Bien-être

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Littérature étrangère (USA)
Par François Lechat

Résumé au plus court, le propos est modeste : la destinée d’un couple installé à Chicago, des années 1990 à aujourd’hui. Mais déployée dans toute son ampleur – 660 pages de récit et une bibliographie scientifique de huit pages –, l’entreprise est époustouflante : j’ai rarement vu des personnages et leur époque passés au scalpel avec une telle richesse d’analyse et d’information, qui n’empêche pas l’humour et l’émotion.

Au départ, elle et lui tombent amoureux de la manière la plus romantique, après des mois à s’épier d’une fenêtre à l’autre et dans une belle alchimie de jeunes intellectuels, lui professeur de photographie à l’université et elle psychologue dans un laboratoire spécialisé dans l’effet placebo. À l’arrivée, chacun de ces points de départ aura révélé tout son arrière-fond destructeur, entre sagas familiales typiquement américaines, adhésion aux manies de notre temps et impacts délétères des recherches menées sur les placebos. Au passage, le snobisme du monde intellectuel en prend un coup (savoureuse description des circonstances dans lesquelles notre héros fonde malgré lui un courant photographique révolutionnaire), ainsi que le politiquement correct à l’américaine. Mais les courants réactionnaires sont aussi épinglés, au travers d’un irrésistible personnage secondaire.

La bibliographie impressionne par sa diversité, mais son évocation en cours de récit est toujours empreinte d’ironie et engendre un effet de scepticisme : des connaissances scientifiques aussi fines et précises sur nos comportements paraissent forcément mensongères, sans quoi nous serions des robots. La vérité réside plutôt dans les généalogies familiales, qui trahissent le cynisme et la dureté dans lesquelles l’Amérique s’est édifiée.

Il est impossible de faire sentir la richesse de ce roman en quelques lignes. Il s’adresse évidemment à un public cultivé, qui acceptera la longueur de certains flash-backs et appréciera la profondeur de champ de l’écriture : elle est toujours allègre et vivante, mais nourrie d’une impressionnante culture psychologique et sociologique.

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Nathan Hill
Bien-être

Traduction : Nathalie Bru
Éditions Gallimard
2024

L’heure bleue

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Policiers et thrillers
Par François Lechat

C’est le troisième roman de Paula Hawkins que je lis (sur cinq déjà parus), et je crains que ce soit le dernier. Non qu’il soit mauvais, loin de là. Il se laisse lire de manière fluide, il installe un certain suspense, il comporte des chapitres réussis. Mais il n’apporte rien de neuf par rapport à La fille du train ou à Celle qui brûle.

Le problème de Hawkins est qu’elle s’enferme dans ses procédés : abondance de flashbacks, extraits de correspondance ou de journal intime, personnages cabossés porteurs d’un secret, intrigues de thriller donnant lieu à des considérations psychologiques, moments d’accalmie après une explosion de violence… En l’occurrence, tout cela ralentit l’intrigue, la dilue, fait sans cesse retomber la tension. Sans que l’héroïne, une artiste de renommée mondiale à la personnalité torturée, soit assez originale pour marquer le lecteur.

Les personnages secondaires sont plus intéressants, surtout l’un d’entre eux, et l’atmosphère des lieux, une île écossaise battue par les vents, est bien rendue. Mais tout cela paraît assez fabriqué, calculé. Il manque à Hawkins, soit du lâcher-prise, soit assez de méchanceté pour oser un livre qui dérange.

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Paula Hawkins
L’Heure bleue

Sonatine
2024

En un combat douteux…

Série : NOS MONUMENTS DE LA LITTÉRATURE AMÉRICAINE

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Par François Lechat

En un combat douteux n’est pas le plus célèbre roman de Steinbeck. Il s’agit pourtant de son premier grand livre, écrit avant Des souris et des hommes et Les raisins de la colère, consacré à la terrible crise sociale qui a secoué la Californie à partir du krach boursier de 1929.

La singularité d’En un combat douteux réside surtout dans le fait que Steinbeck n’a pas cherché à plaire. Le thème du livre, une grève des ouvriers chargés de la cueillette de pommes dans d’immenses vergers, est directement inspiré des grandes grèves qui ont marqué la Californie en 1933 dans des secteurs connexes (le coton, les pêches…) qui réduisaient les salariés à la misère. Un sujet grave, donc, traité dans un texte rédigé en quelques semaines et que Steinbeck lui-même qualifiait de « brutal », de « terrible ». Une forme de littérature prolétarienne, assumée comme telle, qui a frappé à l’époque par son réalisme, son style brut, ses longs dialogues, souvent tendus, qui traduisent les hésitations et les difficultés inhérentes à un combat inégal, incertain, « douteux » comme le dit la formule de titre empruntée à la Bible.

En un combat douteux aurait pu être un roman communiste, puisque les principaux meneurs de la grève décrite par Steinbeck appartiennent au Parti. Mais ce n’est en aucune manière un livre théorique ou dogmatique : ses protagonistes ne débattent pas sur des idées mais sur les actions à mener. Steinbeck s’est appuyé sur de nombreux récits oraux de grèves similaires, et il a créé des personnages échappant aux étiquettes, simplement humains, authentiques, oscillant entre faiblesse et grandeur. Son sujet n’est pas la Révolution mais la dynamique des groupes, qui sont en proie à une instabilité permanente, qui discutent sans cesse de la manière de s’organiser face aux briseurs de grève, à la police, aux milices qui veulent mater la contestation. Sur un sujet qui se prêtait à la propagande, Steinbeck offre un roman sans message, écrit du point de vue des ouvriers mais dont l’issue n’est pas donnée, Steinbeck laissant au lecteur le soin de l’imaginer à partir d’une brève indication.

En un combat douteux est évidemment disponible en format de poche, mais n’hésitez pas à vous faire plaisir : il figure dans le volume de la Bibliothèque de la Pléiade consacré à Steinbeck, aux côtés de ses deux autres romans californiens et d’À l’est d’Eden. Avec, en prime, une introduction générale, des notices et des notes aussi claires que savantes.

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John Steinbeck
En un combat douteux

Titre original : In Dubious Battle, 1936

En Folio
traduction : Edmond Michel-Tyl

En Pléiade
traduction : J.-C. Bonnardot, Maurice-Edgar Coindreau, Edmond Michel-Tyl et Charles Recoursé ; direction : Marie-Christine Lemardeley-Cunci.

Intermezzo

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Littérature anglophone (Irlande)
Par François Lechat

J’avais zappé le troisième roman de Sally Rooney, Où es-tu, monde admirable, parce que j’avais pris un plaisir réel mais un peu mitigé aux deux premiers, Conversations entre amis et Normal People. Sally Rooney a un talent fou pour scruter les âmes et les cœurs, les élans, les doutes et les blocages de ses personnages, toujours jeunes et cultivés. Et elle fait preuve depuis le début d’un sens aigu des dialogues, ce qui rend ses livres très vivants. On pouvait cependant trouver son style un peu léger et ses personnages irritants à force d’incertitudes et d’hésitations.

Avec ce quatrième roman, Intermezzo, qui a l’honneur de paraître dans la collection « Du monde entier » chez Gallimard, l’autrice a manifestement franchi un palier. Les thèmes et les qualités sont les mêmes, qui rendent ce récit prenant et attachant. Mais il y a plus de densité et de profondeur, avec des thèmes plus graves. A travers deux frères habilement contrastés, un avocat en vogue et sûr de lui et son cadet champion d’échecs et légèrement inadapté, l’autrice voyage entre le deuil, la détresse sociale, la maladie, l’amour, le sexe, le regard des autres et la hantise de la chute. Tout est vif, sensible, parfois un rien trop explicite mais remarquablement observé. Et les personnages féminins sont à la hauteur des masculins, entre force et fragilité. C’est la vie comme elle va, saisie dans des périodes difficiles qui n’empêchent pas de chercher le bonheur.

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Sally Rooney
Intermezzo

Éditions Gallimard
2024

Transmania

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Essais, Histoire…
Par François Lechat

Attention, brulôt ! Transmania est un phénomène d’édition, énorme succès sur internet mais quasi introuvable en librairie. Et sur le motif de cette absence, les récits divergent. Selon les uns, les libraires n’osent pas montrer le livre ; selon les autres, il se vend si bien que les piles fondent comme neige au soleil…

De quoi s’agit-il ? D’une critique radicale de la vogue des transgenres, écrite par des féministes reconnues mais que l’on accuse d’être en fait « transphobes », de détester les personnes qui ont choisi de changer de genre. L’écrasante majorité des médias et des intellectuels progressistes jugent aussi les autrices transphobes, tandis qu’à droite et à l’extrême droite on salue un livre nécessaire et courageux, appréciation partagée par un certain nombre de psychiatres et de médecins.

Personnellement, j’ai eu envie de lire ce livre parce qu’il vaut toujours mieux juger par soi-même et que le sujet pose des questions abyssales. De ce point de vue, Transmania est un remarquable vecteur de réflexion, bourré d’informations, d’analyses, de questions percutantes, d’interrogations sincères, avec 40 pages de notes de références dont on peut vérifier une bonne partie sur internet (je ne l’ai pas fait). Si on se laisse convaincre, ce livre est frappant — mais, pour ses adversaires, les faits et les chiffres allégués sont faux.

Cela étant dit, je comprends le procès en transphobie fait aux autrices. Car si elles argumentent contre une série de dérives qui méritent d’être méditées voire contrées, elles ne peuvent pas cacher leur animosité à l’égard des personnes trans. Et elles le font, en plus, de manière maladroite. Leurs arguments portent, mais pourquoi placer en début de livre une synthèse qui ne peut convaincre qu’au terme de la lecture ? Pourquoi employer, par moment, des termes brutaux pour parler de situations psychologiques délicates ? Et quelle mauvaise idée d’inventer un personnage fictif, Robert qui veut devenir Catherine, incarnation de la femme trans qui aurait pu être une illustration concrète du sujet mais dont la description sombre dans la vulgarité et le mépris ?

Il aurait fallu un vrai éditeur à ce livre, qui aurait contraint les autrices à se limiter aux questions de fond. Mais il est publié par les éditions Magnus, qui se targuent de lutter contre le politiquement correct et que ses adversaires qualifient d’extrême droite, ce qui n’a pas aidé à calmer les esprits. Reste que les autrices posent des questions intéressantes ; à vous, donc, de vous faire une idée.

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Dora Moutot et Marguerite Stern
Transmania. Enquête sur les dérives de l’idéologie transgenre

Éditions Magnus
2024

La survie des médiocres

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Essais, Histoire
Par François Lechat

Si vous craignez un livre politique, rassurez-vous : la critique du capitalisme n’occupe qu’une place marginale dans ce livre centré sur le darwinisme.

Sa thèse principale est simple : Darwin a commis une erreur en s’inspirant des pratiques des éleveurs pour théoriser la sélection naturelle. Il a conclu qu’au cours de l’évolution la nature avait sélectionné les plus aptes, les « meilleurs » comme disent certains, parce qu’il avait à l’esprit la manière dont les éleveurs arrivent à produire les chevaux les plus rapides, les pigeons les plus résistants, les chiens de la race la plus pure à force de sélection et de croisement des spécimens les plus prometteurs. Or, sur la base d’une vaste documentation, d’une lecture aiguisée de Darwin et de nombreux dialogues avec des spécialistes de l’évolution, Daniel Milo montre ce que l’on savait mais que l’on assumait rarement : au cours de l’évolution, la nature a laissé subsister des espèces qui ne disposaient pas d’un avantage particulier, au contraire. Les bois des rennes et la queue des paons ne les aident pas à séduire les femelles, mais ils signalent les mâles à leurs prédateurs et constituent donc des handicaps. De même, la girafe est tellement mal faite, souligne Milo dans un savoureux chapitre d’ouverture, qu’elle aurait dû être éliminée. Conclusion, soutenue par bien d’autres données : la nature ne sélectionne pas les meilleurs mais aussi les quelconques et les médiocres, tous ceux qui présentent juste assez de caractères utiles pour survivre. De sorte que le darwinisme, ainsi corrigé, ne peut plus servir d’appui au capitalisme et à son éloge de la concurrence généralisée. Ce qui conduit l’auteur, un historien des idées et non un biologiste, à réinterroger l’évolution et l’organisation des sociétés humaines, dans les derniers chapitres de son livre.

Salué à sa sortie, puis attaqué par une partie des spécialistes de l’évolution, l’ouvrage de Milo est brillant, interpellant et richement illustré dans son édition actuelle. Si le sujet vous intéresse, ne le manquez pas, quitte à ne pas suivre l’auteur jusqu’au bout (il a un avis sur à peu près tout). Et en sachant deux choses : il faut connaître les principes de base de l’évolution et de la génétique pour suivre la démonstration de Milo, et admettre qu’il en fasse parfois trop avec ses formules acrobatiques ou quelque peu mystérieuses.

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Daniel S. Milo
La survie des médiocres. Critique du darwinisme et du capitalisme

Éditions Gallimard
2024

Vine Street

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Policiers et thrillers (USA)
Par François Lechat

Encensé par la critique anglaise, et à présent française, Vine Street est un livre qui ne s’oublie pas.

Cette plongée dans le quartier mal famé de Soho, au cours des années 1930, offre d’abord un tableau de mœurs pas piqué des hannetons : malfrats de toutes nationalités, flics véreux, bars louches, identités et pratiques sexuelles marginales, prostituées qui ne se laissent pas marcher sur les pieds… Le meurtre d’une d’entre elles installe rapidement une atmosphère plus noire, accentuée par une guerre des polices aussi impitoyable que brutale. Mais le livre décolle surtout lorsque, après un autre meurtre et plus de 200 pages, les pistes suivies jusque-là s’avèrent foireuses et un assassin plus inquiétant se profile, dont la traque prendra plusieurs décennies et 450 pages supplémentaires. Le tout dans un va-et-vient entre plusieurs époques et un jeu de pistes soigneusement distillé.

Du pur polar, donc, addictif et distrayant ? Pas seulement, car Dominic Nolan, par petites touches, confronte ses personnages à des événements historiques qui les dépassent (la montée des fascismes, le bombardement de Londres dans les années 1940…) et à des choix qui les façonnent, y compris sur un terrain familial inattendu dans un roman noir. Peut-on être un bon flic quand on aime la violence ? Etre à la fois véreux, homosexuel dissimulé et chasseur de serial killer ? Se découvrir soi-même dans la peau d’un autre ? Considérer que la fin justifie les moyens ? Sans jamais s’appesantir, Vine Street est un livre existentialiste qu’un Sartre aurait pu adouber.

Deux petites réserves, cependant, même si elles ne doivent pas vous décourager : l’intrigue aurait pu être moins touffue, et le traducteur plus vigilant – ou l’éditeur à sa suite.

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Dominic Nolan
Vine Street

Éditions Payot & Rivages
2024

Ma reine

On a tellement aimé Veiller sur elle (Prix Goncourt 2023) qu’on a décidé de lire les premiers romans de Jean-Baptiste Andrea, qu’on ne connaissait pas. D’où cette mini-série « On a lu tout Jean-Baptiste Andrea » — en attendant le prochain.

L’ordre de nos articles suit l’ordre des publications : Ma reine (2017), Cent millions d’années et un jour (2019), Des diables et des saints (2021).

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Littérature française

François Lechat

Premier roman d’Andrea, Ma reine a reçu une dizaine de prix qui ont couronné un univers et un style d’emblée parfaitement aboutis. Sans dévoiler l’intrigue, on y trouve certains des motifs de Veiller sur elle, comme l’amitié amoureuse du héros pour une fille énigmatique et les tourments d’un marginal. L’écriture, aussi, présente déjà des fulgurances typiques de l’auteur, comme cette phrase inouïe : « Elle était très mince, tellement qu’elle avait l’air de pouvoir se glisser entre deux rafales de vent sans déranger personne. »

Un très beau roman, donc, mais moins riche et complexe que le prix Goncourt d’Andrea. Le fait de se mettre dans la peau d’un garçon un peu simple n’est pas vraiment neuf, mais Jean-Baptiste Andrea le fait avec brio et de manière touchante.

Catherine Chahnazarian

Je vois Ma reine comme un conte. C’est un de ces récits qui se lit d’une traite, qui vous emporte dans sa fluidité. Proximité avec les personnages – puisque nous avons été enfants – et crainte pour le héros – puisqu’il est fragile et se met dans une situation dangereuse – sont les impressions dominantes. Le reste, c’est du merveilleux.

Résumer le livre serait très rapide, décrire le personnage serait très simple, et pourtant… J’ai trouvé Ma reine très réussi, subtil, équilibré, prenant. La parenté avec Veiller sur elle ne me trouble pas : j’y vois un goût pour évoquer l’enfance, un souci de faire vivre des personnages forts.

Un très beau roman, donc (clin d’œil à François), dont la simplicité est une fraîcheur.

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Jean-Baptiste Andrea
Ma reine
Editions L’Iconoclaste
2017
Disponible en Folio.

Tous nos articles sur Andrea sont référencés dans le classement par auteur.

Katie

Littérature étrangère (USA)
Par François Lechat

En cinq pages rondement menées, le prologue nous fait assister au meurtre d’un chien et au décès d’une mère de famille. L’un et l’autre accompagnés de détails qui créent une atmosphère de légèreté, pour ne pas dire de farce.

Avec un début pareil on a évidemment envie de lire la suite, aux côtés d’une héroïne attachante et au contact d’une famille assez glaçante. C’est que la Katie du titre dispose à la fois d’un redoutable don de voyance et d’un bon coup de marteau…

Troisième roman de Michael McDowell publié par Monsieur Toussaint Louverture, Katie est de la veine des Aiguilles d’or, mais avec une intrigue plus simple, moins profonde, plus jouissive. Comme l’auteur l’a expliqué lui-même, il s’est beaucoup amusé à écrire ce livre contenant ses meurtres les plus effroyables. C’est de la littérature de genre, donc, qui se repose un peu trop sur l’opposition entre les bons et les méchants et sur des coïncidences, mais qui propose un pur divertissement, sous une de ces couvertures somptueuses dont l’éditeur a le secret.

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Michael McDowell
Katie

Traduction : Jean Szlamowicz
Illustration : Pedro Oyarbide
Édition : Monsieur Toussaint Louverture
2024

Nos autres critiques de Michael McDowell : Blackwater ; Les Aiguilles d’or.

Très chers amis

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Littérature étrangère (U.S.A.)
Par François Lechat

Imaginez, pendant l’épidémie de covid, à l’époque du confinement, une bande d’amis qui se retrouvent dans un cadre idyllique sur les bords de l’Hudson. Parenthèse angoissante et enchantée à la fois. Et, surtout, un huis clos propice aux rapprochements comme aux déchirements et aux malentendus. Car dans ce petit monde intello et bourgeois (le couple d’hôtes est composé d’un écrivain et d’une psychiatre), tout le monde apprécie tout le monde, mais pas pour les mêmes raisons. Et des grains de sable risquent fort de gripper la machine : par exemple, un test qui doit permettre de désigner à coup sûr les couples potentiels, ou encore la venue d’un acteur célèbre, beau comme un dieu, qui pourrait faire des ravages…

Résumé ainsi, ce roman lorgne vers la comédie, et c’est une des intentions de l’auteur, qui a travaillé à l’écriture de plusieurs séries télévisées et qui possède un art consommé des dialogues. Mais il propose aussi un embryon de livre-monde, avec des personnages qui ont émigré aux Etats-Unis en provenance de l’Europe ou de l’Asie et qui en conservent des réflexes, des nostalgies et un rapport complexe à l’anglais. Cette petite bande est aussi traversée par des intérêts et des rivalités personnelles ou professionnelles, chacun ou presque ayant quelque chose à espérer d’autres membres du groupe. Le temps étiré du confinement va ainsi favoriser des glissements successifs, des changements de configuration, le dévoilement de secrets et l’ébauche de drames. Car la maladie rôde, ainsi que des véhicules inquiétants qui pourraient appartenir à une milice.

Le tout est brillamment ficelé, discrètement humoristique et très finement décrit. Mais réservé à des lecteurs attentifs, que ne découragent pas les emprunts à des langues étrangères et, dans les derniers chapitres (très beaux), les déplacements dans le temps et l’ambiguïté entre le rêve et la réalité.

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Gary Shteyngart
Très chers amis

Traduction : Stéphane Roques
Éditions de L’Olivier
2024

J’ai lu tout Antoine de Saint-Exupéry

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Série « J’ai lu tout… »
Littérature française – Hommages
Par François Lechat

À l’adolescence, j’ai lu tous les livres de Saint-Exupéry, y compris les posthumes déjà publiés à cette époque. Et c’était, je crois, un bon âge pour découvrir cet auteur que je n’ose pas relire aujourd’hui de peur d’être déçu.

J’ai relu à plusieurs reprises Le Petit Prince, cependant. Mais je n’en dirai rien ici, puisque tout le monde l’a lu et que chacun s’en fait une idée personnelle, qui varie selon les âges.

J’ai aussi lu le quatuor des romans d’aviation, publiés de 1929 à 1942 : Courrier sud, Vol de nuit, Terre des hommes, Pilote de guerre. Des titres courts, qui claquent et qui font rêver. Des aventures pleines de danger, datant d’une époque où l’aviation était synonyme de risque de mort. Un métier improbable, voler pour acheminer du courrier ou pour défendre son pays, que Saint-Exupéry donne à sentir en multipliant les détails techniques et l’évocation des périls surmontés.

Mais on devinait aussi, dès Vol de nuit, que ce qui l’intéressait était la condition humaine plutôt que les récits d’aventure, et c’est ce qui me plaisait. D’où ma prédilection pour Terre des hommes, dont le style est plus grave, limite pompeux, en phase avec les valeurs chères à l’auteur. C’est dans ce livre qu’on trouve la fameuse phrase : « Ce que j’ai fait, je te le jure, jamais aucune bête ne l’aurait fait » (Guillaumet à Saint-Ex après avoir marché des jours et nuits dans la cordillère des Andes, en plein hiver, après le crash de son avion). Et c’est là que Saint-Exupéry célèbre le mieux l’humanité, à travers un Bédouin qui sauve des Blancs dans le désert, et là aussi qu’il montre de manière saisissante comment la Terre se donne du haut d’un avion, à partir d’un lieu et d’un métier qui font voir le monde autrement.

Le reste de l’œuvre est moins connu, et posthume, si l’on excepte la Lettre à un otage. On y trouve surtout des textes courts, repris dans différents recueils, qui exposent la vision morale de l’auteur, centrée sur la dignité de l’homme. Quand je relis les passages que j’avais cochés à l’époque, je suis frappé par le caractère héroïque qui s’en dégage, l’aspiration à vivre tête haute, chargé d’une mission, voué à répondre à des appels qui nous dépassent. Certes, tout n’est pas de la même veine : les Lettres de jeunesse à une amie inventée, écrites de 1923 à 1931, sont plus légères, intimes, anecdotiques ; et les Carnets brassent tous les genres et tous les styles, réflexions, aphorismes, colères, visions politiques… Je me rappelle notamment une descente en flammes de la pièce de Pirandello, Six personnages en quête d’auteur, qui selon Saint-Ex ne propose qu’une « métaphysique de concierge »…

Mais l’essentiel, parmi les posthumes, est Citadelle, que j’ai lu, celui-ci, à plusieurs reprises. Plus de 500 pages, inachevées et en désordre, d’anecdotes, de réflexions, de paraboles…, prêtées à un chef de tribu dans le désert, qui prend sur lui le destin de sa communauté et médite à perte de vue sur les voies du bonheur et la vraie justice. C’est ringard, magnifique, obscur, à la limite du fascisme, parfaitement dépassé et trop imprégné de religiosité pour notre regard contemporain. Mais il y a des pépites, et une évidente noblesse d’âme comme dans ce passage :

« Ils trouvent les choses, disait mon père, comme les porcs trouvent les truffes. Car il est des choses à trouver. Mais elles ne te servent de rien car tu vis, toi, du sens des choses. Mais ils ne trouvent pas le sens des choses parce qu’il n’est point à trouver mais à créer. »

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Antoine de Saint-Exupéry chez Gallimard : biographie, livres.

La révolution culturelle nazie

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Essais, Histoire
Par François Lechat

Le sujet de ce livre paraît assez sinistre, c’est le moins que l’on puisse dire. Mais l’ouvrage est passionnant, à plusieurs titres.

D’abord parce qu’il restitue la cohérence de l’idéologie nazie, que nous avons tendance à considérer comme un fourre-tout délirant. Il s’agit au contraire d’une vision du monde très construite, fondée sur des principes clairs et puissants, une compréhension des lois de la nature que la race nordique-germanique aurait incarnée aux moments les plus glorieux de son histoire et qu’il faudrait restaurer pour rétablir l’ordre naturel. Cet « ordre naturel » est évidemment une horreur, un culte du sang, de la race et de la force. Mais il trouvait des arguments, à l’époque, chez de nombreux savants qui préparaient cette vision par leurs théories sur les vertus du naturisme, de la sexualité ou de la prophylaxie. Ce qui amène l’auteur à contester la thèse d’Hannah Arendt selon laquelle Eichmann, lors du procès de Nuremberg, aurait incarné « la banalité du mal », n’aurait été qu’un exécutant lâche et passif. Eichmann était au contraire un nazi parfaitement résolu et convaincu, qui a simplement trouvé le moyen de tromper ses juges, ainsi qu’une philosophe de haut niveau.

Un deuxième élément passionnant réside dans l’audace des torsions que les nazis ont imposée à l’Histoire. On découvre par exemple qu’à leurs yeux Platon était un philosophe germanique, car les grands auteurs grecs et romains de l’Antiquité étaient en fait des Germains installés au bord de la Méditerranée… Emmanuel Kant, figure majeure des Lumières allemandes, pacifiste, fondateur des droits de l’individu, est semblablement passé à la moulinette nazie parce qu’il fallait que, comme Goethe et d’autres, un grand penseur allemand soit forcément du bon côté de l’Histoire. D’autres ont fait l’objet des mêmes détournements, qui revisitent des pans entiers de la culture européenne.

Un dernier élément passionnant réside dans les chapitres qui restituent une certaine finesse critique des idéologues nazis. Sans partager aucune de leurs thèses, on doit bien admettre que leur dénonciation de la Révolution française ou du traité de Versailles ne manquent pas d’arguments et peuvent donner à penser (Clemenceau, au passage, en prend pour son grade). Rien de tout ceci ne mène à une quelconque sympathie, les derniers chapitres, sur la conquête territoriale et l’antisémitisme, étant glaçants. Mais le nazisme est bien un délire paranoïaque adossé à un semblant de rationalité, et il anticipe en cela ce que nous voyons à l’œuvre aujourd’hui dans différents pays.

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Johann Chapoutot
La révolution culturelle nazie

Éditions Gallimard
2017

Existe aussi en édition de poche  « Tel »

Écoutez-moi jusqu’à la fin

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Littérature étrangère (U.S.A.)
Par François Lechat

Brillant, drôle, follement inventif, touchant, bourré d’intelligence… Les mots manquent pour décrire ce premier roman qui a obtenu le National Book Award en 2022, et dont les droits ont déjà été vendus pour le cinéma – ce qui débouchera sur un film forcément bien pauvre à côté du livre.

L’action se déroule dans une ville en déclin du Midwest, que des promoteurs immobiliers promettent de transformer en paradis, mais qui pour l’instant concentre toutes les misères de notre époque. J’en dresserais bien la liste, qui va des cataclysmes engendrés par le réchauffement climatique au torrent d’inepties qui envahit Internet, mais ce serait donner une couleur misérabiliste à ce roman qui nous égratigne de manière à la fois légère et mordante, avec brio. C’est que l’héroïne, une jeune fille de l’Assistance publique qui cohabite avec trois ados amoureux d’elle, est d’une culture exceptionnelle et soigne ses blessures en s’identifiant aux grandes mystiques de l’Histoire, de sainte Blandine (dont elle emprunte le nom) à Hildegarde de Bingen. Ce n’est pas le seul élément insolite de ce roman, très réaliste par ses thèmes (la domination masculine, le capitalisme séducteur, l’impératif de bienveillance, la morsure du désir, les addictions de toute sorte…), mais qui multiplie les registres d’écriture et les morceaux de bravoure, faisant passer le lecteur par toute la palette des émotions (une mention spéciale à cette belle nuit d’amour autour de deux pizzas sur fond d’inondations diluviennes). D’une intelligence hors du commun, l’autrice reste vive, concise et fluide tout du long, avec un talent typiquement américain pour les hyperboles (« On dirait que mon visage est en train de tomber de mon visage »). Avec ce condensé de la condition humaine dans les années 2020, Tess Gunty fait le pari que ses lecteurs, qu’on imagine friands de livres et d’actualités, saisiront tout ce qu’elle écrit comme elle l’écrit : en un clin d’œil.

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Tess Gunty
Ecoutez-moi jusqu’à la fin

Traduction : Jacques Mailhos
Éditions Gallmeister
2023

Les Aiguilles d’or

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Littérature anglophone (U.S.A.)
Par François Lechat

En 1882, dans le Triangle Noir, le quartier le plus mal famé de New York, la famille Schanks prospère grâce à des délits de toutes sortes : avortements clandestins, vols, recel… Au même moment, le juge Stallworth, un Républicain austère, décide d’éradiquer le vice dans le Triangle Noir pour satisfaire ses ambitions politiques. Là où les Schanks s’appuient sur des complices aux mœurs interlopes, le juge, lui, compte sur l’aide de son fils Edward, pasteur, et de son gendre Duncan, un avocat prometteur.

Heureusement pour le lecteur, comme dans toutes les bonnes familles les Stallworth ont leurs maillons faibles. Alors que les Schanks, eux, font preuve d’une discipline sans faille sous l’autorité de leur matriarche. S’engage ainsi une lutte de classes impitoyable, qui montera en tension au fil des pages de ce roman noir.

Un cran en dessous de la formidable saga Blackwater, on retrouve ici, après un prologue éblouissant, le style dépouillé, efficace et très visuel de Michael McDowell, ainsi que son goût pour les sensations fortes et les femmes puissantes. À quoi il faut ajouter, en l’occurrence, une vaste galerie de personnages secondaires fortement contrastés.

Les Aiguilles d’or constitue la deuxième traduction de Michael McDowell chez Monsieur Toussaint Louverture, qui a décidé de lui consacrer une Bibliothèque (quatre autres titres suivront en 2024 et 2025).

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Michael McDowell
Les Aiguilles d’or
Traduction : Jean Szlamowicz
Éditions Monsieur Toussaint Louverture
2023

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