La vie mensongère des adultes

Elena Ferrante, La vie mensongère des adultes, Gallimard, 2020

Par François Lechat.

J’avais beaucoup aimé, et admiré, le cycle de L’amie prodigieuse. Je n’ai donc pas voulu manquer ce nouveau roman de Ferrante, qui connaîtra de toute évidence une suite.

A bien des égards, on la retrouve ici telle qu’on l’a quittée : Napolitaine, féministe, fine observatrice des émois intimes et de l’ambivalence des sentiments et des relations, ambivalence symbolisée par un bracelet que tout le monde s’arrache. En outre, il s’agit à nouveau d’une histoire de filles qui aspirent et hésitent à sortir de l’enfance.

Mais l’arrière-plan social, cette fois, n’a pas de relief particulier, alors que L’amie prodigieuse parvenait à différencier chaque rue, chaque métier, chaque manière de parler. Et les enjeux sont plus classiques : la laideur, l’amour, le couple, la sexualité, cette dernière étant assez envahissante et traitée sur un mode vériste. Il en résulte un texte prenant, avec des temps forts et des scènes réussies, mais que l’on peut trouver assez convenu ou trop bavard. « La vie mensongère des adultes » n’est pas un thème nouveau : les héroïnes de Ferrante ne sont pas les premières à découvrir que leurs parents jadis adulés ont leurs petits secrets et leurs grands mensonges. Et que les cibles de cette désillusion soient des enseignants ou des intellectuels ne change rien à l’affaire : il est un peu facile d’opposer leurs phrases grandiloquentes à leurs faiblesses intimes.

Il reste que ce roman se situe au-dessus de la moyenne grâce à une formidable capacité d’analyse et d’expression, ainsi que grâce à un beau personnage, une tante flamboyante et revêche. Je lirai sûrement les autres volumes, mais je n’en attends pas le même plaisir que du cycle précédent.

Catégorie : Littérature étrangère (Italie). Traduction : Elsa Damien.

Liens : chez l’éditeur. Toutes nos critiques d’Elena Ferrante sont rassemblées à la lettre F du classement par auteur.

L’amie prodigieuse (la tétralogie)

Elena Ferrante, « L’Amie prodigieuse » (L’amie prodigieuseLe nouveau nomCelle qui fuit et celle qui resteL’enfant perdue), Gallimard, 2014-2018

Par François Lechat.

J’ai enfin terminé la saga en quatre tomes d’Elena Ferrante, « L’amie prodigieuse ». Et je confirme : cette tétralogie mérite les superlatifs et le succès qui l’entourent. Personnellement, j’ai ressenti une légère baisse d’intérêt à deux moments, pendant quelques chapitres du deuxième tome et du quatrième tome. Mais d’autres auront sans doute eu l’impression inverse : ces chapitres sont ceux dans lesquels la narratrice, Elena, se focalise sur son amour pour le beau et ténébreux Nino, ce qui rend le roman moins social et moins choral, mais plus fort pour qui aime les intrigues intimistes.

Il reste qu’à mes yeux, le mérite le plus éclatant de Ferrante est de nous offrir une suite ininterrompue de péripéties romanesques rehaussée d’un sens inouï des stratégies sociales, des codes, des espérances et des comportements d’une foule de micro-sociétés finement stratifiées, subtilement hiérarchisées selon les quartiers, les métiers, les familles, les sexes…, et qui ne cessent d’interagir et de se juger. Il y a du Balzac et du Proust chez Ferrante, un art consommé de nous rendre complice des moindres détails par lesquels chacun tente de conserver sa position, son honneur, son image, sa situation, ses idéaux. Ou des moindres détails par lesquels certains s’efforcent de changer de position, en y parvenant ou pas, ou en arrivent à trahir et à se trahir. Parmi les dizaines de personnages qui peuplent cet univers foisonnant, et dont Ferrante nous rappelle toujours finement la situation, chaque lectrice et chaque lecteur aura ses préférés, de même que chacun préférera telle ou telle époque.

Au final, et sans rien déflorer, les deux héroïnes auront fait un chemin inverse. Lila, « l’amie prodigieuse », l’enfant revêche dotée de talents hors normes, sera la proie du destin parce qu’elle a tourné sa colère contre son quartier, parce qu’elle n’a pas voulu rompre vraiment avec sa condition, espérant pouvoir changer le monde plutôt qu’elle-même. Elena, au contraire, bien moins douée sinon moins jolie, réussira son ascension sociale mais au prix de mille ruptures, et en doutant toujours de sa légitimité, elle qui est bien consciente de rester une forte en thème, une besogneuse. Par-delà le tourbillon des événements et des sentiments, sur fond d’Italie gangrenée par la mafia et la corruption, c’est une question théologique qui sous-tend la saga de Ferrante, celle consistant à savoir si l’on se sauve par la grâce, comme Lila devrait pouvoir le faire, ou par les œuvres, comme le tente Elena. Mais cette question n’est jamais formulée : tout passe par le récit, ou par le dialogue qu’Elena entretient avec sa propre histoire, et qui reste romanesque de bout en bout, jamais pédant. Avec un final quelque peu pervers et d’une grande beauté, qui ne déçoit pas alors que le lecteur, cent fois, se demande comment l’auteure parviendra à clore un tel cycle.

Catégorie : Littérature étrangère (Italie). Traduction : Elsa Damien.

Liens : chez l’éditeur, le tome I, le tome II, le tome III, le tome IV  ; les critiques de François Lechat des tomes I et II.

Le nouveau nom

Elena Ferrante, Le nouveau nom, Gallimard, 2016

Par François Lechat.

Elena Ferrante donne ici la suite de L’amie prodigieuse [volume II sur IV]. On y retrouve tout son art et toute sa patte, et on les comprend même mieux avec ce deuxième volume. Car pendant 150 pages, ce roman choral débordant de personnages se resserre plus classiquement sur un petit groupe de jeunes le temps de vacances d’été, situation propice aux amours compliquées. Cette parenthèse estivale est fort bien menée, mais par moment on ressent un léger vide, comme s’il manquait quelque chose. En fait, il n’y manque rien, mais lorsque les deux héroïnes reviennent à Naples, on saisit ce qui fait tout le prix de ce cycle romanesque qui comprendra quatre volumes : un extraordinaire sens des détails qui différencient les personnages selon leur position dans l’échelle des métiers, de la richesse, des sexes, des âges, une manière de rendre la vie grouillante d’un quartier à l’aide d’une foule d’anecdotes, de gestes, de dialogues qui sonnent tous plus vrais les uns que les autres. La vie est un combat que les deux héroïnes, l’une encline à s’effacer et l’autre à ne jamais rien céder, mènent envers et contre tout, dans une Italie où l’on ne peut jamais oublier le regard des autres. La lutte des classes, des sexes et des générations comme on la lit rarement : du point de vue de femmes du peuple – et c’est bien plus vivant que d’un point de vue bourgeois ou masculin.

Catégorie : Littérature étrangère (Italie). Traduction : Elsa Damien.

Liens : la page sur Le nouveau nom chez l’éditeur ; l’article de François Lechat sur le 1er volume de la saga : L’amie prodigieuse.

L’amie prodigieuse (I)

Elena Ferrante, L’Amie prodigieuse, Gallimard, 2014

Par François Lechat.

Le début déconcerte un peu tant le contraste entre les deux héroïnes est accentué. Mais leur relation devient vite crédible, et Elena Ferrante rend merveilleusement l’atmosphère de ce quartier pauvre de Naples et les sentiments de la narratrice, Elena, qui est à la fois éblouie et irritée par son amie Lila. Plusieurs scènes sont de petits bijoux : la tentative avortée des fillettes de découvrir la mer au cours d’une fugue ; le baiser reçu par Elena d’un personnage poétique qui va montrer un autre visage ; le trouble provoqué par Lila, pendant sa toilette nuptiale, sur quelqu’un que je ne veux pas nommer ici… Ce roman allie la sensibilité psychologique à un réalisme social aigu, sans que jamais l’auteure ne nous perde dans la foule de ses personnages, tous criants de vérité même si certains ont plus de relief que d’autres.

Catégorie : Littérature étrangère (Italie). Traduction : Elsa Damien.

Liens : page sur L’amie prodigieuse chez l’éditeur ; articles de François Lechat sur la suite, Le nouveau nom (2e volume de la saga), et une fois le 4e volume terminé.

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