Pense aux pierres sous tes pas

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Littérature francophone (Belgique)
Par Marie-Hélène Moreau

L’auteur est belge, mais c’est pourtant à la littérature latino-américaine que ce roman m’a fait immédiatement penser, ce qui pour moi est un compliment.

Sur le fond tout d’abord. L’histoire se situe dans un pays imaginaire dans lequel se succèdent des dictateurs qui, tous, sous couvert d’apporter au peuple développement et modernité, recourent à la violence et au racket légalisé et généralisé. Un décor que ne renieraient pas des auteurs tels que Gabriel Garcia Marquès ou Mario Vargas Llosa pour ne citer que deux des plus connus. Nous y suivons le destin de jumeaux, un frère Marcio et sa sœur Léonora. Élevés dans une famille d’agriculteurs pauvres, ils grandissent sous les coups de Paps et Mams, parents dépassés par leur condition économique et incapables d’amour, et sont astreints à un travail de forçat sans espoir d’un avenir plus radieux. Il y a cependant dans leur vie de la joie car Marcio et Léonora s’aiment. Obligés de cacher cet amour interdit, ils usent de mille subterfuges pour échapper au joug familial, jusqu’à ce que leur relation soit un jour découverte et conduise à leur séparation. La suite du roman entremêlera l’histoire de leur quête pour enfin se retrouver à celle de la quête du peuple pour sa libération, entre paysan terroriste, et sorcière meneuse de foule. Pour tous, la rébellion gronde !

Sur la forme, ensuite. Écrit comme un conte, le roman est tour à tour foisonnant, poétique et cru. L’auteur joue en permanence sur le contraste car, si tout y est réaliste, la violence, les cris, la pauvreté, tout y est en même temps fictif et romanesque, ce pays imaginaire, ces dictateurs au nom improbable, ces personnages et événements souvent excessifs. Il y a du lyrisme et de la poésie là-dedans, même dans les moments les plus noirs.

Sans doute le style de Pense aux pierres sous tes pas peut-il déstabiliser un lecteur habitué à une écriture plus classique, mais la découverte sera au minimum intéressante. Antoine Wauters réussit à créer ici un univers aux personnages attachants et dotés d’une résilience hors norme, tout en abordant sous un angle fort et original le thème de la liberté des êtres et des peuples.

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Antoine Wauters
Pense aux pierres sous tes pas
Editions Verdier
2018

Quand les gens dorment

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Littérature francophone (Belgique)
Par François Lechat

Pierre et Janet couchent ensemble, dans un appartement voué à la démolition avec vue sur la cathédrale. S’aiment-ils ? Ils ne se le disent pas ainsi, et ne le savent sans doute pas. Leur entente sexuelle est forte, mais bien des choses les séparent. Lui, plus âgé qu’elle, en situation d’échec professionnel, passe presque tout son temps à dormir. Elle, chargée d’une importante mission dans une clinique de la douleur, est un exemple de femme active et accomplie. Elle a ses fêlures, aussi, qui apparaîtront au fil du roman, mais c’est Pierre qui est l’élément fragile du duo et qui pourrait lasser sa partenaire. Les circonstances en décideront, ou pas, jouant dans des sens divers qu’il n’est pas question de raconter ici.

Ariane Le Fort excelle à sonder un couple, à nous rendre complices de ses aléas, à nous retrouver dans ses soubresauts et dans des événements qui font office de révélateurs. Elle glisse d’une émotion à l’autre d’une plume légère, rapide, très travaillée aussi. Sur un thème rebattu, elle offre un joli morceau de littérature et des personnages consistants.
Un détail : la cathédrale dont il est question au début n’est pas Notre-Dame, à Paris, mais la cathédrale des Saints Michel et Gudule, à Bruxelles. Et les tunnels dans la ville, et les quartiers de la périphérie où Pierre et Janet se retrouveront, sont également ceux de la capitale de l’Europe, ce qui nimbe le récit d’un discret parfum de mélancolie, d’à peu près.

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Ariane Le Fort
Quand les gens dorment
Éditions ONLIT
2022

Les tourmentés

Lucas Belvaux, Les tourmentés, Alma, 2022

– Par François Lechat

Les premiers romans venant de cinéastes sont assez rares, et il y a de bonnes raisons de découvrir celui de Lucas Belvaux, réalisateur entre autres de deux films subtils et bien ancrés dans le Nord de la France, Pas son genre et Chez nous.

En plus, son point de départ est formidable. Il imagine que deux anciens légionnaires, qui ont traversé bien des épreuves sur différents terrains de guerre, se retrouvent cinq ans après autour d’un deal improbable. Max propose en effet à Skender de servir de cible, pendant un mois, dans le nord de la Roumanie, à une femme oisive, adepte de la chasse et à laquelle il manque un seul trophée : un gibier humain… Clochardisé, coupé de sa famille, Skender accepte, d’autant plus qu’il y a 3 millions d’euros à la clé s’il survit.

Lucas Belvaux campe cette situation et ses conséquences dans un style vif, aiguisé, en phrases courtes et tranchantes. Et il adopte, sur chaque événement, au moins trois points de vue, ceux de Skender, de Max et de Madame. Car il y a matière à disséquer les réactions, les doutes, les attentes de chacun dans ce contexte hors norme, et c’est fait avec une grande intelligence.

Deux bémols, cependant. D’abord pour le fait que le roman se centre sur les six mois séparant l’accord passé entre les protagonistes et leur arrivée en Roumanie. Autrement dit, nous n’assisterons pas à la chasse… Ensuite parce que l’écriture de Belvaux reste identique de chapitre en chapitre, alors qu’il fait parler ses différents personnages tour à tour. Cela donne son unité au roman, mais cela crée aussi une sensation de lenteur un peu étrange, après une entrée en matière saisissante.

Catégorie : Littérature francophone (Belgique).

Liens : chez l’éditeur.

L’été sans retour

Giuseppe Santoliquido, L’été sans retour, Gallimard, 2021

— Par François Lechat

Pour son premier roman dans la collection Blanche de Gallimard, Giuseppe Santoliquido, fils d’immigrés italiens installés en Belgique, relève le défi d’un classicisme à toute épreuve. Décor nostalgique, un petit village perdu des Pouilles. Jeu sur deux époques, celle d’une disparition inquiétante qui a provoqué un battage médiatique indécent, et celle du retour du narrateur sur les lieux de son enfance. Entrecroisement de thèmes à forte densité humaine, dont le double déchaînement des rancœurs ancestrales et des réseaux sociaux, ainsi que tous les drames qui peuvent frapper une famille ou une petite communauté, y compris le drame de la différence. Et une écriture très soignée, poétique ou méditative par moment, qui fait du narrateur un observateur humble et touchant, doté d’une belle sagesse. Le genre de roman à lire pendant les soirs d’été, dans un jardin de préférence.

Catégorie : Littérature francophone (Belgique).

Liens : chez l’éditeur.

Pipes de terre et pipes de porcelaine

Madeleine Lamouille, Pipes de terre et pipes de porcelaine : Souvenirs d’une femme de chambre en Suisse romande, 1920-1940, Ed. Zoé, 2021

— Par Jacques Dupont

Les pipes de porcelaine sont les maîtres. Les pipes de terre sont les bonnes, les cuisinières, les femmes de chambre. Madeleine Lamouille est une pipe de terre. Elle a confié ses souvenirs à Luc Weibel, descendant de la famille W., de Genève, chez qui elle a servi entre 1931 et 1937. Son récit a le charme du sépia, et on se laisserait aller à une pointe de mélancolie pour ces temps révolus. Or il faut s’en préserver. Car c’est la colère de Madeleine qui porte le livre jusqu’à nous. Elle a pu échapper à l’extrême pauvreté de son enfance, quitter une manufacture-internat de bonnes sœurs pourvoyeuses de main-d’œuvre à l’industrie textile, et se trouve femme de chambre auprès de riches familles suisses.  Ses conditions d’existence sont proches de l’esclavage, une servitude ronronnante, instituée. Sans les colères de Madeleine, instants de rage qui ponctuent ses souvenirs, on ne se rendrait guère compte de la situation endurée. Car il n’y a pas de violence, les maîtres se montrent cléments, et parfois généreux. Le travail est certes dur, et les horaires extensibles, mais quoi ? N’est-ce pas le travail en soi, l’époque, la ségrégation sociale en soi ? Madeleine analyse plus loin : elle décèle, au-delà de l’absence de méchanceté des maîtres, combien ceux-ci ne considéraient pas les « gens de maison » comme leurs semblables, tout simplement. Ce péché capital est bien sûr soutenu par le clergé, catholique comme protestant.

Un livre — une leçon d’humanité — à lire. Il est écrit dans une langue alerte, musclée et charnelle. Il se clôt sur une postface de Luc Weibel, petit-fils des employeurs de Madeleine, postface qui éclaire les souvenirs, et qui m’a permis de mieux les comprendre.

1ère édition : 1978, aux éditions Zoé (Genève). Préface de Michelle Perrot.

Catégories : Redécouvertes, Littérature francophone (Suisse).

Lien : chez l’éditeur.

Le silence des horizons

Mbarek Ould Beyrouk, Le silence des horizons, Elyzad, 2021

— Par Anne-Marie Debarbieux

Le ton est donné dès les premières lignes : « Il faut, dit le narrateur qui entame un long soliloque, que demain revienne et les couleurs du jour et le soleil sur les joues des filles (…). Je veux scruter la brillance des étoiles pour y lire les joies qui m’attendent. » Nadir quitte la ville où il a toutes ses attaches pour  rejoindre Sidi, l’ami accueillant et discret qui, à travers le Sahara, guide un groupe de touristes vers les villes historiques du Nord de la Mauritanie, comme Atar ou Chiaguetti qui ne semblent plus sortir de leur torpeur que pour enchanter quelques visiteurs occasionnels. Le jeune homme, en quête de refuge, vit auprès du groupe mais s’en tient à l’écart, seul dans ses pensées et ses tourments. « Je n’aime pas les villes d’histoire, j’ai trop de mal avec mon présent » (p. 75). Il est manifestement accablé par une histoire personnelle, une culpabilité douloureuse qui a suscité ce qui ressemble bien plus à une fuite qu’à un simple besoin d’évasion ou de méditation. Il ne se déride que pour raconter le soir aux enfants des contes qu’il invente et où il est question de djinns qui ont obturé le cœur des terriens.

Le jeune homme, dont on devine la sensibilité à fleur de peau, poursuit aussi une autre quête, celle d’approcher la personnalité de son père, un homme aux multiples facettes et que la justice a lourdement condamné. Hanté par l’histoire familiale, il cherche à comprendre et à se comprendre. « (…) il faut d’abord que je m’appartienne », dit-il dès les premières pages.

Le lecteur se laisse envoûter par l’écriture de Beyrouk, une écriture lyrique et poétique qui apparaît à la fois dans les splendides descriptions du désert et dans les méditations et questionnements du héros.

Ce livre très prenant, porté par une écriture remarquable, raconte donc une introspection et un cheminement dont on se gardera bien de dévoiler l’issue, très bien ménagée, en évoquant à la fois une région envoûtante et un homme à la recherche de lui-même.

Catégorie : Littérature francophone (Mauritanie).

Liens : Le site de l’éditeur étant toujours en maintenance, je vous laisse vous diriger vers votre libraire préféré.

Calcaire

Caroline De Mulder, Calcaire, Actes Sud, 2017

— Par Catherine Chahnazarian

Ce roman belge, francophone et flamand à la fois, très écrit, est exceptionnel. Imprégné d’une culture forte, vraie, terre-à-terre, il semble inspiré de faits divers : c’est dans une ambiance provinciale assez glauque qu’une femme disparaît et qu’un homme qui l’aime la recherche. Il enquête là où il faut, dans la fange, ce lieutenant qui n’est pas flic, assisté d’un savoureux personnage, Tchip, qui pour s’exprimer traduit littéralement en français les expressions flamandes qui lui viennent à l’esprit et que le narrateur donne alors dans les deux langues — sans en faire trop, sans oppresser le lecteur. Une langue à la belge, donc, pour le moins imagée. Voilà une culture qui s’assume, qui ne se lisse pas pour plaire à tout le monde ; un style original qui n’est pas là pour le m’as-tu-vu mais parce que c’est comme ça qu’on pense. Et les principaux personnages, sous la fêlure ou la misère, ont des ressources ou des qualités qui rendent le roman sensible, intéressant et mystérieux. Et étonnamment poétique dans un contexte moche, noir.

Comme un bourdonnement, le bavardage incessant de Tchip, des mots enroués par l’alcool et la fatigue qui se répandent sans tarir. Frank Doornen vacille, la voix lui vient de très loin et lui arrive à un endroit où il est très seul. Comme le bruit de la mer dans un coquillage. (p. 157)

Loin de n’être qu’un livre belge pour Belges, ce roman très contemporain traverse en outre des problèmes et préoccupations d’aujourd’hui : l’informatique et la vie privée, la question des déchets, l’extrême droite…

Après l’amie qui me l’a prêté avec cet air de très bien savoir pourquoi elle le faisait (merci Françoise !), à mon tour je vous invite à découvrir ce suspense, à suivre crises, inattendus et rebondissements — multiples, jusqu’à la toute fin de l’histoire. Découvrez l’univers puissant de cette auteure — toute jeune et fraîche, sans relation apparente avec les milieux durs dans lesquels ses personnages trébuchent.

Catégorie : Littérature francophone (Belgique).

Liens : chez l’éditeur.

L’Évangile selon Yong Sheng

Dai Sijie, L’Évangile selon Yong Sheng, Gallimard, 2019

Par Anne-Marie Debarbieux.

N’étant pas spécialement attirée par les récits historiques ni par la Chine, je n’ai ouvert ce livre que sur la recommandation enthousiaste d’un ami et bien m’en a pris !

L’auteur raconte ici la vie de son grand-père, Yong Sheng, qui fut l’un des premiers pasteurs chinois. Destiné à prendre la succession de son père, modeste charpentier réputé pour la fabrication de sifflets à l’usage des colombophiles, il croise, dès son enfance, le chemin d’un missionnaire américain et de sa fille, institutrice, et sa vie prend dès lors une orientation inattendue : il sera pasteur et évangélisera sa ville natale de Putian. Il part donc étudier la théologie à Nankin.

Mais Yong Shen est rattrapé par l’Histoire et les événements qui vont secouer son pays, il va connaître la révolution communiste et le régime maoïste. Il est assimilé aux ennemis du peuple et aux traîtres inféodés aux impérialistes étrangers, et il va endurer les pires tortures et humiliations. Durant de longues années la vie sera dure pour ceux qui ont le malheur d’être des intellectuels, qui plus est chrétiens, et de surcroît proches des paysans. La Révolution et l’obscurantisme broient tout sur leur passage.

Ce roman n’est pas seulement un livre d’Histoire et un témoignage édifiant sur une période noire de l’histoire chinoise. La cruauté et l’horreur sont régulièrement tempérées par la fantaisie, voire le merveilleux, quand la nature semble dotée d’étranges pouvoirs.

Les tonalités de ce livre sont donc variées, ce qui lui confère une grande originalité, les évènements et péripéties nombreux (ils couvrent près d’un siècle), et si l’auteur décrit à plusieurs reprises des horreurs, son écriture très réaliste est en même temps suffisamment distanciée pour que le lecteur ne soit pas submergé par l’émotion.

Yong Shen reste un homme énigmatique, ni un saint ni un surhomme, mais qui traverse les épreuves sans haine et avec une capacité de résistance étonnante.

Le dénouement très inattendu achève de sidérer le lecteur et le laisse subjugué jusqu’au bout par cet homme hors du commun et sans doute animé par quelque chose qui le dépasse.

Catégorie : Littérature francophone (Chine).

Liens : chez l’éditeur.

Taqawan

Eric Plamondon, Taqawan, Quidam, 2018 (existe en Livre de Poche)

Par Sylvaine Micheaux.

En commençant ce roman, je me suis rendu compte que je ne connaissais quasi rien du Québec et de son histoire : quelques reportages sur Montréal, les forêts, les cabanes à sucre et la baie du Saint-Laurent, de vagues souvenirs d’Histoire sur Jacques Cartier, la phrase de De Gaulle : « Vive le Québec libre », et la découverte qu’il y avait au Canada des tribus indiennes en recevant un cadeau d’artisanat local (et non il n’y a pas que les Sioux, les Apaches et autres Comanches). Alors imaginer qu’il y a eu une « Guerre du Saumon » !!!

Nous sommes le 11 juin 1981, dans la réserve indienne de Restigouche où vivent de la pêche au saumon les indiens Mi’gmag. Plusieurs centaines de policiers de la sureté du Québec investissent la zone et prennent les filets de pêche des autochtones, accusés de pêcher illégalement. Ce qui entraine bien sûr révoltes et émeutes. C’est quelque part un coup de poker du gouvernement du Québec, car si la chasse et la pêche sont gérées par les autorités québécoises, les réserves d’autochtones, comme ils sont appelés, sont sous l’autorité fédérale d’Ottawa.

Océane, 15 ans, en sortant du lycée, découvre l’arrivée des policiers et leur violence face aux Indiens, et voit son père maltraité et emmené de force par les agents. Effrayée, elle s’enfuit et sera retrouvée par un agent québécois de la faune qui vient de démissionner, choqué de la manière dont sont traités les Indiens des réserves. Océane a subi des violences. Il va essayer de la soigner et de la protéger avec l’aide d’un vieil indien et d’une jeune institutrice française.

Ce roman est construit d’une manière étonnante : entre les phases d’un récit vivant, violent, qui tient du roman historique autant que policier, d’aventures, voire de Western (même si on est dans le grand Nord), sont insérés de petits chapitres, comme des apartés, qui nous narrent l’histoire du Québec, les enjeux politiques et économiques depuis l’arrivée des Blancs, la vie ancestrale de ces Indiens Mi’gmags, leur respect de la nature et comment ils survivaient lors des longs hivers glaciaux, leur technique de chasse et de pêche – Taqawan est le nom indien du saumon qui remonte pour la première fois la rivière où il est né.

Un roman passionnant qu’on ne peut lâcher et, qui plus est, instructif car historique et politique ; et dont les quatre personnages principaux, totalement fictifs, apportent l’humanité nécessaire au récit.

Ce roman a obtenu le Prix des lecteurs 2019 et le prix France Québec 2018.

Catégorie : Littérature étrangère francophone (Québec).

Liens : chez Quidam ; au Livre de Poche.

Loup et les hommes

Emmanuelle Pirotte, Loup et les hommes, Cherche midi, 2018

Par François Lechat.

Ce remarquable roman a une foule de qualités, et sans doute un défaut : il est lent, très lent. Il aurait pourtant pu être mené à une allure trépidante, car le récit ne manque pas de panache. Au 17e siècle, un noble de province part à la recherche de son frère qu’il a trahi de manière éhontée 20 ans plus tôt, et qui semble avoir survécu à ses malheurs. Il faut dire que ce frère, Loup, avait tout pour attiser la jalousie : enfant bâtard recueilli dans des circonstances mystérieuses, il a un regard magnétique, un courage sans bornes, la beauté du diable et juste assez de vice pour fasciner tous ceux qu’il rencontre. C’est au Québec que son traître de frère tentera de le retrouver, mis sur la piste par une belle Amérindienne qui porte un bijou que seul Loup peut lui avoir donné…

L’aventure commence donc, dans le décor grandiose de la Nouvelle-France, avec son lot de prêtres manipulateurs, d’Indiens aux mœurs étranges, de coloniaux sans scrupule, de guerres sans merci entre tribus indiennes et avec les Européens, de bravoure, de captures, de torture, d’amour, de vengeance… Emmanuelle Pirotte sonde les cœurs, les âmes et la nature, et restitue avec une force peu commune l’animisme, les coutumes et la manière de penser des Indiens, du sage qui décode l’avenir au guerrier qui préfère les hommes. Et elle fait graviter autour de son duo de frères deux femmes au caractère bien trempé, auxquelles on s’attache instantanément. Tout est donc réuni pour que la tension monte, sauf que notre auteure soigne chaque scène, chaque souvenir, chaque méditation de ses personnages, qui sont confrontés à une foule d’interrogations et de dilemmes. C’est subtil, écrit dans une langue très soignée, avec une remarquable empathie, y compris à l’égard des Indiens (inoubliable personnage de Croisée des Chemins, le chaman qui devine tout sauf lorsque les esprits se dérobent). Et les scènes fortes ne manquent pas, poignantes ou angoissantes. Mais il faut aimer se poser, et déguster les instants, les intermittences du cœur, pour ne pas s’impatienter devant ce suspense qui court sur 600 pages. Si vous êtes capable de patience, si vous aimez le beau style et l’intelligence, n’hésitez pas.

Catégorie : Littérature francophone (Belgique).

Liens : chez l’éditeur.

La vraie vie

Adeline Dieudonné, La vraie vie, L’Iconoclaste, 2018

Par Brigitte Niquet.

Il faut avoir le cœur et les autres organes bien accrochés pour lire jusqu’au bout La vraie vie et surtout pour admettre comme prémices que « le vert paradis des amours enfantines » cher à Baudelaire puisse être « ça », une descente aux enfers dont  les deux jeunes protagonistes, malmenés par le destin autant que par les adultes qui les entourent, ne réussissent que par miracle à sortir presque indemnes physiquement. Il leur restera à rebâtir leur vie, autant que faire se peut, sur un champ de ruines.

Il faut avoir le cœur bien accroché donc, et pourtant l’écriture, presque constamment métaphorique, est si talentueuse et les personnages si attachants qu’on n’imagine même pas d’abandonner le livre en cours de lecture. Au contraire, c’est un page turner, aussi addictif que le meilleur des thrillers, susceptible de vous faire passer une nuit blanche pour savoir comment l’héroïne, après avoir naïvement misé sur une machine à remonter le temps capable d’effacer le passé et permettant ainsi de le réécrire autrement, va parvenir à arracher son petit frère Gilles à la hyène qui ricane, qui lui dévore le cerveau et le transforme en tortionnaire d’animaux dont les cadavres jonchent son chemin. Si Nietzsche a raison et si « ce qui ne nous tue pas nous rend plus forts », ces deux enfants-là deviendront des surhommes. Dans le cas de la soeur aînée (qui n’a pas de prénom), il s’agira plutôt, évidemment, d’une « sur-femme », si l’on peut se permettre ce néologisme, mais sa personnalité hors du commun transcende les genres.

Un livre très dense, très beau, très brutal, un livre qui dérange, un chef-d’œuvre dans son genre. Âmes sensibles s’abstenir.

Catégorie : Littérature francophone (Belgique).

Liens : chez l’éditeur.

Ariane

Myriam Leroy, Ariane, Don Quichotte éditions, 2018

Par François Lechat.

Curieux livre, assez déroutant. Je l’ai acheté sur le conseil de différents critiques, mais sans bien savoir à quoi m’attendre. En lisant les premières pages, j’ai eu peur d’avoir affaire à un roman un peu pincé, trop soigné, une prose légèrement précieuse dans le genre parisien. Puis, première surprise, j’ai découvert que l’histoire se déroule tout entière en Belgique, dans une petite province au sud de Bruxelles, ce qui est tout de suite moins glamour. Mais j’ai apprécié le ton finalement naturaliste adopté par la narratrice, qui fait le récit d’une amitié fusionnelle entre deux adolescentes qu’une barrière de classe aurait dû séparer. Ou plutôt, j’ai apprécié ce côté naturaliste aussi longtemps que la province belge et les délires adolescents n’étaient pas trop glauques. Or ils le deviennent, au fil du roman, et si on peut rendre grâce à l’auteure de n’avoir reculé devant rien, on aurait aimé un langage moins cru, pour ne pas dire moins vulgaire. D’autant que si une de ses deux héroïnes n’est pas banale et ne s’oublie pas, le thème n’a rien d’original, et les provocations des adolescentes ne brillent « ni par le goût, ni par l’esprit », comme le chantait Brassens. J’ai donc suivi cette intrigue avec une sympathie un peu déclinante, sans jamais m’ennuyer (il y a du verbe et de l’action…), mais en craignant que la fin ne soit too much. Mais là, au contraire, une certaine sobriété reprend le dessus, avec de la finesse et un joli sens de l’ellipse dans les dernières pages. Il n’empêche : si ce livre est loin d’être médiocre, il demande un estomac bien accroché. Et, surtout, évitez-le si vous habitez Nivelles, l’épicentre de l’action – ou alors, profitez-en pour enfin vous résoudre à déménager…

Catégorie : Littérature francophone (Belgique).

Liens : donquichotte-editions.com

Pas simple de s’appeler Violette avec un profil de baobab

Martine Gengoux, Pas simple de s’appeler Violette avec un profil de baobab, Ed. de l’Aube, 2017 (Aube Poche, 2018)

Par Catherine Chahnazarian.

Tout semble indiquer qu’à cette saison les lectures peuvent être comme les tenues, plus légères, et je ne suis pas la dernière à me détendre d’activités sérieuses avec des lectures faciles. C’est pourtant assez horrifiant de faire son marché aux étals « poches » des grandes librairies. Violette n’échappe pas à la règle des romans de plage, comme si le sable allait de toute façon gâcher quelque chose. (Je l’ai lu dans mon canapé, mais je peux tout de même en dire deux mots, je suppose ?) On retrouve dans celui-ci les défauts classiques d’un premier roman, ce qui peut agacer ou rendre indulgent : des passages inutilement explicites, un abus de détails dans certaines descriptions, un personnage central un peu faible…

Mais l’ensemble se défend. Et puis le blog de Martine Gengoux m’a rappelé que sous les piles de livres pour lesquels on ne criera pas au génie, comme aurait dit François Lechat, se cache tout un monde littéraire vrai, composé d’hommes et de femmes qui ont envie d’écrire, qui aiment faire glisser le stylo sur le papier ou taper au kilomètre sur un clavier, qui se font lire par leurs amis, échangent, lisent ce que sortent les grands et petits éditeurs, se réunissent pour en parler… Voilà d’où vient Violette, celle qui a un profil de baobab et que son auteure mène patiemment, avec un peu d’humour et une réelle sensibilité, au bout de son histoire. Tout cela est sympathique, et payant puisque Martine Gengoux vient de sortir un deuxième roman chez le même éditeur : Ça se casse la figure, une libellule ?

Catégorie : Littérature étrangère francophone (Belgique).

Liens : en Aube Poche ; le blog de l’auteure.

Frappe-toi le coeur

Amélie Nothomb, Frappe-toi le coeur, Albin Michel, 2017

Par Catherine Chahnazarian.

En passant devant le rayon livres à l’hypermarché, j’ai vu son visage pâle aux lèvres rouges en tête de gondole. Des tas d’Amélie côte à côte et regardant dans la même direction. Le narcissisme de la couverture m’a convaincue d’aller y voir de plus près, surtout que j’avais entendu dire du bien de ce dernier opus.

Oui, j’avoue, je l’ai lu en entier et d’une traite. Pour m’en débarrasser et parce qu’il n’y avait rien de passionnant à la télé. Vers la page 26, je me suis presque enthousiasmée : un bébé comprenait le monde et la narratrice pouvait l’expliquer à sa façon, c’était pas mal. Je me suis un peu attachée à ce personnage. Pendant quelques pages. Mais Diane est tellement surdouée et tellement pleine de qualités qu’elle m’a assez vite perdue. À moins que ce ne soit cette psychologie de bas étage, ce thème facile sans décor autour, ou cette absence quasi totale de littérarité. Aucun travail particulier de la part de l’auteure et, de la part du lecteur, presque aucun effort d’imagination à faire. Tout est explicite, le langage est simple, c’est un livre-bavardage. La vie de Diane au triple galop. Elle naît, elle vit ceci, elle ressent cela… Paf ! elle a 4 ans, 8 ans, puis 11 puis 15 et, à la fin, elle en a 35. En 168 pages écrit grand. Il n’y a aucun procédé notable, donc aucun effet et peu de suspense. Autant écouter la version audio et se la mettre sur les oreilles pour faire le repassage. Parce que l’histoire s’écoute, oui. Sans plus.

Catégorie : Littérature francophone (auteure belge, édition française).

Liens : La page consacrée au roman chez l’éditeur (qui n’a même pas pris la peine de rédiger une présentation) ou sa page sur l’auteure (mais ce n’est pas là que vous trouverez une biographie – autant aller voir sur Wikipedia). Une critique plus positive, pour équilibrer. La version audio.

Bestiaire

Eric Dupont, Bestiaire, éditions du Toucan, 2015

Par François Lechat.

Ceux qui ont lu, et forcément aimé, La fiancée américaine d’Eric Dupont retrouveront dans Bestiaire toutes ses qualités, sauf une. Quoique en dise l’éditeur en couverture, Bestiaire n’est pas vraiment un roman mais plutôt un ensemble de souvenirs romancés, fictionnés, travaillés avec amour, mais présentés pratiquement sans trame narrative, sans suspense.

Cela n’enlève pas grand’ chose au plaisir de la lecture, mais cela impose un autre rythme : on peut musarder, laisser passer du temps entre deux chapitres. Mais pas trop quand même, pour ne pas perdre l’ambiance, et l’époque, et cette manière si étonnante que possède l’auteur de poétiser tout ce qu’il touche. Mieux vaut sans doute avoir au moins 50 ans pour bien apprécier ce livre fin et sensible qui évoque Nadia Comaneci, le souverainisme québécois, l’aventure du Spoutnik, René Lévesque et tout ce qui pouvait frapper un préadolescent dans le Québec des années 70-80. Eric Dupont a conservé sa voix inimitable de conteur à la veillée qui introduit une touche d’humour, de distance et de tendresse dans tout ce qu’il rapporte, sans qu’on puisse jamais décider si c’est l’enfant qu’il était ou l’adulte qu’il est devenu qui parle. A la différence de La fiancée américaine, Bestiaire est trop modeste pour faire un grand livre, mais celui-ci apporte un plaisir rare : vous ne verrez pas de sitôt un enfant appeler son père et sa belle-mère, après le divorce de ses parents, « Henri VIII » et « Anne Boleyn »…

Catégorie : Littérature étrangère francophone (Québec).

Liens : chez l’éditeur. Voir aussi La fiancée américaine d’Eric Dupont.

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