Un Coup de Soleil

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Littérature franco-italienne
Par Sylvaine Micheaux

Eléonore, Française installée à Salerno depuis une vingtaine d’années, séparée du père de ses jumeaux de 16 ans, travaille comme femme de ménage chez six personnes. Pendant qu’elle nettoie, époussette et entre dans l’intimité de ces foyers, elle essaie d’oublier son dernier chagrin d’amour pour Marco.

Eléonore a beau être battante et plutôt positive, elle a parfois du mal à garder la tête hors de l’eau. Dans ces six appartements vivent des personnages hauts en couleurs – le veuf éploré, la nonagénaire un peu coquine, les grenouilles de bénitier autoritaires, la voyante, le couple aisé mais malheureux et l’homme invisible – qui vont intervenir dans la vie de cette quadragénaire, tout comme elle aussi va chambouler la leur.

C’est un roman léger, ensoleillé, plein d’humour, qui se lit d’une traite. Le soleil et la verve de l’Italie. Certains personnages adolescents sont parfois un peu trop gentils mais c’est le principe des romans « feel good ». Une belle histoire qui donne la pêche pour les jours de pluie.

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Serena Giuliano
Un Coup de Soleil

Éditions Robert Laffont
2023

La petite-fille

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Littérature étrangère (Allemagne)
Par François Lechat

Depuis Le liseur, Bernhard Schlink est une valeur sûre, et il le confirme avec son dernier roman.

Il mêle une fois encore une histoire intime, conjugale et familiale, et l’Histoire avec un grand H. Celle de l’Allemagne, à nouveau, qui est presque ici un personnage à part entière, tant ses déchirures déterminent celles des personnages. Déchirure entre l’Est et l’Ouest, avant et après la chute du Mur de Berlin, mais aussi déchirure entre l’Allemagne démocratique et les résidus du nazisme, de la haine de l’Autre, de l’esprit völkisch.

Écrit ainsi, cela paraît un peu sinistre, mais Bernhard Schlink incarne ces problématiques dans une quête personnelle et des affrontements bien concrets entre ses protagonistes. Autour du héros, figure classique de l’homme de vertu pétri de doutes et de bonne volonté, gravitent une femme aimée porteuse d’un mensonge par omission et une improbable famille que Kaspar, le protagoniste, tentera d’apprivoiser malgré tout ce qui l’en sépare. Un lien puissant se tissera, mais ambivalent et fragile, tant l’Allemagne n’en est pas quitte avec son passé. Je n’en dis pas plus (ne lisez surtout pas la quatrième de couverture !), sauf que, comme toujours chez Schlink, ce roman allie l’intelligence, le style et la sensibilité.

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Bernhard Schlink
La petite-fille

Traduction : Bernard Lortholary
Éditions Gallimard
2023

La saison des ouragans

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Littérature étrangère (Mexique)
Par François Lechat

Plus misérabiliste, tu meurs. Quelque part au Mexique, dans le village de La Matosa, le cadavre de celle qu’on appelait la Sorcière est retrouvé, le visage putréfié, dans un canal d’irrigation après une mort violente. Et la suite est du même tonneau : misère, drogue, prostitution, inceste, racket, corruption, avortement, homophobie, violences policières, tout y passe. Avec trois suspects aussi minables l’un que l’autre pour un même crime. Noir de noir.

Et pourtant ce roman est traversé par une énergie, par un souffle puissant qui permet de tout avaler et d’y prendre même du plaisir. Le secret, c’est le style : torrentiel, avec des chapitres en un seul paragraphe et des phrases occupant une page entière qui charrient les faits, les émotions, les peurs, les souvenirs…, en un seul bloc, mélange de colère contenue et d’observations au scalpel.

Difficile de savoir qui aimera ce genre ou non, mais en tout cas, c’est bluffant. Et les hommes en prennent pour leur grade.

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Fernanda Melchior
La saison des ouragans

Editions Grasset
Traduction de l’espagnol : Laura Alcoba
2019

Disponible au Livre de Poche

Pense aux pierres sous tes pas

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Littérature francophone (Belgique)
Par Marie-Hélène Moreau

L’auteur est belge, mais c’est pourtant à la littérature latino-américaine que ce roman m’a fait immédiatement penser, ce qui pour moi est un compliment.

Sur le fond tout d’abord. L’histoire se situe dans un pays imaginaire dans lequel se succèdent des dictateurs qui, tous, sous couvert d’apporter au peuple développement et modernité, recourent à la violence et au racket légalisé et généralisé. Un décor que ne renieraient pas des auteurs tels que Gabriel Garcia Marquès ou Mario Vargas Llosa pour ne citer que deux des plus connus. Nous y suivons le destin de jumeaux, un frère Marcio et sa sœur Léonora. Élevés dans une famille d’agriculteurs pauvres, ils grandissent sous les coups de Paps et Mams, parents dépassés par leur condition économique et incapables d’amour, et sont astreints à un travail de forçat sans espoir d’un avenir plus radieux. Il y a cependant dans leur vie de la joie car Marcio et Léonora s’aiment. Obligés de cacher cet amour interdit, ils usent de mille subterfuges pour échapper au joug familial, jusqu’à ce que leur relation soit un jour découverte et conduise à leur séparation. La suite du roman entremêlera l’histoire de leur quête pour enfin se retrouver à celle de la quête du peuple pour sa libération, entre paysan terroriste, et sorcière meneuse de foule. Pour tous, la rébellion gronde !

Sur la forme, ensuite. Écrit comme un conte, le roman est tour à tour foisonnant, poétique et cru. L’auteur joue en permanence sur le contraste car, si tout y est réaliste, la violence, les cris, la pauvreté, tout y est en même temps fictif et romanesque, ce pays imaginaire, ces dictateurs au nom improbable, ces personnages et événements souvent excessifs. Il y a du lyrisme et de la poésie là-dedans, même dans les moments les plus noirs.

Sans doute le style de Pense aux pierres sous tes pas peut-il déstabiliser un lecteur habitué à une écriture plus classique, mais la découverte sera au minimum intéressante. Antoine Wauters réussit à créer ici un univers aux personnages attachants et dotés d’une résilience hors norme, tout en abordant sous un angle fort et original le thème de la liberté des êtres et des peuples.

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Antoine Wauters
Pense aux pierres sous tes pas
Editions Verdier
2018

J’ai un nom

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Littérature étrangère (U.S.A.)
Par Julien Raynaud

L’éditeur français de Chanel Miller (le cherche midi) fait figurer sur la couverture l’avis du New Yorker : l’autrice est « une conteuse douée ». C’est vrai (la traductrice Anne Le Bot a aussi fait un travail remarquable). N’importe quelle victime d’agression sexuelle n’aurait sans doute pas pu décrire avec justesse, et sur plus de 450 pages, ce qu’elle a vécu après ce drame.

Chanel Miller parvient, elle, à mettre le lecteur au centre du récit, au centre de son histoire à elle. Nous assistons, impuissants, à son calvaire judiciaire. Nous ressentons la détresse et l’isolement des victimes, l’injustice de leur place, tout ça, a-t-on envie de dire, au nom de la présomption d’innocence qui protège l’accusé.

Deux conseils avant de vous lancer dans le lecture. Primo, évitez le web, afin de ne pas en lire trop sur l’autrice et son histoire. Deuxio, essayez de trouver un exemplaire sans défaut d’impression. Sur le mien, les « a » avaient très souvent leur cercle rempli d’encre, ce qui était gênant. C’est une broutille au vu de la force de ce récit.

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Chanel Miller
J’ai un nom
Éditions du Cherche Midi
Traduction d’Anne Le Bot
2021

Le pain perdu

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Essais, Histoire
Par Catherine Chahnazarian

Ce récit autobiographique, Edith Bruck le livre dans l’urgence. Sa vue diminue, sa mémoire risque de commencer à la lâcher ; elle tient à reparcourir l’ensemble de sa vie avant qu’il ne soit trop tard. Elle a déjà beaucoup écrit et beaucoup témoigné, mais elle refait dans Le pain perdu le périple qui l’a menée à Rome et à s’installer en Italie. Née en Hongrie, en 1931, juive, elle a fait l’expérience de la déportation, des camps de concentration. Puis elle a connu cette terrible déception, à la Libération, de ne pas être comprise, de ne plus faire tout à fait partie de la société, plus comme avant ; et de savoir ce que le mot « liberté » veut dire alors que le vivre n’est pas si facile. Elle a croisé différentes cultures, vécu la vie errante d’une artiste de spectacle, puis trouvé le pays où elle se sentira bien, et l’amour de sa vie.

Investie d’une mission de mémoire, elle est une de ces femmes qui se moquent des cases dans lesquelles on veut les mettre. Elle jette ici brièvement (148 pages) les éléments essentiels qui l’ont constituée et décrit son sentiment de dédoublement quand elle reçoit des honneurs, ne pouvant être tout à fait ce personnage-là, cherchant à rester aussi la petite fille aux pieds nus qu’elle fut il y a plus de quatre-vingts ans.

J’ai cru lire d’une traite ce récit sans pathos et sans fioritures inutiles, mais j’ai dû faire une pause page 63 (« raconte-le, si tu survis »), à son arrivée en Israël, après être passée de camp de transit à camp de transit, puis quand quelqu’un, enfin, s’intéresse à ce qu’elle écrit.

Le pain perdu est le livre d’une femme responsable d’elle-même. Et si, après ou avant de la lire, vous avez envie de mieux la connaître et que vous comprenez l’italien, essayez ce documentaire d’une heure, fait sur et avec elle, où elle est absolument merveilleuse.

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Edith Bruck
Le pain perdu
Éditions du Sous-sol (Seuil)
Traduction de l’italien : René de Ceccatty
2022

Disponible chez Points

Quand les gens dorment

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Littérature francophone (Belgique)
Par François Lechat

Pierre et Janet couchent ensemble, dans un appartement voué à la démolition avec vue sur la cathédrale. S’aiment-ils ? Ils ne se le disent pas ainsi, et ne le savent sans doute pas. Leur entente sexuelle est forte, mais bien des choses les séparent. Lui, plus âgé qu’elle, en situation d’échec professionnel, passe presque tout son temps à dormir. Elle, chargée d’une importante mission dans une clinique de la douleur, est un exemple de femme active et accomplie. Elle a ses fêlures, aussi, qui apparaîtront au fil du roman, mais c’est Pierre qui est l’élément fragile du duo et qui pourrait lasser sa partenaire. Les circonstances en décideront, ou pas, jouant dans des sens divers qu’il n’est pas question de raconter ici.

Ariane Le Fort excelle à sonder un couple, à nous rendre complices de ses aléas, à nous retrouver dans ses soubresauts et dans des événements qui font office de révélateurs. Elle glisse d’une émotion à l’autre d’une plume légère, rapide, très travaillée aussi. Sur un thème rebattu, elle offre un joli morceau de littérature et des personnages consistants.
Un détail : la cathédrale dont il est question au début n’est pas Notre-Dame, à Paris, mais la cathédrale des Saints Michel et Gudule, à Bruxelles. Et les tunnels dans la ville, et les quartiers de la périphérie où Pierre et Janet se retrouveront, sont également ceux de la capitale de l’Europe, ce qui nimbe le récit d’un discret parfum de mélancolie, d’à peu près.

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Ariane Le Fort
Quand les gens dorment
Éditions ONLIT
2022

Le tombeur de Broadway

Richard Price, Le tombeur de Broadway, Les Presses de la Cité, 2022

— Par François Lechat

Normalement, Kenny Becker devrait nous être antipathique. Il a 30 ans, il fait 150 abdos par jour, il est obsédé par le sexe au point de faire fuir sa copine, et il profite de son métier de représentant de commerce à New York pour arnaquer les petits vieux solitaires et pour draguer les femmes qui lui ouvrent leur porte. En outre, il sévit dans une période aujourd’hui décriée : les années 1970, au moment où la liberté sexuelle profitait surtout aux hommes.

Seulement voilà, Kenny a de la sensibilité et un cerveau. C’est un macho, à sa manière, mais qui ne se dissimule aucune de ses faiblesses, qui n’est pas dupe de ses comédies, qui sent bien comment il manipule les femmes, comment il la ramène devant ses collègues, à quel point il a peur de la solitude, et même qu’il est susceptible, lui le parfait hétérosexuel, d’être troublé par des mecs… En nous racontant une semaine de galères sur un mode tantôt burlesque et tantôt poignant, avec des formules chocs et, il faut le dire, quelques scènes fort crues, il scotche son lecteur, ébahi de voir tant de lucidité et d’humour chez un personnage qui aurait pu être banal.

Ce Tombeur de Broadway, paru en 1978 aux États-Unis et enfin traduit en français, est étonnamment moderne. Sans doute parce que Richard Price est aussi scénariste, acteur et producteur de cinéma : chaque scène est si bien dépeinte et dialoguée qu’on s’y croirait.

Catégorie : Littérature anglophone (U.S.A.). Traduction : Jean-François Merle.

Lien : chez l’éditeur.

7 années de bonheur

Etgar Keret, 7 années de bonheur, L’Olivier, 2014

— Par Marie-Hélène Moreau

Un fils de plus en plus raisonneur, une femme qui ne le ménage pas, une sœur orthodoxe qu’il ne reconnait plus tout à fait, un père atteint d’un cancer mais qui ne se laisse pas abattre, un journaliste manquant singulièrement de déontologie ou encore un chauffeur de taxi insupportable, voici quelques-uns des personnages hauts en couleur qu’Etgar Keret nous propose de rencontrer à travers les nombreuses anecdotes qui parsèment son livre.

À mi-chemin entre le roman et le recueil de nouvelles, 7 années de bonheur peut se lire dans l’ordre ou le désordre. En soi, cela ne présente pas d’intérêt particulier, mais décrit assez bien ce drôle d’objet. L’auteur y parcourt, année après année, les sept premières années de son fils au fil de courts chapitres sans réel lien les uns avec les autres mais qui dessinent au final la vie d’une famille “normale” en Israël. Ironiques et parfois absurdes, ces saynètes évoquent tour à tour les joies et les vicissitudes de la paternité, la crainte omniprésente des attentats et des roquettes qui risquent de s’abattre sur la ville à tout moment et auxquelles, finalement, on finit par s’habituer, la place de la religion dans la vie quotidienne et le travail de l’auteur, notamment à travers ses participations plus ou moins enthousiastes à des événements littéraires. Etgar Keret raconte sa vie, ses joies et ses doutes, ses angoisses. Il aborde aussi, avec beaucoup de finesse, son lien à la judéité, tant à travers le regard des autres – particulièrement lors de ses déplacements à l’étranger –, qu’à travers sa famille.

C’est passionnant et touchant tout à la fois, tout en étant drôle, car oui, ce livre est drôle à plus d’un titre même s’il laisse planer en permanence l’ombre d’une violence quotidienne. Ainsi cette scène dans laquelle, couché sur le bord d’une route en pleine alerte militaire, l’auteur invente le jeu du sandwich pour protéger son fils d’éclats éventuels. Sous ses airs légers, 7 années de bonheur est définitivement un livre profond.

Catégorie : Littérature étrangère (Israël). Traduction (de l’anglais) : Jean-Pierre Carasso et Jacqueline Huet.

Lien : chez l’éditeur.

V2

Robert Harris, V2, Belfond, 2022

— Par Catherine Chahnazarian

À Scheveningen, Hollande, l’ingénieur Graf, l’un des génies allemands à avoir mis au point les célèbres V2, bombes-fusées révolutionnaires capables de faire de terribles dégâts, sent approcher la défaite. De l’autre côté de la Mer du Nord, Londres subit les bombardements. Kay en fait l’expérience un matin qui aurait dû être gai, elle qui travaille à la Women’s Auxiliary Air Force et dont la mission est justement de tenter de repérer le pas de tir des V2 sur les photos prises par les aviateurs britanniques au-dessus des côtes néerlandaises. À Malines, Belgique, les Anglais ont installé leur QG dans un soldatenheim, un foyer allemand pour soldats, abandonné. Car nous sommes fin 1944. Les SS sont partout pour « remonter le moral des troupes », mais partout où les Allemands n’ont pas encore perdu la guerre. De quinze mètres de long, transportant une tonne de charge explosive et se déplaçant à trois fois la vitesse du son, les V2 sont le dernier espoir de l’Allemagne nazie.

Passionné d’Histoire, Robert Harris possède un talent particulier pour nous y intéresser. Il la fait revivre, dans son époque et ses décors, dans ses enjeux. Il l’humanise en créant des personnages fictionnels qui l’incarnent, qui à la fois répondent aux règles efficaces du roman à suspense et éclairent les mœurs, l’idéologie, les décisions et leurs conséquences — aux côtés des personnages historiques auxquels il redonne corps. Pas de héros spectaculaires, donc, mais des personnages réalistes, couards ou déterminés, froids ou amicaux, amenés ou pas à accomplir de beaux gestes. Ainsi en va-t-il des personnages principaux dans V2, aux côtés des personnalités folles qu’avaient produites ou utilisées l’Allemagne nazie. Le suspense repose sur des éléments voire des détails très variés, et titille aussi bien notre curiosité historique que notre sens de l’amitié, nous tient en haleine aussi bien sur des questions techniques que sentimentales ou sur l’évolution psychologique d’un personnage. Robert Harris publie environ un roman par an, que je lis en deux jours ; s’il les publiait en feuilleton, je serais totalement addict.

Alors que l’Ukraine se fait bombarder sans pitié, V2 (qui a été écrit avant la guerre) prend évidemment une résonance particulière.

Catégorie : Policiers et thrillers (Grande-Bretagne). Traduction : Anne-Sylvie Homassel.

Liens : chez l’éditeur ; toutes nos critiques de Robert Harris sont répertoriées à la lettre H du classement par auteur.

Le chagrin des vivants

Anna Hope, Le chagrin des vivants, Gallimard, 2016 (disponible en Folio)

— Par Marie-Hélène Moreau

Il y a du bon (du très bon, même) dans ce livre encensé par la critique anglaise à sa sortie et du moins bon (un peu moins bon), mais il serait dommage de passer à côté tant le sujet est traité avec délicatesse.

Le sujet, justement : la guerre (la Première), le deuil de ceux qui ont vu partir un fils, un fiancé, le traumatisme de ceux qui en sont revenus, blessés à l’extérieur, cabossés de l’intérieur. Sur un tel sujet, il est toujours difficile de ne pas sombrer dans le pathos. C’est ce que parvient pourtant assez habilement à faire l’autrice par une construction faite d’allers et retours entre plusieurs histoires de femmes. Il y a d’abord Ada qui a perdu son fils et le voit sans cesse, délaissant son mari, Evelyn ensuite qui a perdu son fiancé et peine à s’imaginer à nouveau une vie sans lui, Hettie enfin, danseuse professionnelle auprès de laquelle d’anciens soldats viennent chercher écoute et réconfort le temps d’une valse.

Par petites touches légères se dessinent au fil du roman le passé regretté et l’horreur de la guerre, tout cela sur fond d’une autre histoire ou plutôt d’un événement, l’arrivée en Angleterre de la dépouille du soldat inconnu qui donne une indéniable profondeur à l’ensemble. Les personnages sont attachants, tant ces femmes blessées que les hommes gravitant autour d’elles, mari délaissé, soldat traumatisé par la perte d’un camarade, frère gradé traînant sa culpabilité. Ils se croisent sans jamais se confronter vraiment, tout en délicatesse, l’une dansant avec le frère de l’autre qui elle-même croise le camarade du fils disparu de la troisième, et cela donne un mouvement à l’ensemble, un peu comme une danse justement.

Il y a du moins bon, aussi. Ainsi, on regrettera peut-être le portrait inégal des trois personnages féminins, celui de Hettie la danseuse étant sensiblement moins creusé que les autres, laissant un sentiment d’inachevé. On pourra également trouver la construction du roman par moment trop “visible”, défaut de premier roman sans doute ce qui n’enlève rien, au contraire, à la performance car, pour un premier roman, on peut saluer l’ambition de l’autrice qui a depuis confirmé son talent. Bref, quelques défauts de jeunesse qui, s’ils empêchent le livre d’être un vrai coup de cœur, n’empêchent pas néanmoins de le classer dans les excellents moments de lecture.

Catégorie : Littérature étrangère (Royaume-Uni). Traduction : Elodie Leplat.

Liens : chez Gallimard ; en Folio ; notre critique des Espérances (Anna Hope, 2020).

Les Enfants des riches

Wu Xiaole, Les Enfants des riches, Rivages, 2022

— Par Sylvaine Micheaux

Nous sommes de nos jours à Taïwan. Chen Yunxian, d’origine modeste, est obsédée par la réussite, la sienne puis celle de son fils Peichen qui entre à l’école primaire. Elle est plutôt frustrée d’avoir fait un mariage qui devait lui garantir une certaine aisance financière, les beaux-parents possédant deux grands appartements et l’un des deux devant revenir au jeune couple. Hélas pour eux, suite à des dettes de jeux, l’appartement leur échappe.

Pourtant tout semble s’éclaircir quand le jeune couple est invité par le patron de monsieur et que leurs jeunes fils se lient d’amitié. Le boss décide d’offrir les frais de scolarité pour inscrire Peichen dans la grande école privée de son propre fils, et la femme du patron se montre amicale avec Chen. Chen trouvera-t-elle sa place dans ce cercle privilégié dont elle rêvait, ou y perdra-t-elle son âme ?

Nous voilà plongés dans la société très hiérarchisée de Taïwan, faite de connaissances et de passe-droits, où il faut à tout prix soigner sa réputation, en compétition permanente, où on demande toujours plus à des enfants de 6 ans car la réussite scolaire, passeport pour des études dans de grandes universités américaines, est indispensable. 

À part Peichen, les personnages ne sont pas vraiment sympathiques, ni attachants ; on se perd un peu dans les noms car, à Taïwan, toute personne a deux prénoms, un chinois et un anglais, et l’auteur les utilise à tour de rôle. Mais on pénètre dans un monde dur, décrit admirablement et assez fascinant.

Catégorie : Littérature étrangère (Taïwan). Traduction : Lucie Modde.

Lien : chez l’éditeur.

Le royaume désuni

Jonathan Coe, Le royaume désuni, Gallimard, 2022

— Par François Lechat

Quatre ans après Le cœur de l’Angleterre, qui restera comme LE roman du Brexit, Jonathan Coe élargit le spectre et raconte, en un prologue et sept chapitres, la lente décomposition du Royaume-Uni, ce pays qui porte aujourd’hui si mal son nom.

Comme toujours chez lui, ce qui pourrait être une leçon d’histoire ou de sociologie un peu ennuyeuse prend les contours d’une saga familiale à laquelle on s’attache de plus en plus au fil des pages. Installée à Bournville, un bourg proche de Birmingham et célèbre pour sa chocolaterie, cette famille au départ unie résistera aux épreuves du temps, mais sera secouée de tensions qui épousent celles du royaume. Et la grande Histoire se mêle ici d’autant plus à la petite que chaque chapitre s’organise autour d’un événement marquant, comme la célébration de la victoire en mai 1945, les funérailles de Lady Di ou, dans le désordre, le couronnement d’Elisabeth II en 1953. Tensions sociales, tensions régionales (le chapitre centré sur le pays de Galles est aussi amusant que saisissant), tensions intergénérationnelles, tensions raciales…, tout est évoqué au moyen de brèves remarques et de dialogues criants de vérité, un art dans lequel Jonathan Coe excelle.

Le royaume désuni n’offre pas le même plaisir que Le cœur de l’Angleterre, car on prend un peu de temps à s’attacher aux personnages et on n’est pas forcément fasciné par la finale de la coupe du monde de football de 1966 (4-2 pour l’Angleterre). Mais le prologue, consacré à l’apparition du Covid, et plusieurs chapitres sont brillants, touchants, pétillants. Et l’on admire la finesse de l’auteur, qui ne revient pas ici sur le Brexit mais brosse le portrait d’un jeune journaliste fantasque, un certain Boris, qui dans les années 1990 publie des articles sulfureux sur l’Europe…

Un conseil, enfin : ne ratez pas le compte-rendu d’une réunion de la commission « Environnement et politique des consommateurs » du Parlement européen consacrée à la proportion de matières grasses non cacaotées que peut contenir un aliment labellisé « chocolat ». Cinq pages hilarantes, d’un sérieux imperturbable.

Catégorie : Littérature étrangère (Royaume-Uni). Traduction : Marguerite Capelle.

Lien : chez l’éditeur.

L’amour de ma vie

Rosie Walsh, L’amour de ma vie, Les Escales, 2022

— Par Sylvaine Micheaux

Derrière ce titre à l’eau de rose se cache un roman plein de suspense, ni policier ni thriller, mais qu’on ne lâche pas. Emma, mariée à Léo, journaliste en nécrologie (eh oui, cela existe !) dans un grand quotidien anglais, et maman d’une petite Ruby, est chercheuse en biologie marine et possède une petite notoriété dans ce monde-là. Quand après quatre ans d’angoisse et de traitements, le médecin leur annonce qu’Emma est enfin en rémission de son cancer, tout l’avenir s’éclaircit enfin. Mais Léo, parce que c’est son métier et pour conjurer le sort, décide d’écrire la nécrologie de son épouse. Hélas, le passé de sa femme ne correspond pas à ce qu’elle lui en a dit. Qui est-elle vraiment ? Tout n’est-il que mensonge ?

Un page-turner très efficace. Un bon moment de détente.

Catégorie : Littérature étrangère (Grande-Bretagne). Traduction : Caroline Bouet.

Lien : chez l’éditeur.

Quand la lumière décline

Eugen Ruge, Quand la lumière décline, Les Escales, 2012 (existe en 10-18)

— Par Marie-Hélène Moreau

L’idéal socialiste allemand à l’épreuve du temps, tel pourrait être le résumé de ce roman qui a obtenu en 2011 l’une des plus prestigieuses récompenses littéraires outre-Rhin, le Deutscher Buchpreis, avant de connaître un grand succès à l’international.

Mais ce serait ne pas lui faire justice que de s’en tenir à un résumé aussi abrupt car ce livre est également une fresque familiale dans la plus pure des traditions, alternant les regards de quatre générations à des moments-clés de leurs vies. Au centre de cette saga, les grands-parents Wilhelm et Charlotte, exilés au Mexique pour fuir les nazis avant de revenir participer à l’édification de la RDA. Pétri de cet idéal qui a forgé sa vie, Wilhelm, patriarche bougon et vaguement sénile, reçoit chaque année à son anniversaire une médaille du mérite lors d’une fête dans laquelle se croisent tous les représentants d’un monde de plus en plus suranné sous le regard crispé d’une épouse toujours passée au second plan. La dernière de ces fêtes, justement, est au centre du récit. Nous sommes en 1989 juste avant la chute du mur et personne n’ose évoquer devant le vieil homme ce qui se joue dehors. Kurt notamment, le père revenu des camps de travail soviétiques avec sa femme russe Irina et sa belle-mère, toutes deux en mal d’intégration, n’osera pas révéler la défection à l’Ouest de leur fils Alexander. Alexander que nous suivons en pèlerinage au Mexique sur les traces de ses grands-parents, justement, et qui se meurt doucement d’un cancer, comme une allégorie. Markus, enfin, dernier de la lignée, pour qui tous ces souvenirs, ces rituels n’ont plus vraiment de sens.

Sous forme d’allers-retours entre les époques et les personnages, le livre retrace dans des pages dans lesquelles l’humour n’est jamais bien loin tout un pan de l’histoire récente sur un ton oscillant entre compte-rendu cruel d’une aventure gâchée et tendresse nostalgique pour ceux qui l’ont vécue. Un très beau livre, vraiment.

Catégorie : Littérature étrangère (Allemagne). Traduction : Pierre Deshusses.

Le roman est épuisé mais reste disponible d’occasion ou en bibliothèque.

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