’évocation de la posture médicale qui vient faire écho à la pandémie actuelle du Covid 19, en ce sens qu’elle s’applique bien aux luttes de pouvoirs en cours entre l’académique, le scientifique, le médical, le politique et les médias. Mais la métaphore fonctionne aussi dès lors qu’on analyse le comportement du malade, esseulé dans son épreuve : il est bien obligé de se composer une attitude à la fois à titre personnel mais aussi socialement, même si, aujourd’hui, on est obligé de constater qu’il n’existe pas en dehors de la description technique de sa maladie, les considérations scientifiques que les autorités en ont et la comptabilité macabre qui la caractérise. La maladie est politique (on commence seulement à prendre en compte ces dernières années ses dimensions sociales) et il n’est pas inutile de rappeler l’engagement à gauche de Moravia.

Bravo à la traduction de Juliette Bertrand : on perçoit bien la voix intérieure de l’auteur.

Catégories : Redécouvertes, Nouvelles et textes courts (Italie).

Liens : le texte au format PDF ; texte et article sur le site d’Esprit ; et plus sur le numéro de mars 1947.

Hommage à Milena Agus

Hommage à Milena Agus

Par François Lechat.

Curieusement, c’est la France qui a porté chance à Milena Agus. Son premier roman, Quand le requin dort, a connu moins de succès en Italie en 2005 que la traduction française de son deuxième livre, Mal de pierres, qui a frappé la critique hexagonale en 2007 et, par contrecoup, a séduit le public italien puis mondial. La réalisatrice Nicole Garcia en tirera un film en 2016, avec Marion Cotillard dans le rôle principal.

Milena Agus est aujourd’hui traduite dans 26 pays, alors que toute son œuvre est étroitement située : née à Gênes d’une famille sarde, elle est retournée en Sardaigne à l’âge de dix ans et n’a plus jamais quitté son île. Tous ses romans se déroulent à Cagliari, où elle enseigne, ou dans les environs, et sont profondément ancrés dans leur terroir.

Milena Agus, pourtant, nous épargne les fastidieuses descriptions des romans provinciaux. Elle évoque à peine les lieux et leurs noms, elle ne restitue jamais un folklore : elle écrit comme si elle appartenait encore à une terre aride, à un ciel pur, à une époque reculée, à un village comme on n’en fait plus. Chez elle, tout est dans le ton, légèrement candide, à la limite du conte de fées, empli de nostalgie, de sagesse et d’étonnement. Sa langue est légère et intemporelle, et rend surprenante l’apparition d’outils technologiques typiquement contemporains comme le téléphone portable.

Dès les premières phrases d’un roman de Milena Agus, on se sent transporté ailleurs, dans un lieu suspendu appelé littérature. C’est que les personnages, tout en étant profondément enracinés, sont des archétypes, auxquels on accolerait volontiers des majuscules. Les femmes sont plus féminines que chez d’autres auteurs, les hommes plus masculins, les enfants plus infantiles, les vieillards plus âgés : tous sont dépouillés de la moindre banalité, tous sont extrêmes, surprenants, en proie à des manies, des obsessions, des idées fixes, des espoirs et des désespoirs infinis. Dans chaque roman de Milena Agus, certains ne rêvent que de partir, ou s’en vont – surtout les jeunes, ou les hommes –, tandis que d’autres sont rivés à leur place.

     

Lire la suite « Hommage à Milena Agus »

Je reste ici

Marco Balzano, Je reste ici, Philippe Rey, 2018

Par Jacques Dupont.

Je reste ici, ou l’histoire intime d’une petite famille du Haut Adige, à Curon, village voué à être noyé sous un barrage inutile. La région est un éclat, presqu’une écharde de l’empire austro-hongrois. De langue allemande, elle fut annexée par l’Italie après la guerre de 14. Les fascistes tentèrent de l’italianiser, et les nazis enchaînèrent dans la germanisation, avec une violence égale. Le roman est rédigé à la première personne, par la mère, et est adressé à une enfant disparue, emportée dès avant-guerre par les remous de l’Histoire. Une bien belle histoire, qui se clôt à l’aube des années 50, racontée avec simplicité et émotion. Il y est question de frontières, de la force et de l’impuissance de la parole, de la violence du pouvoir. On sent l’ombre portée de la Mittel Europa, disparue à jamais, et à la fois tellement présente.

Catégorie : Littérature étrangère (Italie). Traduction : Nathalie Bauer.

Liens : chez l’éditeur.

Le Soleil des rebelles

Luca di Fulvio, Le Soleil des rebelles, Slatkine & Cie, 2018

Par François Lechat.

Curieusement, c’est L’Obs qui m’a donné envie d’acheter ce livre. Je dis « curieusement », car au cours de sa critique très élogieuse le journal n’a pas précisé un point essentiel : ce très bon roman dans son genre est un roman de genre, que je rangerais dans la littérature jeunesse. Je sais que c’est un peu fort pour un pavé de 630 pages, mais je ne vois pas comment le qualifier autrement. Car cette histoire, prenante dès la première page, menée tambour battant, avec tout ce qu’il faut de suspense, d’action, d’émotion (une jolie scène d’amour, entre autres) et de rebondissements, reste en même temps terriblement conventionnelle, pour ne pas dire prévisible. Il y a de belles inventions, dont Hubertus, un rat qui prend une certaine importance au début du récit, et Emöke, une femme victime qui devine l’avenir et connaîtra un deuxième amour. Mais les nobles sont soit cruels soit faits pour régner, les femmes sont aimantes et dévouées, le curé est généreux mais couard, le chef des rebelles a un grand cœur, le héros apprend à surmonter ses faiblesses, l’amour frappe même la brute la plus sanguinaire… Tout cela n’est pas grave si l’on prend ce roman pour ce qu’il est, un récit d’aventures haut en couleur, à lire par pur divertissement, comme le synopsis d’une série télévisée. A recommander aux ados, qui prendront plaisir à voyager dans le temps (le 15e siècle) et l’espace (dans le saint empire romain germanique).

Catégorie : Littérature étrangère (Italie). Traduction : Françoise Brun.

Liens : chez l’éditeur ; la critique de L’Obs.

La vie parfaite

Silvia Avallone, La vie parfaite, Liana Levi, 2018

Par Sylvaine Micheaux.

Un roman que j’ai vraiment aimé, attachant mais dur.

Nous sommes à Bologne, de nos jours, dans la cité des Lombriconi (des lombrics), deux immenses barres très longues entourées de sept tours. Cette cité, on y nait et on y reste, ou on y arrive suite à des accidents de la vie. Rosaria était douée pour l’école, allait faire des études, mais elle croise un beau gosse, un voyou (la Mafia n’est jamais loin). À 17 ans, elle est enceinte d’Adèle et bientôt de Jessica, et son mari se retrouve en prison. Même si elle doit se tuer au travail, ses filles feront des études et auront une vie parfaite ! Mais l’histoire se répète pour Adèle et ce roman commence quand celle-ci accouche dans des circonstances terribles. Va-t-elle garder cet enfant ?

Dans les beaux quartiers, il y a Dora, la prof de littérature, et Fabio, l’architecte. Tout semble aller bien pour eux mais la vie ne leur a pas fait de cadeaux non plus et leur couple se déchire dans l’impossibilité d’avoir un enfant.

Les deux mondes se croisent mais ne se mélangent jamais. Il y a beaucoup de personnages, de portraits d’ados et d’adultes, sans concession mais attachants. Ils aspirent au bonheur (pour eux ou leur famille) — quand ils n’ont pas déjà abandonné tout espoir.

Un roman réaliste, très humain, où les hommes n’ont pas toujours le beau rôle, où on retrouve les mamas italiennes qui se battent comme elles peuvent pour leurs enfants. Car le thème principal est la maternité, follement désirée ou au contraire subie.

Une belle chronique sociale, sans pathos.

Catégorie : Littérature étrangère (Italie). Traduction : Françoise Brun.

Liens : chez l’éditeur.

L’amie prodigieuse (la tétralogie)

Elena Ferrante, « L’Amie prodigieuse » (L’amie prodigieuseLe nouveau nomCelle qui fuit et celle qui resteL’enfant perdue), Gallimard, 2014-2018

Par François Lechat.

J’ai enfin terminé la saga en quatre tomes d’Elena Ferrante, « L’amie prodigieuse ». Et je confirme : cette tétralogie mérite les superlatifs et le succès qui l’entourent. Personnellement, j’ai ressenti une légère baisse d’intérêt à deux moments, pendant quelques chapitres du deuxième tome et du quatrième tome. Mais d’autres auront sans doute eu l’impression inverse : ces chapitres sont ceux dans lesquels la narratrice, Elena, se focalise sur son amour pour le beau et ténébreux Nino, ce qui rend le roman moins social et moins choral, mais plus fort pour qui aime les intrigues intimistes.

Il reste qu’à mes yeux, le mérite le plus éclatant de Ferrante est de nous offrir une suite ininterrompue de péripéties romanesques rehaussée d’un sens inouï des stratégies sociales, des codes, des espérances et des comportements d’une foule de micro-sociétés finement stratifiées, subtilement hiérarchisées selon les quartiers, les métiers, les familles, les sexes…, et qui ne cessent d’interagir et de se juger. Il y a du Balzac et du Proust chez Ferrante, un art consommé de nous rendre complice des moindres détails par lesquels chacun tente de conserver sa position, son honneur, son image, sa situation, ses idéaux. Ou des moindres détails par lesquels certains s’efforcent de changer de position, en y parvenant ou pas, ou en arrivent à trahir et à se trahir. Parmi les dizaines de personnages qui peuplent cet univers foisonnant, et dont Ferrante nous rappelle toujours finement la situation, chaque lectrice et chaque lecteur aura ses préférés, de même que chacun préférera telle ou telle époque.

Au final, et sans rien déflorer, les deux héroïnes auront fait un chemin inverse. Lila, « l’amie prodigieuse », l’enfant revêche dotée de talents hors normes, sera la proie du destin parce qu’elle a tourné sa colère contre son quartier, parce qu’elle n’a pas voulu rompre vraiment avec sa condition, espérant pouvoir changer le monde plutôt qu’elle-même. Elena, au contraire, bien moins douée sinon moins jolie, réussira son ascension sociale mais au prix de mille ruptures, et en doutant toujours de sa légitimité, elle qui est bien consciente de rester une forte en thème, une besogneuse. Par-delà le tourbillon des événements et des sentiments, sur fond d’Italie gangrenée par la mafia et la corruption, c’est une question théologique qui sous-tend la saga de Ferrante, celle consistant à savoir si l’on se sauve par la grâce, comme Lila devrait pouvoir le faire, ou par les œuvres, comme le tente Elena. Mais cette question n’est jamais formulée : tout passe par le récit, ou par le dialogue qu’Elena entretient avec sa propre histoire, et qui reste romanesque de bout en bout, jamais pédant. Avec un final quelque peu pervers et d’une grande beauté, qui ne déçoit pas alors que le lecteur, cent fois, se demande comment l’auteure parviendra à clore un tel cycle.

Catégorie : Littérature étrangère (Italie). Traduction : Elsa Damien.

Liens : chez l’éditeur, le tome I, le tome II, le tome III, le tome IV  ; les critiques de François Lechat des tomes I et II.

Ailleurs

Dario Franceschini, Ailleurs, Gallimard, collection L’Arpenteur, 2017

Par François Lechat.

C’est bien connu, en tout cas en France : on ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments. Cette maxime n’a peut-être pas cours en Italie, où l’actuel ministre de la Culture a publié en 2011 ce court roman joliment publié dans une des plus élégantes collections de Gallimard (ce qui compense les petites fautes de la traductrice). L’histoire est banale, à certains égards, mais bien faite aussi pour voyager dans l’esprit et dans l’espace. Dans un village près de Ferrare, le notaire Ippolito Dalla Libera, un parangon de vertu et de rigueur, révèle à son fils, aussi notaire et aussi coincé que lui, qu’il a eu 52 enfants cachés avec 52 prostituées et que son fils doit les retrouver avant sa mort. S’ensuit une enquête sur la double vie de ce père-la-pudeur, qui conduira évidemment notre héros à découvrir des horizons insoupçonnés et, au travers d’une prostituée au grand cœur prénommée Mila, à s’ouvrir à des sentiments et à des comportements jusque-là inaccessibles. Rien de très original, donc, sauf que l’auteur ménage de véritables surprises, nous offre quelques trouvailles (dont une jolie manière de rédiger des épitaphes), et va jusqu’au bout de sa logique en soignant le style, le tempo, la peinture délicate et complice des découvertes de ce notaire qui nous devient de plus en plus sympathique car nous aimerions bien, nous aussi, retrouver le souffle de la liberté. A lire pour se sentir humain, et pour un sens aigu des détails et des dialogues.

Catégorie : Littérature étrangère (Italie). Traduction : Chantal Moiroud.

Liens : chez l’éditeur.

La plus grande baleine morte de Lombardie

Aldo Nove, La plus grande baleine morte de Lombardie, Actes Sud, 2007

Par Patrick Poivre.

Si vous faites partie de ceux qui n’ont plus ouvert un roman ou un recueil de nouvelles depuis belle lurette, le choc va être rude. Et même si celui-ci est traduit de l’italien et qu’il est donc difficile de juger de la qualité de la traduction (mais je fais confiance à l’équipe éditoriale d’Acte Sud pour nous avoir réservé le meilleur à l’époque), le texte qui nous est livré ici en langue française est limpide et reste saisissant. Le lecteur qui n’aurait plus aucun souvenir de son enfance ou qui ne disposerait d’aucune ressource imaginative, un lecteur ainsi diminué ne passera pas la première histoire. Il se demandera s’il s’agit d’une prose réservée à l’enfant ou d’un délire d’écrivain en mal de martingale et refermera l’ouvrage, dubitatif. S’il y survit, c’est que lui aussi va penser, par exemple, que « Bialetti (l’inventeur des fameuses cafetières italiennes) tue chaque nuit les enfants qui restent seuls au cabinet plus de neuf minutes ». Et il n’atteindra pas la moitié du livre sans se rendre compte qu’il avait oublié que les mots, ordonnés en phrases et celles-ci en paragraphes et chapitres étaient doués pour évoquer les souvenirs du monde que nous avions vécu.

Il s’agit d’un recueil de souvenirs des années 70, mais ici, le narrateur n’en n’a pas transposé la description dans sa langue d’adulte. Il les a conservés, ô miracle, dans leur jus, le tout formant un fantastique remède à la conformité, à l’uniformité de l’écriture mémorielle que le tout image nous impose depuis de nombreuses années déjà. Tout cela m’a fait penser à Dario Fo, héritier de la comedia dell’arte, à son Mistero buffo et à la richesse et l’habileté de sa narration.

Aldo Nove, qui nous est contemporain, m’était parfaitement inconnu et des quelques recherches que je viens de faire pour écrire cette petite note, j’ai retenu qu’il était d’abord poète avant d’être prosateur. Et manifestement, c’est par le va et vient de l’un vers l’autre que les spécialistes tentent d’expliquer sa technique d’écriture et son style. Sans doute, pourquoi pas. Pour ma part, je reste  persuadé que la prose n’est qu’un segment de la poésie.

Si vous mettez la main sur ce livre dans une librairie, offrez-le à quelqu’un qui ne lit plus. Les autres savent.

Catégorie : Littérature étrangère (Italie). N.B. : L’éditeur français publie cet ouvrage hors collection dans le genre « romans et nouvelles » et présente ces récits comme des chroniques. Traduction : Marianne Véron.

Liens : chez l’éditeur.

Le pays que j’aime

Caterina Bonvicini, Le pays que j’aime, Gallimard, 2016

Par François Lechat.

Un joli point de départ, pour ce roman italien qui court sur quatre décennies : l’amitié puis l’amour (presque) indéfectible liant une riche héritière et le fils du jardinier. Inséparables pendant l’enfance, car Olivia avait besoin d’un compagnon de jeu, ils vont s’aimer mais surtout se perdre, se retrouver à de multiples reprises mais de façon toujours précaire. C’est qu’un gouffre social les sépare, et deux familles aussi, qui ne sont pas ennemies mais qui suivent chacune sa voie, très différente. On croit que tout va s’arranger lorsque Valerio, l’amoureux transi, fait à son tour fortune dans la construction et fréquente le même monde qu’Olivia, mais entre-temps d’autres obstacles se sont dressés entre eux, dont des mariages sans amour mais pas sans consistance. Caterina Bonvicini excelle à rapprocher et à éloigner ses protagonistes, et à les lier au moyen de personnages secondaires bien typés – surtout l’aïeule de la famille d’Olivia, d’une liberté folle derrière sa façade embourgeoisée, et ses deux fils, qui suivront des voies inattendues. Il y a de très belles scènes et beaucoup de finesse dans ce roman, mais aussi quelques faiblesses : un héros un peu improbable, un arrière-plan berlusconien pas vraiment exploité, des ellipses parfois curieuses. Cela n’empêche pas d’apprécier de beaux personnages de femmes, un sens aigu des codes sociaux, l’humour à froid de l’auteure et son sens des dialogues.

Catégorie : Littérature étrangère (Italie). Traduction : Lise Caillat.

Liens : chez l’éditeur.

Sur cette terre comme au ciel

Davide Enia, Sur cette terre comme au ciel, Albin Michel, 2016

Par François Lechat.

Premier roman, très remarqué, d’un dramaturge italien, Sur cette terre comme au ciel fait inévitablement penser à L’Amie prodigieuse d’Elena Ferrante : même manière d’aller toujours droit au but, même évocation des milieux populaires d’une ville de province, Palerme en l’occurrence, même empathie pour des personnages plus vrais que nature. Certes, on est ici un cran ou deux en-dessous de Ferrante, d’abord parce que Palerme et sa mafia restent un décor un peu vague, ensuite parce que Davide Enia nous perd un peu avec ce récit éclaté en de multiples époques, où la plupart des héros masculins ont fait, font ou s’occupent de la boxe, ce qui ne facilite pas leur identification. Mais c’est une belle réussite malgré tout, même pour qui ne s’intéresse pas au noble art, grâce à un sens époustouflant des dialogues, qui sont à la fois brillants et criants de vérité. Et grâce, aussi, à une jolie histoire d’amour qui nous vaut un chapitre épatant à un moment que je ne dévoilerai pas. Si on aime l’Italie et les Italiens, leur gouaille et leur débrouille, leur humanité et leur sens de la famille, on aimera ce roman plein de vie et de gros mots.

Catégorie : Littérature étrangère (Italie). Traduction : Françoise Brun.

Liens : chez l’éditeur.

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