La note américaine

Littérature américaine
Par Daniel Kunstler

En 1871, l’ensemble des tribus indiennes Osage (du français “eau sage”), originaires des vallées de l’Ohio et du Mississippi, s’établissait dans une réserve dans l’état de l’Oklahoma, dont elles détenaient le titre de propriété avalisé par le gouvernement fédéral. Comme les terres étaient relativement pauvres, a priori cela ne dérangeait pas grand monde. Mais voilà que les Osages ont eu l’audace d’y découvrir du pétrole et de s’enrichir spectaculairement, ce qui n’était pas du goût des voisins Blancs. S’en est suivi un des pires épisodes de répression raciste de l’histoire des États-Unis. La chronique de ce chapitre brutal a été rayée de la mémoire collective des Américains – comme bien d’autres périodes honteuses – jusqu’à ce que David Grann en ait reconstruit le récit dans La note américaine.

Suite à la découverte du pétrole, le gouvernement a imposé aux Osages des gérants Blancs de leur patrimoine, invitation sur plateau d’argent à la corruption, culminant dans les années 1920 en une tuerie systématique – armes à feu, empoisonnements, bombes incendiaires – afin de mettre la main sur les droits minéraux. Un des assassins a été jusqu’à épouser une Osage afin d’en être l’héritier après l’avoir tuée. Certes, l’agence précurseuse du FBI, soucieuse de démontrer ses compétences et de classer l’affaire est parvenue à appréhender un des chefs de file. Mais la dimension raciste passe sous silence.

L’Amérique n’aime pas qu’on lui rappelle qui a payé la facture de son essor. Dans bien des lycées américains l’enseignement de l’histoire du pays est assainie jusqu’à la perversion, ce qui nourrit une incapacité collective à faire la distinction entre la culpabilité et la responsabilité. (Par exemple, n’étant pas coupables de l’assujettissement des esclaves, les citoyens actuels s’estiment exempts de toute responsabilité pour les iniquités qui persistent encore.) La législature de l’Oklahoma a même passé une loi en 2021 interdisant aux enseignants d’incommoder leurs élèves par des réflexions sur le racisme. Résultat : La note américaine a été exclue des rayons des bibliothèques scolaires. Trump, pour sa part, a commandé aux musées nationaux de Washington de ne monter que des expositions qui célèbrent la “grandeur de l’Amérique”. 

Vous aurez peut-être vu la belle adaptation à l’écran de Martin Scorsese, “Killers of the Flower Moon”. Néanmoins, je recommande vivement la lecture de La note américaine afin de saisir la complexité de l’histoire et l’ampleur de ses ramifications.

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David Grann
La note américaine

Traduction : Cyril Gay
Éditions Globe 
2018

La promesse

Littérature étrangère (Afrique du Sud)
Par Marie-Hélène Moreau

Si vous aimez les fresques familiales, ce roman est pour vous ! Et encore plus si vous êtes rebuté par les gros pavés qui les hébergent en général. Damon Galgut réussit en effet à raconter sur plus de quarante ans l’histoire des Swart, une famille de propriétaires terriens sud-africains, dans un livre de moins de trois cents pages, et c’est passionnant car La Promesse raconte également en creux l’évolution d’un pays passé d’une situation d’apartheid à un présent où violence et corruption restent d’actualité.

Tout commence donc par une promesse que la mère mourante arrache à son mari, celle de donner à la bonne noire la maison dans laquelle elle loge en remerciement de son dévouement. Dans cette Afrique du Sud encore officiellement ségréguée, la chose n’est pas banale et fort mal vue. Amor, la fille cadette, est témoin de la scène et n’aura de cesse, ensuite, que de tenir cette promesse malgré les évitements successifs de son père, sa sœur et enfin son frère.

Construit en quatre parties, chacune centrée sur l’un des personnages (la mère, le père, la soeur aînée et le frère) et espacées les unes des autres par de nombreuses années, le livre raconte les vicissitudes de la famille Swart dans cette Afrique du Sud en proie aux bouleversements politiques et sociaux, comme une métaphore l’une de l’autre.

Récompensé à sa sortie par le prestigieux Booker Prize, c’est également par son style que le roman est intéressant. Une écriture fluide, certes, mais aussi l’utilisation d’un procédé qui pourrait s’apparenter aux plans séquence du cinéma. On passe du point de vue d’un personnage à l’autre sans transition, et parfois dans la même phrase. Si cela peut perturber certains lecteurs, j’ai pour ma part trouvé que cela apportait mouvement et modernité au récit. Certains pourront également regretter que l’histoire de l’Afrique du Sud ne soit pas plus développée, mais c’est un parti-pris de l’auteur qui évoque les années tourmentées du pays avec subtilité et, il faut le dire, un ton assez désabusé.

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Damon Galgut
La promesse

Éditions de l’Olivier
2022

La Très Catastrophique Visite du Zoo

Littérature francophone (Suisse)
Une brève de Pierre Chahnazarian

Joséphine raconte à ses parents la série des évènements qui ont précédé cette visite scolaire.
Sa petite école, juste une classe « spéciale », se trouve intégrée avec plus ou moins de bonheur à l’école « normale » à la suite d’un dégât des eaux. Joséphine et quelques acolytes vont enquêter sur l’inondation, mais très vite d’autres évènements vont nous prouver qu’une catastrophe n’arrive jamais seule.

Ce petit livre touchant peut se lire à différents niveaux de compréhension, c’est drôle, très frais, ça détend !

À mettre entre toutes les mains ! 4,8/5

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Joël Dicker
La Très Catastrophique Visite du Zoo

Editions Rosie and Wolfe
2025

Découvrez nos autres critiques de Joël Dicker dans le classement alphabétique par auteur.

Qimmik

Littérature francophone (Québec)
Par Catherine Chahnazarian

Ce qui frappe d’abord, dans Qimmik, c’est ce style qui rend l’émotion éprouvée dans la nature : « Le ciel, le roc, l’océan. Sous une lumière obscène, face à l’Arctique, mer de glace. Terre nue. Pays sans arbre. Entre le ressac et le silence, le vent, le vent du nord, règne sans partage. » Et puis ce « je » indéterminé et ce « il » qui flotte dans l’inconnu avant de se fixer sur un personnage ; cette plongée mouvementée dans ce qui se révélera être un double récit, l’usage du présent de l’indicatif contribuant à entremêler les histoires.

Ce sont donc deux univers qui prennent forme, passé et présent, deux civilisations. De jeunes autochtones vivant dans et de la nature, des avocats urbains et sans états d’âme, et une femme… entre les deux. D’une part, un double crime, un accusé à défendre ; d’autre part, une rencontre amoureuse, des jeunes apprenant à vivre ensemble. Rivière, neige, chiens de traîneaux, et bureau, client, affaire à gagner.

Michel Jean, journaliste et écrivain, en nous touchant par l’authenticité et l’harmonie d’un mode de vie rude et beau qu’il semble avoir connu, et en montrant, nu, le monde qui l’a remplacé, dénonce la violence symbolique dont les peuples autochtones ont été victimes.

J’ai particulièrement aimé un très beau personnage féminin, fort, vif, réjouissant.

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Michel Jean
Qimmik
Éditions Libre expression
2023

Au-delà de la mer

Littérature étrangère (Irlande)
Par Marie-Hélène Moreau

L’écrivain irlandais Paul Lynch, récent lauréat du prestigieux prix Booker, a décidé pour ce roman de changer d’horizons. Loin de son Irlande natale, il nous entraîne au large des côtes sud-américaines pour un voyage dantesque et introspectif.

Bolivar est pêcheur. Il a besoin d’argent et doit à tout prix sortir en mer malgré un avis de tempête. Sans nouvelle de son coéquipier habituel, il convainc Hector, un adolescent nonchalant et désoeuvré, d’embarquer avec lui. C’est le début de ce roman et le début, également, de la longue dérive de nos deux héros. Perdus en mer sur un bateau désormais ingouvernable, sans aucun moyen de contacter les secours, ils n’ont d’autre choix que de tenter de survivre en priant pour croiser un bateau qui les remarquera.

C’est cette lutte pour la survie qui est au centre du roman de Paul Lynch. En premier lieu, bien sûr, l’obsession de la nourriture et de l’eau. Sont décrites par le menu les stratégies mises en place pour attraper des oiseaux, des poissons, et récupérer l’eau de pluie pour survivre. Mais au-delà de ces aspects purement matériels, ce sont également les relations entre les deux personnages qui sont au cœur du livre, deux hommes au tempérament totalement opposé qui vont se rapprocher puis s’affronter au-delà du possible.

L’histoire, tirée d’un fait divers, est passionnante, et l’on ne peut s’empêcher de se demander comment l’on réagirait soi-même dans de telles circonstances. Comme Bolivar ou comme Hector ? L’écriture de Paul Lynch, brillante et poétique, crée une ambiance oppressante qui flirte parfois avec le fantastique et donne clairement envie de découvrir ses autres romans. On peut cependant ressentir une certaine lassitude devant ce récit qui se répète un peu. Il est en effet difficile de tenir en haleine un lecteur dans un huis-clos, quand bien même celui-ci se déroule en pleine mer !

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Paul Lynch
Au-delà de la mer
Éditions Albin Michel
2021

La rose de minuit

Littérature étrangère (Irlande)
Une brève de Julien Raynaud

Une aïeule qui réunit toute sa grande famille en Inde, un château anglais privatisé pour tourner un film dont la vedette est une actrice américaine. Voici les deux atmosphères qui vont se croiser dans cette saga à destination des lectrices, mais qui peut être lu par tout un chacun. Le XXème siècle façonne le destin d’une galerie de personnages plutôt attachants, dans une ambiance évoquant parfois Downton Abbey. On ne s’ennuie jamais et on avale les 660 pages avec intérêt.

Ne vous fiez ni au titre, ni à la couverture, ni à l’éditeur : ce n’est pas une lecture mièvre !

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Lucinda Riley
La rose de minuit

Traduction : Jocelyne Barsse
Éditions Charleston
2025

Les règles du Mikado

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Littérature étrangère (Italie)
Par Anne-Marie Debarbieux

Jeune tzigane fuyant le joug de sa famille et la menace d’un mariage forcé, elle se réfugie par hasard dans la tente d’un vieil homme, horloger de son métier, qui aime s’isoler de temps à autre dans la montagne qu’il goûte par-dessus tout. Il est également passionné par le jeu de mikado pour la minutie et l’adresse qu’il exige et dont il fait une métaphore du monde. Il est précis et observateur, elle est instinctive, elle connaît la nature et n’ a aucune connaissance livresque.

Leurs dialogues constituent la première partie du livre. Puis ils se séparent, chacun retourne à sa propre vie mais leurs échanges se poursuivent par voie épistolaire. Et enfin, c’est par le biais d’un livre qu’ils se retrouvent, chacun ayant eu sa part de secrets qu’il dévoile.

Ce petit livre est passionnant et très original, ne serait-ce que parce qu’il alterne trois styles de communication et ne dévoile que progressivement les secrets et l’évolution des protagonistes.

Ecrivain italien prolifique et difficile à classer, Erri De Luca publie un livre par an depuis 1989. Des ouvrages courts, une écriture poétique, des romans humanistes et engagés, liés à une vie elle-même très engagée, Erri de Luca pourrait s’apparenter dans une certaine mesure à Christian Bobin.

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Erri De Luca
Les règles du Mikado

Traduction : Danièle Valin
Éditions Gallimard
2024

Thérapie et L’art de la fiction

Hommage à David Lodge (1935-2015) – suite et fin

Par Catherine Chahnazarian

Ça m’ennuierait d’achever cette série spéciale sur David Lodge sans vous parler de Thérapie. Mais je n’ai pas pris le temps de relire ce roman et peut-être que c’est un peu exprès. C’est un de mes meilleurs souvenirs de lecture de toute ma vie et j’ai peur d’y toucher.

Le héros, cette fois, travaille pour la télé. Il traverse une crise existentielle dont le lecteur découvre les détails réalistes et pathétiques dans le journal qu’il tient (le héros, pas le lecteur, évidemment) – sachant que toute ressemblance avec vous-même ou des amis à vous sera forcément fortuite !

Comme souvent, Lodge est sans pitié avec son personnage, nous réserve des surprises et nous amuse avec une finesse exquise.

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Je ne voudrais pas non plus clore cette série sans vous parler d’au moins un de ses essais sur la littérature – que David Lodge a enseignée à l’université de Birmingham pendant près de trente ans, de 1960 à 1987. Il y en a un qui est traduit en français et qui n’est pas épuisé.

L’art de la fiction est en fait constitué des chroniques que l’auteur a publiées chaque semaine dans l’Independent on Sunday (journal britannique) pendant toute une année. Il ne s’adresse donc pas ici à un public universitaire. Il n’emploie le vocabulaire technique que lorsqu’il est nécessaire et parce qu’il faut appeler un chat un chat. Spontanéité du discours, clarté et valeur du contenu – sans prétention, sans hauteur, sans lourdeur non plus. Il faut seulement que les coulisses de la littérature vous intéressent.

Chaque chapitre commence par deux ou trois courts extraits d’auteurs britanniques ou américains célèbres, donnés en version originale puis en français. Lodge s’y adosse ensuite pour développer son sujet : « Le suspense », « Le monologue intérieur », « La présentation d’un nouveau personnage », « Le roman expérimental », « L’allégorie », « Le titre » ou « La structure narrative »… Il y a ainsi cinquante chapitres passionnants à prendre dans le sens et au rythme que vous voudrez.

Si vous aimez écrire, vous y trouverez sûrement quelques tips !

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David Lodge

Thérapie
1995
Seule la version numérique est disponible chez Payot & Rivages, dans la traduction de Suzanne V. Mayoux

L’art de la fiction
1992
Traduction française : Michel et Nadia Fuchs pour les Éditions Payot & Rivages
(2014 pour la dernière édition de poche)

Jeu de société

Hommage à David Lodge (1935-2025) – 6

La Trilogie du campus : Changement de décor, Un tout petit monde, Jeu de société

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Littérature étrangère (Grande-Bretagne)
Par Daniel Kunstler

Arrivent les années 1980 et la Grande-Bretagne ne parvient plus à préserver ses illusions de grandeur. Son empire, sur lequel le soleil ne se couchait jadis jamais, est en miettes en dépit d’une minable victoire militaire face à l’Argentine. Son déclin économique s’accélère, et l’heure est à l’austérité promue par Margaret Thatcher, avec des sacrifices qui accablent les plus démunis. Le berceau industriel du pays – des villes telles Birmingham et Manchester –, déjà gris et oppressant, s’enlaidit de ferraille rouillée et autres détritus. Le constructeur de voitures, British Leyland, est en déconfiture.

De cette toile de fond du troisième volet de la Trilogie du campus, émergent deux personnages : Robyn, jeune chargée de cours de littérature à l’université de Rummidge (Birmingham), et Vic, PDG d’une manufacture de pièces en métal, chargé de composer avec l’atrophie de ses clients. Ne trouvant pas de solutions réelles à la crise, le gouvernement recourt à des astuces, dont un programme d’observation (shadowing) entre académiques et chefs d’entreprise. L’idée (espoir éphémère) est que la compréhension mutuelle conduirait à un retour de fortune pour l’industrie britannique. Ainsi, Robyn, académique de gauche, et Vic, cadre de droite, sont contraints de passer leurs journées ensemble. D’emblée, ils s’entre-détestent. Robyn sympathise avec les ouvriers traités en serfs, jusqu’à saboter l’autorité de Vic. Vic, comme Thatcher, n’a que mépris pour les études autres que scientifiques promues par les universités, qu’il considère d’ailleurs comme des refuges pour enfants gâtés. Je ne raconterai pas la suite, mais vous ne vous étonnerez pas d’apprendre que la situation se retourne au cours du roman.

Jeu de société provoque moins de rires que les autres volets de la trilogie. En effet, ici une certaine tristesse imprègne la comédie. L’ambiance morose de l’époque que décrit David Lodge est trop réelle pour céder toute la place à la drôlerie. La crise dans les Midlands attise les troubles sociaux, et les mesures de redressement mises en place ont favorisé irréversiblement le secteur financier de Londres. Des villes comme Birmingham tentent de remonter la pente à coup de nouvelles infrastructures avec un succès mitigé : sa municipalité tombera en faillite en 2023.  

Tout en restant fidèle à ses desseins comiques, Jeu de société est à mon sens le plus sérieux des trois volets de la Trilogie. Car les problèmes de société évoqués ne se sont pas encore résolus.

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David Lodge
Jeu de société
1988

En français chez Payot & Rivages dans la traduction d’Yvonne et Maurice Couturier

Un tout petit monde

Hommage à David Lodge (1935-2025) – 5

La Trilogie du campus : Changement de décor, Un tout petit monde, Jeu de société

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Littérature étrangère (Grande-Bretagne)
Par Daniel Kunstler

Un récit situé dans un passé même rapproché ne reste d’actualité que dans la mesure où il informe le présent. Changement de décor et Jeu de Société traitent comiquement, d’une part, d’un monde universitaire qui se radicalise dans les années 1960, de l’autre du déclin industriel du Royaume-Uni dans les années 1980. Ces moments ont durablement marqué le cours de l’histoire.

Un tout petit monde, c’est autre chose. Le contexte est celui de conférences littéraires internationales aux sujets éphémères qui ne passionnent personne, pas même les participants, à moins que leurs communications contribuent à leur rang socio-académique. Ce qui les intéresse bien plus, c’est de voyager dans le luxe, boire comme des marins en permission, et s’offrir des aventures libertines aux frais de la princesse.

L’histoire est certes cocasse, faisant tours et détours drôles et inattendus. Ainsi, dix ans plus tard, les deux protagonistes de Changement de décor ont inversé leurs rôles. Le chaud lapin américain, Morris Zapp, s’est calmé avec l’âge, et se soucie plus de son statut et de ses finances. Par contre, Phillip Swallow, l’anglais terne du premier roman de la Trilogie, a pris goût, lors de son séjour en Californie, à l’exubérance sexuelle qui règne sur le campus américain auquel il est détaché. Un troisième personnage, Persse, un irlandais vertueux et attendrissant, s’éprend d’une conférencière et la poursuit en vain sur trois continents…

Le problème pour moi, en tant que lecteur, est que le contexte me paraît plus désuet que celui des autres volets de la Trilogie. David Lodge, lui-même professeur de lettres, est bien assez expert en la matière pour se moquer des forums centrés sur des sujets ésotériques sans suite, telle la subtile distinction entre signifiants et signifiés dans l’œuvre de romanciers que personne ne lit. Mais la princesse aux frais de laquelle tout se passe est de nos jours bien plus près de ses sous, et préfère placer ses fonds ailleurs : le cadre d’Un tout petit monde n’est plus très réaliste.

Je me suis indéniablement amusé à la lecture de ce deuxième volet, mais un peu moins intéressé.
Jugez par vous-même.

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David Lodge
Un tout petit monde
1984

En français chez Payot & Rivages dans la traduction d’Yvonne et Maurice Couturier

Hors de l’abri

Hommage à David Lodge (1935-2015) – 4

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Littérature étrangère (Grande-Bretagne)
Par Catherine Chahnazarian

Timothy a cinq ans et une tenue spéciale pour les alertes à enfiler directement sur son pyjama. Car c’est le Blitz : l’aviation nazie pilonne la capitale anglaise. La tenue de Timothy est la même que celle de Churchill, alors il n’a pas peur ! Jusqu’à ce que…

Ce roman d’inspiration autobiographique commence donc en 1940 « dans l’abri ». Après la guerre, l’abri, ce sera le cocon familial, la vie sérieuse d’un enfant de famille catholique pas très riche qui subit l’interminable rationnement. Puis, à seize ans, Timothy a l’occasion de faire un voyage. Il part seul en Allemagne rejoindre sa grande sœur qui, comme la tante de David Lodge à l’époque, travaille pour les Américains. Qu’est-ce que l’Allemagne de 1951 ? Que penser des Allemands ? Et des Américains ? Inquiétudes, étonnements, questionnements, le jeune homme acquiert rapidement une maturité qui le transforme. Mêlé à un groupe d’adultes qui n’ont pas grand-chose en commun avec ses parents, il découvre et comprend bien des choses en apprenant à regarder ailleurs, autrement, à se décentrer.

Nous traversons donc un pan de l’Histoire de l’Angleterre et de l’Europe à travers les yeux d’un enfant devenant progressivement adolescent et découvrant la sexualité, comme le suggère la couverture du livre, mais pas que, loin s’en faut. La variété de ses personnages (de bons catholiques, d’anciens soldats, des jouisseurs, des enfants gâtés…) permet à l’auteur d’être à la fois dans la psychologie et la sociologie. De même que la variété des lieux. L’abri, la maison familiale, le lieu des vacances annuelles, les gares, le foyer où loge Timothy, les sites allemands visités sont autant de cadres où se joueront des événements prenants ou attachants, qui surviennent à l’échelle d’un enfant mais s’inscrivent dans un contexte dont l’auteur nous livre l’essence, en un court roman, avec habileté.

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David Lodge
Hors de l’abri
1970

Disponible uniquement en version numérique chez Payot & Rivages, dans la traduction d’Yvonne et Maurice Couturier.

Changement de décor

Hommage à David Lodge (1935-2025) – 3

La Trilogie du campus : Changement de décor, Un tout petit monde, Jeu de société

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Littérature étrangère (Grande-Bretagne)
Par Daniel Kunstler

Passons d’emblée à la conclusion : Changement de décor m’a fait tordre de rire. Du coup je me suis demandé ce qui fait d’un roman comique une réussite. Car la comédie n’est pas un genre littéraire facile; au contraire, elle doit éviter que le burlesque ne sombre dans le ridicule. Pour sa part, David Lodge a joint l’improbable au plausible, aussi bien dans le traitement des personnages que dans celui des situations. Lodge juxtapose deux professeurs d’université, un Anglais plutôt fade, à la vie bien rangée et sans grande ambition, et un Américain, brillant, adultère récidiviste et narcissique. Suite à un pacte académique, un échange est conclu : Philip Swallow, l’Anglais, accepte une chaire provisoire en “Euphoria” (la Californie, plus précisément Berkeley), l’Américain Morris Zapp, éconduit par l’épouse qu’il a trompée, se fait nommer à “Rummidge” (Birmingham). Les personnalités contrastées incarnent la dissemblance culturelle de leurs milieux universitaires respectifs. 

Tout en se moquant sans pitié de ces deux hommes, l’auteur leur rend le service de les humaniser. L’image stéréotypique de professeurs universitaires est celle d’hommes – dans les années 1970, les enseignantes sont une petite minorité – hautains et doctes qui ne quittent leurs tours d’ivoire que pour semer des perles de sagesse au bénéfice d’étudiants indignes du savoir qui leur est offert. David Lodge en fait des mortels aux aspirations matérielles, voire bourgeoises, et aussi portés que quiconque sur l’argent et le sexe. Les établissements universitaires qui les emploient recèlent autant de machinations qu’une cour impériale. En outre, les personnages ne restent pas figés. Swallow s’éveille au contact avec l’effervescence du campus américain, Zapp prend goût au statut exalté qu’il occupe dans une université de moindre réputation.

J’ai des liens personnels avec l’université de Californie à Berkeley. J’ai vécu à proximité pendant trente ans, et l’ai côtoyée comme conférencier et mentor. David Lodge a bien capté son ambiance des années 1970, sa frivolité compensant une opposition vertueuse aux tendances guerrières, racistes et puritaines des pouvoirs politiques. Ceci dit, il faut souligner que les normes académiques de Berkeley sont restées très élevées ; je m’en porte témoin.

Régalez-vous à la lecture de ce premier volet de la Trilogie du campus, histoire à la fois bouffonne et intelligente.

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David Lodge
Changement de décor
1975

En français :
Editions Rivages
Traduction : Yvonne et Maurice Couturier

Vous lisez l’Anglais ? Essayez la version Penguin.

La vie en sourdine

Hommage à David Lodge (1935-2025) – 2

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Littérature étrangère (Grande-Bretagne)
Par Marie-Hélène Moreau

Lire et relire un livre de David Lodge est toujours un plaisir même s’il est, cette fois, teinté d’un brin de tristesse compte tenu de la disparition de l’immense écrivain. J’ai ressorti de ma bibliothèque La vie en sourdine et m’y suis replongée avec délectation. Il suffit en effet de se laisser porter par cette prose parfaitement fluide et ce sens du détail, admirer cette érudition jamais pesante et rire à cet humour si représentatif de ce que l’on nomme souvent l’humour anglais pour passer un moment de total bonheur de lecture.

Tout comme David Lodge, le héros de ce roman est un universitaire, et tout comme lui également, il est sourd, c’est dire la part autobiographique que recèle le texte même si la fiction y a aussi une large place. Desmond est un professeur de linguistique à la retraite, une retraite anticipée qu’il regrette un peu car il peine à combler le vide de ses journées, d’autant que sa femme, Fred, a démarré tardivement une carrière réussie de décoratrice. Entre sa surdité qui l’isole de plus en plus et la perte progressive d’autonomie de son père dont il reste seul à s’occuper, les motifs de se réjouir ne sont guère nombreux en cette fin d’année, d’autant que Desmond déteste les fêtes de fin d’année. Une rencontre va cependant bousculer sa routine déprimante, celle d’une étudiante américaine sollicitant son aide pour l’élaboration d’une thèse consacrée aux lettres de suicide.

Écrit sous la forme d’un journal intime sur une période de quelques mois, La vie en sourdine aborde, outre les thèmes principaux du handicap lié à la surdité et la fin de vie, divers sujets aussi différents que les centres de loisirs type Center Parc, l’expérience de la visite du camp d’Auschwitz, le petit monde universitaire ou encore le difficile travail des infirmières des hôpitaux publics britanniques, sans oublier les hauts et les bas de la vie de couple, finement décrits à travers les relations entre Desmond et sa femme. Tout cela s’imbrique comme par magie et se lit sans ennui. Intéressant, touchant, drôle, La vie en sourdine (dont le titre anglais Deaf sentence est un jeu de mot entre deaf, surdité, et death, mort, tout un programme !) est un classique de David Lodge.

À lire et relire donc, et sans modération.

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David Lodge
La vie en sourdine

2008

En français :
Éditions Rivages
Traduction : Yvonne et Maurice Couturier

Vous lisez l’Anglais ? Essayez la version Penguin.

L’homme qui ne voulait plus se lever

Hommage à David Lodge (1935-2025) – 1

C’est avec tristesse que nous avons appris la mort de David Lodge, un auteur merveilleux par sa drôlerie, son intelligence et sa culture, ses formidables compétences littéraires, son sens de l’observation, son humanité. Professeur de littérature, il est connu autant pour son approche théorique de cet art qui ne peut se contenter d’inspiration que pour son œuvre propre : de nombreux romans mais aussi du théâtre et, bien sûr, des essais.

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Nouvelles et textes courts (Grande-Bretagne)
Par Florence Montségur

Le recueil paru en 1997 contient 6 nouvelles. Il y en a 8, si je comprends bien, dans l’édition de 2019 que je ne possède pas. Ceux qui ne connaissent pas David Lodge y découvriront son talent, son humour, sa sensibilité. Je leur conseille – je conseille à tous – de lire l’introduction après coup, pour l’apprécier d’autant mieux. David Lodge y explique, pour chaque nouvelle, le contexte d’écriture, l’inspiration, le thème, une anecdote. Ceux qui ont lu Lodge mais ne connaissent pas ces nouvelles s’amuseront à faire des liens au sein de son œuvre.


« Sous un climat maussade » (1987)

Deux jeunes couples d’Anglais, sages comme il le faut dans les années 1950 avant le mariage, passent des vacances au soleil qui rendent la tension sexuelle insupportable. Le feront-ils ou ne le feront-ils pas ? On souffre pour eux.

« Mon premier job » (1980) – ma préférée

Le premier job, dans une gare londonienne, d’un jeune homme qui deviendra professeur de sociologie. Une autre vision des années 1950 à travers un petit emploi comme on n’en fait plus — quoique, non, je retire ce que je viens d’écrire, c’était complètement con.

« L’hôtel des Paires et de l’Impair » (vers 1985)

David Lodge déroule ici son art de la mise en abîme. C’est très habile. Et cela se moque – oserais-je dire –  de la raideur anglaise, à une époque où, à la Côte d’Azur, la pudeur répondait à d’autres codes…

« L’homme qui ne voulait plus se lever » (hiver 1965-1966)

Une idée simple : un homme refuse un matin de sortir de son lit. Les conséquences aux plans familial, financier, spirituel, médical… sont logiques mais, en même temps, qui d’autre pour écrire un truc pareil ? Vous méditerez sur la fin – ou pas, selon la dépressivité de votre propre état.

« L’avare » (années 1970)

En quelques phrases, Lodge pose un décor précis. Images évocatrices de l’immédiat après-guerre, traits de l’enfance, personnalité du principal protagoniste, tout est ciselé en deux temps trois mouvements. La fin n’est pas drôle, mais jusque-là, la plongée est si profonde qu’on n’en veut pas à l’auteur.

« Pastorale » (1992 ?)

Un adolescent met en scène une Nativité pour le club de jeunes de la paroisse et ses motivations ne sont ni religieuses ni littéraires. Les thèmes de cette amusante nouvelle sont l’attirance sexuelle et le préjugé social.

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À lire en anglais si vous le pouvez. Mais la traduction française de Suzanne V. Mayoux chez Rivages (poche) est vraiment excellente.

L’éditeur renseigne ici toutes les œuvres de David Lodge traduites en français.

Bien-être

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Littérature étrangère (USA)
Par François Lechat

Résumé au plus court, le propos est modeste : la destinée d’un couple installé à Chicago, des années 1990 à aujourd’hui. Mais déployée dans toute son ampleur – 660 pages de récit et une bibliographie scientifique de huit pages –, l’entreprise est époustouflante : j’ai rarement vu des personnages et leur époque passés au scalpel avec une telle richesse d’analyse et d’information, qui n’empêche pas l’humour et l’émotion.

Au départ, elle et lui tombent amoureux de la manière la plus romantique, après des mois à s’épier d’une fenêtre à l’autre et dans une belle alchimie de jeunes intellectuels, lui professeur de photographie à l’université et elle psychologue dans un laboratoire spécialisé dans l’effet placebo. À l’arrivée, chacun de ces points de départ aura révélé tout son arrière-fond destructeur, entre sagas familiales typiquement américaines, adhésion aux manies de notre temps et impacts délétères des recherches menées sur les placebos. Au passage, le snobisme du monde intellectuel en prend un coup (savoureuse description des circonstances dans lesquelles notre héros fonde malgré lui un courant photographique révolutionnaire), ainsi que le politiquement correct à l’américaine. Mais les courants réactionnaires sont aussi épinglés, au travers d’un irrésistible personnage secondaire.

La bibliographie impressionne par sa diversité, mais son évocation en cours de récit est toujours empreinte d’ironie et engendre un effet de scepticisme : des connaissances scientifiques aussi fines et précises sur nos comportements paraissent forcément mensongères, sans quoi nous serions des robots. La vérité réside plutôt dans les généalogies familiales, qui trahissent le cynisme et la dureté dans lesquelles l’Amérique s’est édifiée.

Il est impossible de faire sentir la richesse de ce roman en quelques lignes. Il s’adresse évidemment à un public cultivé, qui acceptera la longueur de certains flash-backs et appréciera la profondeur de champ de l’écriture : elle est toujours allègre et vivante, mais nourrie d’une impressionnante culture psychologique et sociologique.

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Nathan Hill
Bien-être

Traduction : Nathalie Bru
Éditions Gallimard
2024

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