À prendre ou à laisser

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Littérature étrangère (U.S.A.)
Par Anne-Marie Debarbieux

Quand, après dix ans de déclin au fil de l’évolution de la maladie d’Alzheimer, l’un de vos proches disparaît, il n’est pas rare que le soulagement rivalise d’intensité avec la douleur, au risque même de l’oblitérer. Expérience évidemment culpabilisante et très difficile pour Kay et Cyril, cinquantenaires en bonne santé et tous deux issus du monde médical, au moment du décès de la mère de Kay. Ils scellent alors un pacte pour éviter cette descente aux enfers : s’ils le peuvent, ils se donneront la mort ensemble le jour des 80 ans de Kay.

Mais qu’en est-il de ce serment trente ans après ? Sont-ils encore d’accord ? En mesure de passer à l’acte qui de projet lointain devient soudain réalité imminente ? Ils ont changé et le monde aussi.

Tel est l’objet des premières pages du livre, scène d’exposition en quelque sorte. Dans les chapitres suivants, l’auteur proposera alors 12 scénarios successifs et très différents, à partir du projet initial.

Si certains passages sont émouvants, l’auteur ne tombe jamais dans le pathos. La tonalité est celle d’une réflexion grinçante et satirique sur la nature humaine aussi généreuse que mesquine, sur la relation de couple, les relations familiales, la société, les institutions, le monde médical, l’appât du gain, l’exploitation de la vieillesse. Le tout sur fond d’une Angleterre déchirée par le Brexit.

Provocation, légèreté, regard acide sur notre époque et sur la société anglaise, réflexion sur un sujet grave qui concerne chacun, ce livre amuse, provoque, dénonce et invite à réfléchir. Il a pu choquer certains lecteurs. La satire suscite forcément l’inconfort.

Mais personnellement j’ai été séduite par ce roman, original dans sa construction, grinçant certes, mais pas choquant car la provocation est maniée avec talent et drôlerie en dépit de la gravité du sujet.

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Lionel Shriver
A prendre ou à laisser
Éditions Belfond
2023

Traduction : Catherine Gibert

Quatre heures, vingt-deux minutes et dix-huit secondes

Lionel Shriver, Quatre heures, vingt-deux minutes et dix-huit secondes, Belfond, 2021

— Par François Lechat

A ma connaissance, Lionel Shriver n’a jamais fait aussi bien que son premier roman, Il faut qu’on parle de Kevin, qui était saisissant. Mais son dernier est très réussi, et ferait figure de révélation si on ne connaissait pas déjà l’autrice.

Le thème principal, rarement traité, est on ne peut plus contemporain : le culte de la performance sportive qui obsède les Américains et qui tend à se répandre aussi en Europe. Lionel Shriver l’aborde sous l’angle d’un couple vieillissant qui évolue à fronts renversés. Serenata doit cesser son jogging quotidien tandis que Remington, son mari casanier, se lance dans le marathon puis le triathlon, ce qui donne lieu à des analyses à froid teintées d’humour et à des escarmouches conjugales qui ne manquent pas de piquant.

Mais Lionel Shriver élargit la focale en montrant quelle folie collective s’est emparée des États-Unis. Avec la finesse d’une sociologue, elle suggère que ce culte de la performance permet de s’abandonner à une nouvelle forme d’obéissance, celle que l’on doit à un coach qui traite ses clients comme des enfants. C’est d’autant plus réussi que le mari de Serenata se détache de sa femme à force de ne plus penser qu’au sport, mais en souffre et l’aime toujours : c’est aussi du ciment et de l’usure du couple qu’il est question ici. Et d’encore au moins deux autres thèmes, l’effrayant confort intellectuel apporté par une Église rétrograde et illuminée, ainsi que la vogue du wokisme, cette hyper-vigilance des minorités à l’égard du plus petit indice de discrimination. C’est d’ailleurs parce que Remington en a fait les frais qu’il s’est lancé à corps perdu dans le marathon : il lui fallait se purifier d’une accusation injuste évoquée par petites touches au début du roman, puis décrite par le menu au cours d’un chapitre aussi drôle que glaçant.

Beaucoup de thèmes, donc, pour un seul livre. Mais qui n’empêchent ni l’humour, ni l’empathie, ni la fluidité. Le dernier Lionel Shriver montre qu’on peut faire un excellent roman avec beaucoup d’intelligence.

Catégorie : Littérature anglophone (U.S.A.). Traduction : Catherine Gibert.

Liens : chez l’éditeur.

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