Des diables et des saints

On a tellement aimé Veiller sur elle (Prix Goncourt 2023) qu’on a décidé de lire les premiers romans de Jean-Baptiste Andrea, qu’on ne connaissait pas. D’où cette mini-série « On a lu tout Jean-Baptiste Andrea » — en attendant le prochain.

L’ordre de nos articles suit l’ordre des publications : Ma reine (2017), Cent millions d’années et un jour (2019), Des diables et des saints (2021).

Littérature française

Catherine Chahnazarian

Non seulement j’ai dévoré tous les Jean-Baptiste Andrea, et donc celui-ci aussi, mais ils ont résisté à des lectures rapprochées sans me lasser de l’auteur.

Des diables et des saints se passe dans un orphelinat perché dans les Pyrénées, prison qui ne dit pas son nom, un de ces établissements dont les méthodes éducatives de « bons » catholiques ont fait la preuve de leur bêtise, de leur brutalité, de leur perversité. Le narrateur figure parmi des orphelins captifs, brimés, qui attendent leur majorité avec plus ou moins de résignation, en développant parfois de la violence, parfois aussi des rêves.

Andrea a sa façon à lui de traiter le sujet, en l’enveloppant de la personnalité de son personnage principal, le narrateur, qui ne se laisse ni identifier par son statut d’orphelin maltraité, ni regarder comme un être brisé ; et en attribuant une place authentique à la musique, touche originale qui n’affaiblit pas le sujet mais s’y fond au point que, entrant dans une gare quelques jours après ma lecture, j’ai frissonné en voyant le piano dans le hall…

Parmi les autres personnages, un garçon pas comme les autres rappelle, il est vrai, le héros de Ma reine, mais cela ne m’a pas gênée. Cette fois, l’auteur nous demande de regarder le simple d’esprit de l’extérieur et de faire notre choix : l’ignorer, nous en moquer, le plaindre ou l’accompagner. La montagne est prise à nouveau comme lieu d’isolement et de dangers, mais ça non plus ne m’a pas gênée, ça ne me dérange pas que l’auteur ait un décor de prédilection. Ses romans ont surtout la beauté pour point commun, celle de la nature (paysages, pierre, vents…), celle que l’art génère (le héros des Diables et des saints est musicien, celui de Veiller sur elle est sculpteur), celle de la personne que l’on aime, celle de l’amitié. Et celle de sa langue, d’une incroyable beauté et sans forfanterie d’auteur, qu’il a définitivement trouvée et domptée dans Des diables et des saints.

Veiller sur elle apparaît comme un concentré des talents développés au cours des cinq ou six années précédentes, permettant un travail de plus longue haleine, plus complexe, comme le disait François Lechat, et sans doute plus remarquable. Mais déjà dans Des diables et des saints, en n’en faisant ni trop ni trop peu, Andrea greffe sur une base assez simple une construction plus subtile qu’il n’y paraît, que rend profonde la superposition naturelle des sujets : la fragilité et la force ; le dénuement et la richesse ; les trébuchements de la vie et l’envie de vivre ; l’envie, le besoin d’être libre ; la résistance donc, et la vérité des sentiments.

*

Daniel Kunstler

À la fin des années soixante, l’influence du clergé sur la vie publique en France est en déclin, et la laïcité a irréversiblement infiltré le modèle de gouvernance. Une loi datant de 1905 avait imposé la séparation des Églises et de l’État, et la messe du dimanche n’attirait plus qu’un quart de la population de “la fille aînée de l’Église”. Cependant, dans les régions plus retirées de l’hexagone, cette même Église n’est pas près de lâcher prise sur le plan social, et il s’ensuit que des abbés de province s’entêtent à protéger les brins d’autorité qu’il leur reste. 

C’est avec ce contexte en toile de fond que j’ai lu Des diables et des saints. Soyons clairs : il ne s’agit ni d’un livre didactique ni d’un roman historique. Il vise la distraction et la fluidité, ce à quoi il réussit admirablement tout en étant d’une plume remarquablement raffinée. Néanmoins, l’ambiance de l’époque nous fait apprécier le choix du lieu où se déroule l’essentiel du récit – un orphelinat dans l’arrière-pays entre Lourdes, haut-lieu du Catholicisme, et la frontière espagnole – et du personnage de l’Abbé Sénac, qui dirige l’orphelinat, ainsi que de celui de son opposé, Joe, victime de son sadisme et principal protagoniste de l’histoire. Andréa juxtapose la cruauté de l’abbé à la rudesse de l’ancien professeur de piano Rothenberg : ce dernier, malgré sa brusquerie, tenait à épauler les aspirations de Joe, alors que Sénac s’efforce de les écraser.

Des diables et des saints s’expose à des critiques somme toute assez dérisoires : la fixation un peu aléatoire sur certaines sonates pour piano de Beethoven dont les particularités échapperont à la majorité des lecteurs ; le portrait parfois un peu caricatural de « la Grenouille », homme de main de l’abbé, qui trempe parfois dans la caricature ; la vie parfaite de Joe adulte, un peu trop commode ; enfin, le rapport de Joe avec une jeune fille, qui suit un cours totalement prévisible.

Mais peu importe les petites objections qu’on peut avoir à l’égard Des diables et des saints. Ce livre engage le lecteur du début à la fin, jusque dans les petits détails. Les personnages sont captivants et d’une humanité émouvante. Joe, certes, mais aussi ses amis, que je vous laisse découvrir. L’écriture d’Andréa est fine, pointue, et lumineuse sans être prétentieuse. L’humour est présent, mais subtil et conforme à la personnalité de Joe. Le sujet, lourd – les abus subis par des enfants confiés à des institutions censées les protéger -, est traité avec doigté et fidélité au contexte historique. Et, bien que ce contexte remonte à plus d’un demi-siècle, le sujet reste d’actualité. 

Lisez ce roman, vous ne serez pas déçus.

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Jean-Baptiste Andrea
Des diables et des saints

Editions L’Iconoclaste
2021
Nous l’avons lu en collection Proche.

Tous nos articles sur Andrea sont référencés dans le classement par auteur.

Cent millions d’années et un jour

On a tellement aimé Veiller sur elle (Prix Goncourt 2023) qu’on a décidé de lire les premiers romans de Jean-Baptiste Andrea, qu’on ne connaissait pas. D’où cette mini-série « On a lu tout Jean-Baptiste Andrea » — en attendant le prochain.

L’ordre de nos articles suit l’ordre des publications : Ma reine (2017), Cent millions d’années et un jour (2019), Des diables et des saints (2021).

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Littérature française

Catherine Chahnazarian

Pourquoi n’a-t-il pas été primé, ce roman-ci ? Parce qu’il venait en second après Ma reine (prix du Premier roman 2017 et bien d’autres) et qu’on l’a examiné sous toutes les coutures avec trop d’exigence ? Moi j’ai adoré. Avidité de connaître la fin, emprise de la montagne sur mon imagination, admiration pour l’auteur, empathie, bien sûr, pour Stan, le narrateur.

Andrea nous offre à nouveau une histoire simple, originale et captivante mais que vont complexifier et renforcer des fils secondaires. Ici, cela monte en puissance et la tension dramatique devient si aigüe qu’on se croirait dans un thriller. Un archéologue d’une cinquantaine d’années part en expédition à la recherche d’un squelette de dinosaure – ou à la poursuite d’une chimère ? – dans cet univers fantastique, magique, qu’est la haute montagne, si loin de nos vies ordinaires.

Andrea possède l’art subtil de peindre progressivement ses personnages, de les densifier au cours du récit, de travailler les émotions, la souplesse de la pâte humaine. Certains chapitres commencent de manière énigmatique, polysémique, obligeant à continuer à lire pour comprendre de quoi il s’agit. J’adore cette manière qu’a l’auteur de me prendre la main et de me demander de sauter. S’il abuse un peu, dans ce roman-ci, de comparaisons et de métaphores parfois très imaginatives au point que le lecteur y bute, son style poétique s’y forge une qualité exceptionnelle.

Et j’ai savouré cette aventure, relisant certains paragraphes avant de me lancer dans la suite, juste pour être sûre de n’avoir pas manqué un zeste de beauté. Et puis pour faire durer le plaisir : il reste encore quelques chapitres, tout est possible ; il reste quelques pages, on ne sait jamais…

Florence Montségur

Presque un thriller, oui, tout à fait d’accord ! Avec des flashbacks éclairants mais en même temps une action qui tire le lecteur sans cesse vers la suite. Un bon travail sur la temporalité. Avec le merveilleux de Ma reine et quelque chose que je n’arrive pas à expliciter. Un impressionnisme ? Jouant sur ce fantasme que nous avons tous de partir à l’aventure, sur nos peurs aussi. Les quatre personnages sont spéciaux, chacun à sa manière. L’ambiance vient de la montagne mais aussi de leur personnalité.

Je n’en ai fait qu’une bouchée.

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Jean-Baptiste Andrea
Cent millions d’années et un jour

Édition originale : L’Iconoclaste
2019
Disponible en Folio.

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Ma reine

On a tellement aimé Veiller sur elle (Prix Goncourt 2023) qu’on a décidé de lire les premiers romans de Jean-Baptiste Andrea, qu’on ne connaissait pas. D’où cette mini-série « On a lu tout Jean-Baptiste Andrea » — en attendant le prochain.

L’ordre de nos articles suit l’ordre des publications : Ma reine (2017), Cent millions d’années et un jour (2019), Des diables et des saints (2021).

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Littérature française

François Lechat

Premier roman d’Andrea, Ma reine a reçu une dizaine de prix qui ont couronné un univers et un style d’emblée parfaitement aboutis. Sans dévoiler l’intrigue, on y trouve certains des motifs de Veiller sur elle, comme l’amitié amoureuse du héros pour une fille énigmatique et les tourments d’un marginal. L’écriture, aussi, présente déjà des fulgurances typiques de l’auteur, comme cette phrase inouïe : « Elle était très mince, tellement qu’elle avait l’air de pouvoir se glisser entre deux rafales de vent sans déranger personne. »

Un très beau roman, donc, mais moins riche et complexe que le prix Goncourt d’Andrea. Le fait de se mettre dans la peau d’un garçon un peu simple n’est pas vraiment neuf, mais Jean-Baptiste Andrea le fait avec brio et de manière touchante.

Catherine Chahnazarian

Je vois Ma reine comme un conte. C’est un de ces récits qui se lit d’une traite, qui vous emporte dans sa fluidité. Proximité avec les personnages – puisque nous avons été enfants – et crainte pour le héros – puisqu’il est fragile et se met dans une situation dangereuse – sont les impressions dominantes. Le reste, c’est du merveilleux.

Résumer le livre serait très rapide, décrire le personnage serait très simple, et pourtant… J’ai trouvé Ma reine très réussi, subtil, équilibré, prenant. La parenté avec Veiller sur elle ne me trouble pas : j’y vois un goût pour évoquer l’enfance, un souci de faire vivre des personnages forts.

Un très beau roman, donc (clin d’œil à François), dont la simplicité est une fraîcheur.

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Jean-Baptiste Andrea
Ma reine
Editions L’Iconoclaste
2017
Disponible en Folio.

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Veiller sur elle

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Littérature française
Catherine Chahnazarian

Passée l’effervescence du prix Goncourt et ses polémiques, j’ai ouvert Veiller sur elle pour en lire le début et Jean-Baptiste Andrea a piqué ma curiosité.

Mimo (Michelangelo Vitaliani), né en France en 1904, se retrouve en Italie à douze ans, seul, pauvre, exploité, mais talentueux à l’excès : il est fait pour être sculpteur. Avec lui, l’auteur nous plonge dans une Italie campagnarde subissant de loin la Première Guerre mondiale, nous fait voyager à Florence, où nous assistons à la montée du fascisme, puis à Rome, où l’Italie fait le grand-écart entre le Pape et Mussolini. Ni l’histoire du XXe siècle ni l’art ne sont de vains décors dans ce récit que nous fait Mimo, car c’est lui qui raconte, à nous qui avons accès à ses pensées dans le moment où, près de rendre l’âme, il revoit toute sa vie. Récit d’un réalisme si convainquant que l’on pourrait croire que Michelangelo Vitaliani a réellement existé. Mais ce qui a réellement existé, c’est ce siècle, ce pays, son histoire, la terre, les rivalités, les rôles attribués par la naissance, les souffrances, les naïvetés et les calculs, la complexité et la force des amitiés, et l’importance de l’art. Le style d’Andrea, exceptionnel, dense, constant, poétique, savant sans nous perdre, confère à ce récit une dimension qui méritait bien un Goncourt. L’ensemble est beau sans se complaire dans la beauté, plein d’aventures et de rebondissements sans se perdre dans le narratif, et les personnages sont tous excellents, typés, cohérents, crédibles et si diversifiés que c’est tout un monde, plusieurs mondes, dans lesquels il nous est donné d’entrer.

Pour tout dire, il y a dans ce roman quelque chose qui le dévalorise. Ce sont ces annonces régulières, prolepses plus ou moins subtiles ayant pour vocation de stimuler la curiosité du lecteur à découvrir la suite. Procédé inutile, voire contre-productif dans un tel récit. Mais si cela m’a causé au début quelques déceptions, j’ai fini ce livre avec passion.

François Lechat

Je partage l’appréciation de Catherine, ainsi que sa réserve finale. Mais je serais plus enthousiaste encore. Si certaines anticipations sont inutiles et nous privent d’un effet de surprise, cela n’empêche pas le suspense de monter de chapitre en chapitre. Et j’ajouterais trois éléments pour expliquer le bonheur que m’a procuré Jean-Baptiste Andrea. D’abord le fait qu’une de œuvres de « Mimo » est entourée d’un épais mystère et fascine jusqu’au Vatican, et que l’on n’est pas déçu quand on découvre ce qu’elle a de surprenant. Ensuite, Andrea tisse une relation complexe, subtile et inhabituelle entre ses deux personnages principaux, qui apporte aussi sa part de suspense. Enfin, son héros n’est pas seulement sculpteur, ce qui est déjà original : il présente encore une autre spécificité, qui épaissit ce personnage tout en apportant des touches de drame et d’humour. L’ensemble est vraiment très riche et jamais prétentieux, fonctionnant par fines évocations toujours élégantes. Ne passez pas à côté, c’est un excellent Goncourt !

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Jean-Batiste Andrea
Veiller sur elle

Éditions L’Iconoclaste
2023

Nous avons consacré une mini-série aux romans de J.-B. ANDREA :
Ma reine, Cent millions d’années et un jour, Des diables et des saints

De façon générale, tous nos articles sont référencés dans le classement par auteur

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