Là où les lumières se perdent

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Littérature étrangère (USA)
Par Marie-Hélène Moreau

J’avoue avoir un peu hésité avant de parler de ce roman. Non pas qu’il me soit tombé des mains à la dixième page. Pas du tout. Je l’ai même lu assez vite et, je dois dire, avec un certain plaisir. Quoi d’étonnant puisqu’il a reçu un excellent accueil critique et suscité un bel engouement à sa sortie. Non, c’est plutôt qu’il m’a déçue. En tant que fan de longue date de littérature américaine, j’en attendais sans doute plus et mieux. Plus, car si les personnages sont intéressants, ils ne sont pas assez approfondis à mon goût. Mieux, car le livre est parsemé de légères maladresses d’écriture qui peuvent heurter la lecture, mais cela est peut-être dû à une traduction approximative. Dommage. J’ai choisi néanmoins d’en parler car cela reste, dans le genre, un excellent livre, le premier d’un auteur dont je pense intéressant d’aller découvrir la suite de l’œuvre, ce que je ne manquerai pas de faire. Là où les lumières se perdent est un roman comme seuls savent les écrire les Américains. Des villes un peu paumées, tout comme leurs habitants, de l’alcool, de la misère sociale sur fond de désespoir et, bien sûr, de la violence. Beaucoup de violence.

Jacob est le fils du baron local de la drogue. Garage destiné à blanchir l’argent, fréquentations douteuses, flics achetés pour assurer sa tranquillité et pas une once d’humanité, le père est clairement un type à éviter. Jacob le sait mais vit dans l’idée qu’il ne sortira jamais du cercle infernal de sa filiation. Il a abandonné l’école et traîne sans but ni espoir. Le problème est que Jacob n’est pas un vrai dur, il ne le sera jamais. C’est son amie d’enfance et ex-petite amie Maggie, bonne élève sur le point de quitter la ville pour l’université, qui lui donnera enfin une lueur d’espoir. Rien ne se passera cependant comme prévu mais je n’en dévoilerai pas plus.

Le personnage de Jacob est puissant et attachant, empreint d’une mélancolie désespérée ; certaines scènes (celles avec sa mère notamment) sont particulièrement réussies, et l’ensemble coche toutes les cases du roman noir. Pas de raison de ne pas se laisser tenter lorsqu’on est amateur !

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David Joy
Là où les lumières se perdent

Traduction : Fabrice Pointeau
Sonatine
2016

À lire, du même auteur : Ce lien entre nous

Le passager

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Littérature étrangère (USA)
Par Marie-Hélène Moreau

La série Nos monuments de la littérature américaine et l’article de Daniel Kunstler sur De si jolis chevaux m’ont donné envie de lire Le passager de Cormac McCarthy.

Cet écrivain américain, décédé en 2023 à quatre-vingt-dix ans, possède le statut intimidant de monstre de la littérature. Pas seulement parce qu’il a gagné le National Book Award (pour De si jolis chevaux) et le prix Pulitzer (pour La route) mais pour l’ensemble de son œuvre et la teinte inimitable qu’il donne à ses romans, cette espèce de mélancolie poignante qui imprègne tous ses personnages. Le passager n’échappe pas à la règle.

Difficile de résumer ce roman. Des plongeurs qui entrent dans l’épave d’un avion, une tempête sur une plate-forme pétrolière, une fille qui parle avec un drôle de petit bonhomme pourvu de nageoires, de mystérieux agents fédéraux, le traumatisme de la bombe nucléaire, un asile d’aliéné, un violon et mille autres choses, des personnages qui passent et qui meurent, des lieux improbables…  Tout cela forme le décor dans lequel évolue le personnage principal du livre, Bobby Western. Bobby Western traîne son deuil sur les plus de cinq cents pages du roman. Le deuil de sa sœur morte quelques années plus tôt et dont il était fou amoureux. Le deuil de sa sœur, schizophrène peut-être, qu’il n’a pas su sauver. Un deuil dont il ne se remet pas.

Non, il est décidément impossible de résumer ce roman. Comme tous les romans de Cormac McCarthy, il faut s’y plonger, accepter de ne pas tout comprendre et se laisser entraîner par la douloureuse mélancolie des personnages. Se laisser porter, aussi, par cette écriture sombre et puissante, traversée de somptueuses fulgurances poétiques. Peut-être pas le roman le plus facile d’accès pour découvrir cet auteur extraordinaire (La route ou De si jolis chevaux sont sans doute plus indiqués) mais assurément, un roman qui vaut la peine de faire un effort de lecture.

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Cormac McCarthy
Le passager

L’Olivier
2023

Un tramway nommé Désir

Série : NOS MONUMENTS DE LA LITTÉRATURE AMÉRICAINE

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Par Catherine Chahnazarian

Dans nos mémoires, Un tramway nommé Désir, c’est ce film dans lequel Marlon Brando, tout jeune, à peine sorti de l’Actors Studio, incarne une virilité sauvage et une sensualité indécente pour l’époque. Son personnage, Stanley Kowalski, vulgaire et dur, est servi par un texte sauvage et dur, dépêtré des carcans académiques et des modes littéraires. Ni belles phrases ni envolées, l’écriture est avant tout sociologique, le texte sent la pauvreté, le sexe et la sueur. Non, sans Tennessee Williams, pas de marcel taché sur le corps brillant du jeune Brando.

Pourtant, qu’il est difficile à lire, ce texte ! C’est que tout y est écrit. Des didascalies disent tout non seulement du décor à mettre en place mais du moindre geste, du moindre mouvement des acteurs, de la direction des regards, du phrasé… Tout est précisé et le lecteur, sans cesse coupé dans son élan, ne parvient pas à faire la lecture fluide à laquelle il est habitué. C’est qu’une pièce est faite pour être jouée.

On est à La Nouvelle-Orléans, il fait chaud et moite. Stanley ramène de la viande à la maison – un deux pièces minable – et repart aussitôt pour aller jouer aux boules. Stella, sa compagne, dont la vie entière tourne autour de Stanley, court le rejoindre et n’assiste pas à l’arrivée inopinée de sa sœur, Blanche, sorte de bourgeoise débarquant dans un monde qui n’est pas le sien. C’est l’élément perturbateur d’un équilibre fragile. Le mélodrame éclaire un milieu social où la brutalité est accentuée par la pauvreté et la sensualité par la chaleur et par le huis clos que vient paradoxalement renforcer la présence de la rue dans le décor. Cette atmosphère interpelle votre vision des mœurs, de l’amour, de l’équilibre mental. L’impossible ascension sociale de Stanley comme la dégradation sociale de Stella et Blanche ramènent l’humanité à ses frustrations et à ses échecs, à son rapport relatif à la réalité, à ses dépendances aussi – au sexe, à l’alcool, au jeu, au regard des autres, à ce qu’ils croient être la féminité et la virilité, ou le bonheur.

Quelque chose d’animal, dans cette pièce si éloignée du théâtre français, trouble encore aujourd’hui et rappelle qu’écrire doit toujours servir une idée vraie.

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Tennessee Williams
Un tramway nommé Désir
Titre original : A Streetcar Named Desire, 1947
Prix Pulitzer 1948

Le texte est aujourd’hui disponible en français chez Robert Laffont, en Pavillons Poche, dans une adaptation de Pierre Laville.
Le film d’Elia Kazan avec Marlon Brando et Vivien Leigh est sorti en 1951. Pour vous en faire une idée

En un combat douteux…

Série : NOS MONUMENTS DE LA LITTÉRATURE AMÉRICAINE

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Par François Lechat

En un combat douteux n’est pas le plus célèbre roman de Steinbeck. Il s’agit pourtant de son premier grand livre, écrit avant Des souris et des hommes et Les raisins de la colère, consacré à la terrible crise sociale qui a secoué la Californie à partir du krach boursier de 1929.

La singularité d’En un combat douteux réside surtout dans le fait que Steinbeck n’a pas cherché à plaire. Le thème du livre, une grève des ouvriers chargés de la cueillette de pommes dans d’immenses vergers, est directement inspiré des grandes grèves qui ont marqué la Californie en 1933 dans des secteurs connexes (le coton, les pêches…) qui réduisaient les salariés à la misère. Un sujet grave, donc, traité dans un texte rédigé en quelques semaines et que Steinbeck lui-même qualifiait de « brutal », de « terrible ». Une forme de littérature prolétarienne, assumée comme telle, qui a frappé à l’époque par son réalisme, son style brut, ses longs dialogues, souvent tendus, qui traduisent les hésitations et les difficultés inhérentes à un combat inégal, incertain, « douteux » comme le dit la formule de titre empruntée à la Bible.

En un combat douteux aurait pu être un roman communiste, puisque les principaux meneurs de la grève décrite par Steinbeck appartiennent au Parti. Mais ce n’est en aucune manière un livre théorique ou dogmatique : ses protagonistes ne débattent pas sur des idées mais sur les actions à mener. Steinbeck s’est appuyé sur de nombreux récits oraux de grèves similaires, et il a créé des personnages échappant aux étiquettes, simplement humains, authentiques, oscillant entre faiblesse et grandeur. Son sujet n’est pas la Révolution mais la dynamique des groupes, qui sont en proie à une instabilité permanente, qui discutent sans cesse de la manière de s’organiser face aux briseurs de grève, à la police, aux milices qui veulent mater la contestation. Sur un sujet qui se prêtait à la propagande, Steinbeck offre un roman sans message, écrit du point de vue des ouvriers mais dont l’issue n’est pas donnée, Steinbeck laissant au lecteur le soin de l’imaginer à partir d’une brève indication.

En un combat douteux est évidemment disponible en format de poche, mais n’hésitez pas à vous faire plaisir : il figure dans le volume de la Bibliothèque de la Pléiade consacré à Steinbeck, aux côtés de ses deux autres romans californiens et d’À l’est d’Eden. Avec, en prime, une introduction générale, des notices et des notes aussi claires que savantes.

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John Steinbeck
En un combat douteux

Titre original : In Dubious Battle, 1936

En Folio
traduction : Edmond Michel-Tyl

En Pléiade
traduction : J.-C. Bonnardot, Maurice-Edgar Coindreau, Edmond Michel-Tyl et Charles Recoursé ; direction : Marie-Christine Lemardeley-Cunci.

De si jolis chevaux

Série : NOS MONUMENTS DE LA LITTÉRATURE AMÉRICAINE

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Par Daniel Kunstler

Les années 1950 sonnent le glas de l’élevage du bétail en pâturage au Texas et, par conséquent, du cowboy de nos imaginations. Les vastes ranchs se dépeuplent et le paysage se voit envahi par des derricks. Ça devait arriver tôt ou tard : la grande richesse de l’ouest américain était largement minérale, métaux précieux au Colorado, pétrole au Texas.

Ainsi le ranch ancestral de la famille du héros de Cormac McCarthy dans De si jolis chevaux, John Grady Cody, est mis en vente. John Grady, cavalier imbu de la culture cowboy et du culte du cheval, refuse de céder à leur déclin. À ses  yeux, son avenir au Texas est compromis, et le Mexique encore indompté l’attire avec son compagnon de chevauchée. Sa maîtrise de tout ce qui concerne les chevaux, leur physionomie et leur psychologie, est suprême, et lui assure du travail à condition de franchir vivant le désert au terrain accidenté du nord du pays, ce qui est loin d’être assuré. Arrivé à une immense hacienda, propriété d’un patricien qui fait la loi dans toute la région, John Grady est embauché après avoir démontré ses talents en apprivoisant seize mustangs en l’espace de quatre jours. 

Je ne dévoilerai pas le fil du récit. L’important à saisir est le personnage de John Grady et ce qu’il représente. Son langage dépouillé trahit une intelligence et une sagesse aigües, sa franchise est désarmante, sa maturité étonnante. Car il n’a que seize ans. L’adolescence, avec ses insouciances et rêves éphémères, est un luxe inabordable. Mais bien qu’il assume les responsabilités d’un adulte et affronte des dangers mortels, sa jeunesse l’empêche de contenir l’intensité avec laquelle il vit un amour condamné au naufrage.

Si la violence présente dans les livres de McCarthy peut offusquer, ce n’est pas qu’il y prend goût, mais plutôt qu’il refuse d’édulcorer sa brutalité à la façon désinvolte d’un western hollywoodien classique soucieux de ne pas incommoder. 

De si jolis chevaux – premier volet d’une trilogie de romans individuels –  est à la fois conte d’aventure, histoire d’amour et voyage dans un monde de splendeur et de menace. Il combine réalisme, métaphysique et lyrisme. Le style est rythmé, cinétique, poétique même par moments, avec des passages qui se dispensent de ponctuation. Dire que ce livre est magnifique relève de l’euphémisme ; c’est d’une beauté pas moins qu’émouvante. C’est aussi une façon idéale d’approcher l’œuvre impressionnante de Cormac McCarthy. 

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Cormac McCarthy
De si jolis chevaux
Titre original : All the Pretty Horses (1992)
Disponible en français aux éditions Points
Traduction : François Hirsch et Patricia Schaeffer

84, Charing Cross Road

Série : NOS MONUMENTS DE LA LITTÉRATURE AMÉRICAINE

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Par Catherine Chahnazarian

Cet échange de lettres entre Helene Hanff et les membres de la librairie Marks & Co est authentique. Il a duré vingt ans.

Autrice dont le talent ne suffit pas à ce qu’elle perce dans le théâtre, son milieu de cœur, Helene vivote en participant à l’écriture de scenarii pour la télévision américaine. Elle peine à accéder à des œuvres qu’elle voudrait lire pour se cultiver : les livres anciens sont difficiles à trouver dans l’Amérique de l’époque ou alors ils sont trop chers. En 1949, elle se tourne vers une librairie londonienne dont elle a vu un encart publicitaire dans une revue. Tout part de là.

84, Charing Cross Road ne devait pas devenir un livre, c’était l’adresse de son libraire, c’était un paquet de lettres et c’est devenu le seul succès d’Helene Hanff. Mais quel succès !

Ça n’a aucune importance de connaître ou non les auteurs dont il question, les livres qu’elle cherche à acquérir et que Frank Doel va lui dégoter. Au pire vous retiendrez quelques titres ou vous aurez envie d’en lire l’un ou l’autre à votre tour (il y a, au fond, de quoi nourrir une mini-série sur la littérature britannique…).

84, Charing Cross Road est une histoire d’amitié, de respect, de partage. D’autant plus simple et sans prétention qu’elle est authentique. C’est déliceux, plein de bienveillance gratuite, d’enthousiasme et d’humour. Il y a même une recette de pudding !

Ce livre est attachant au dernier degré, y compris la postface de Thomas Simonnet (si vous trouvez cette édition) qu’il faut lire pour achever de cerner le personnage d’Helene Hanff – et verser une dernière larme si vous êtes sensible.

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Helene Hanff
84, Charing Cross Road

1970

La version française dans la traduction de Marie-Anne de Kisch a été publiée aux éditions Autrement. La nouvelle édition contient une préface de Daniel Pennac. La version au Livre de Poche avec la postface de Thomas Simonnet est épuisée mais disponible sur des sites de revente. Essayez de vous la procurer chez un petit libraire d’occasion afin de prolonger le système mis en place par Helene ?

De sang-froid

Série : NOS MONUMENTS DE LA LITTÉRATURE AMÉRICAINE

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Par Marie-Hélène Moreau

Oeuvre immense de la littérature américaine, De sang-froid est ainsi sous-titré : Récit véridique d’un meurtre multiple et de ses conséquences. On ne saurait dire mieux car il ne s’agit nullement ici d’une œuvre fictionnelle, mais du compte-rendu implacable d’un fait divers.

Dans les années cinquante, dans une petite ville tranquille du Kansas, deux délinquants tuent sans raison apparente les quatre membres d’une même famille. Ils seront rattrapés, condamnés et exécutés. Truman Capote, passionné par cette affaire, passera des mois à rencontrer et interroger tous les protagonistes, y compris les accusés. Il en tirera ce texte dense et passionnant, et en restera passablement traumatisé, plongeant dans une profonde dépression.

La construction du livre est particulièrement intéressante. Au lieu de se situer directement après le crime, l’auteur choisit de démarrer son récit dans les heures le précédant, présentant alternativement les derniers moments de la famille assassinée et ceux de leurs assassins en chemin. Saisissant contraste. D’un côté les Clutter, famille respectée de fermiers, un mère fragile des nerfs, un père bienveillant, une fille adolescente appréciée de tous ainsi que son jeune frère. De l’autre, deux jeunes hommes au passé délinquant, l’un issu d’une famille dysfonctionnelle, affublé de surcroît d’un handicap physique, le second pétri de frustrations. Rien ne devait faire se croiser leurs chemins. Le crime en lui-même ne sera décrit que tardivement dans le livre comme si, au-delà des terribles faits, ce qui intéresse surtout l’auteur est de comprendre ce qui a pu pousser ces deux hommes à le commettre. On suit ainsi longuement leur cavale et leur emprisonnement. De nombreuses lettres, de proches notamment, tentent par ailleurs d’apporter des réponses en dressant d’eux des portraits troublants.

L’auteur ne les juge jamais. Il rapporte simplement des faits et décrit en détail les relations entre tous les protagonistes, victimes, coupables, mais aussi forces de l’ordre et habitants de la paisible ville dans laquelle le crime s’est produit. Plus que la simple chronique d’un fait divers, De sang-froid dresse ainsi le portrait d’une certaine société américaine. Il pointe également les faiblesses du système judiciaire américain dont la peine de mort reste un élément clé.

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Truman Capote
De sang-froid

Titre original : In Cold Blood, 1966
Disponible en Folio
Traduction : Raymond Girard

Angle d’équilibre

Série : NOS MONUMENTS DE LA LITTERATURE AMÉRICAINE

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Par Daniel Kunstler

La conquête de l’Ouest telle qu’elle figure dans les westerns hollywoodiens contient indéniablement des germes de véracité : un vaste territoire largement aride, un ordre social boiteux, le culte du cheval, une frontière mexicaine poreuse, la gâchette facile. Cependant, la synthèse de ces éléments au grand écran a le plus souvent déformé la réalité historique en faveur d’un tableau fallacieux. En outre, le personnage mythique du cowboy suggère une économie agraire alors que l’essor de la région délimitée par les Rocheuses et la côte du Pacifique doit autant à ses ressources minérales. La ruée vers l’or ne fut qu’un début.  

Sans écarter les éléments constitutifs de l’imagerie populaire, Wallace Stegner nous rapproche de la vérité vécue de ceux et celles qui ont migré vers l’ouest après 1860. Son héroïne, Susan Ward, abandonne les salons de Manhattan et suit son mari, Oliver, ingénieur des mines qui résiste mal aux caprices des financiers siégeant à New York et Londres. Il se laisse malmener au point de soumettre sa famille au nomadisme à travers l’ouest américain. La poursuite d’une stabilité professionnelle et matérielle les conduit en Californie, au Colorado, au Mexique et dans l’Idaho. A chaque escale, la cupidité des patrons les confond. Susan, qui exerce à distance son métier de chroniqueuse pour des périodiques new-yorkais, se persuade qu’elle aime d’amour ce mari viril et attentionné, mais ne peut ensevelir sa rancune.  Elle se sent plus d’atomes crochus avec Frank, le jeune collègue d’Oliver.

Le roman oscille entre le fil de l’histoire et les réflexions du narrateur, Lyman, petit-fils de Susan, historien à la retraite, grincheux, cynique, souffrant et confiné à domicile dans sa villa californienne. Il a pour mission de reconstruire la vie de sa grand-mère qui habitait jadis la même maison bien après les drames qui ont marqué son destin. 

Mary Hallock Foote

Angle d’équilibre est un monument, mais aux origines troubles. Le portrait de Susan s’appuie sur le vécu d’une personne réelle, Mary Hallock Foote (photo ci-contre), qui a laissé une correspondance abondante dont Stegner admirait les qualités littéraires. Avant de publier, il a reçu l’aval de la famille de Foote pour l’utilisation de ses écrits, donc pas de problème de droits d’auteur. Il n’empêche que Stegner reproduit des passages entiers sans attribution, tout en altérant les traits de celle qui les a rédigés. (Est-ce qu’il se serait permis de s’approprier ainsi la plume d’un homme ?) La renommée de Stegner s’en trouve ternie. Regrettable, car Stegner, grand écrivain méconnu en France, nous a légué un corpus d’œuvres magnifique, dont Angle d’équilibre fait partie intégrante.

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Wallace Stegner
Angle d’équilibre
Titre original : Angle of Repose, 1971
Prix Pulitzer 1972

Le texte français est disponible en poche aux éditions Gallmeister
Traduction : Éric Chédaille

Vue de Leadville dans le Colorado en 1879. La famille Ward ont tenter de s’y établir
à l’époque où la ville commençait à s’enrichir grâce aux métaux précieux extraits des dépôts de plomb.
À son apogée la ville comptait 30,000 habitants et abritait même une grande salle d’opéra
qui recevait des visiteurs tels Oscar Wilde et Sarah Bernhardt.

Inconnu à cette adresse

Série : NOS MONUMENTS DE LA LITTÉRATURE AMÉRICAINE

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Une brève de Florence Montségur

Un des romans les plus marquants que j’aie lus. Très court, une cinquantaine de pages à peine. Epistolaire.

Deux amis, amateurs d’art, correspondent et font affaire. Martin Schulse s’est établi à Munich tandis que Max Eisenstein est propriétaire d’une galerie de peinture à San Francisco. Nous sommes en 1932, 1933, 1934… Leur amitié peut-elle résister à la vague hitlérienne ?

Inoubliable.

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Kressmann Taylor
Inconnu à cette adresse

Titre original : Address Unknown
Première édition : Story, 1938
Édition française : Autrement, 1999
Existe aussi en J’ai Lu

Traduction : Michèle Lévy-Bram

Le livre des illusions

Série : NOS MONUMENTS DE LA LITTÉRATURE AMÉRICAINE

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Par Anne-Marie Debarbieux

Brillant universitaire estimé de tous, David Zimmer voit sa vie s’effondrer brutalement après la mort tragique de sa femme et de ses deux enfants dans un accident d’avion. Anéanti, il sombre, vit en reclus, et décourage toutes les tentatives de son entourage pour le sauver de l’abîme. Seuls lui restent quelques livres et en particulier l’entreprise d’une traduction des Mémoires d’Outre-tombe de Chateaubriand, pour lequel il se passionne. Jusqu’au jour où la projection d’un vieux film muet d’Hector Mann, réalisateur jadis célèbre puis tombé dans l’oubli avec l’avènement du cinéma parlant, lui arrache un sourire et le ramène doucement à la vie. Dès lors, il se passionne pour Mann dont on a annoncé la mort quelque temps plus tôt, et il entreprend de lui consacrer un nouveau livre. Sa renaissance s’amorce alors doucement.

Mais Mann est-il réellement mort ?

Ce roman, quoique relativement long et complexe, m’a beaucoup plu. D’abord par la structure même qui superpose la vie d’Hector et celle de David. Par ailleurs parce que de nombreux thèmes jalonnent le récit : l’amour, la mort, le souvenir, le cinéma, le pouvoir de l’écriture, la vérité et l’illusion.

Ce roman ne se limite pas à évoquer la reconstruction d’un homme qui a perdu brutalement sa femme et ses enfants. L’intrigue – ou plutôt les intrigues se laissent appréhender progressivement, jouant sur deux modes d’expression, les images et les mots, le cinéma et la littérature.

Lecture un peu exigeante mais passionnante.

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Paul Auster
Le livre des illusions

Titre original : The Book of Illusions
Traduction : Christine Le Boeuf
Éditions Actes Sud
2002

Les nus et les morts

Série : NOS MONUMENTS DE LA LITTÉRATURE AMÉRICAINE

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Par Marie-Hélène Moreau

Si ce n’est pas pour ce livre que Norman Mailer a remporté le prix Pulitzer (mais pour Le chant du bourreau), Les nus et les morts reste un monument de la littérature américaine, tout comme son auteur lui-même, qui reçut, entre autres, le National Book Award pour l’ensemble de son œuvre.

Considéré comme l’un des meilleurs romans sur la Seconde Guerre mondiale, Les nus et les morts suit un groupe de soldats en poste sur une petite île du Pacifique tenue par les Japonais. Récit étourdissant de plus de sept cent pages, il alterne le quotidien d’une base militaire perdue dans la jungle, les scènes de guerre mais aussi, en flash-back éclairants, la vie civile des différents protagonistes. Ces trois éléments forment un tout indissociable qui immerge totalement le lecteur dans la folie de la guerre. C’est particulièrement frappant dans la description d’une hiérarchie militaire insensible au sort de ses hommes et uniquement préoccupée par son avancement.

Écrit alors que l’auteur n’avait que vingt-cinq ans, le livre est bluffant de maturité et de réalisme, mais il est vrai que Norman Mailer a lui-même servi dans le Pacifique. On ressent à travers ces pages la chaleur étouffante, l’ennui lié à l’attente, les bestioles qui pullulent et l’ennemi qui rôde. On ressent également la peur terrible de ces hommes envoyés à l’autre bout du monde sur une terre qu’ils ne connaissent pas et dont ils n’ont rien à faire. Et c’est réellement l’une des forces du livre de nous renvoyer ponctuellement à la vie civile de chacun des principaux personnages, simple soldat ou gradé. Difficultés économiques, travail, relations amoureuses… L’occasion pour l’auteur de brosser un tableau acide de l’Amérique de l’époque, entre lutte des classes – qui se poursuit jusque dans la guerre –, discriminations diverses – notamment l’antisémitisme dont Norman Mailer a lui-même souffert – et sexisme rampant. Raconté au plus près de ces hommes, le récit en est d’autant plus incarné.

La longueur du livre peut certes rebuter (688 pages) mais n’hésitez pas. Rien n’est en trop, et vous serez happés par cette fresque violente et terriblement humaine. Un chef-d’œuvre qui n’a pas pris une ride, ni dans son écriture, ni dans les thèmes qu’il aborde.

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Norman Mailer
Les nus et les morts

Traduction : Jean Malaquais
Éditions Albin Michel
1950

Titre original : The Naked and the Dead
Éditions Rinehart & Company
1948

Nos monuments de la littérature américaine

Par Florence Montségur

Lancer une série « Nos monuments de la littérature américaine » sur Les yeux dans les livres, c’est l’occasion de mentionner le Dictionnaire amoureux (2024) de Bruno Corty, le rédac-chef du Figaro littéraire. Je suis ambivalente à l’égard de cette collection un peu facile, enthousiasmante et parfois un peu décevante, publiée chez Plon. Mais elle a pour vertu de donner la parole à un connaisseur sur le sujet traité – en l’occurrence, la littérature américaine.

Riche et intéressant donc, mais tout à fait subjectif et forcément un peu disparate, ce Dictionnaire se lit par petites touches, au gré de l’humeur. On y découvre des auteurs et des autrices qu’on ne connaissait pas, aux côtés de célébrités dont les noms nous sont très familiers.

Parlant d’autrices, j’avoue qu’il a fallu du temps avant que me vienne à l’esprit le nom de Toni Morrison, après les Hemingway, Steinbeck et autres Auster auxquels j’ai pensé tout de suite quand Catherine m’a demandé quels étaient mes monuments de la littérature américaine. Je baisse humblement le front en demandant pardon aux femmes écrivaines que ma mémoire ou mon ignorance ainsi qu’une éducation phallocrate à la culture ont failli passer sous silence. Patricia Highsmith, Joyce Carol Oates, Kressmann Taylor…

Ah ! Kressmann Taylor ! Je vous ferai une brève sur Inconnu à cette adresse.

En attendant, cela me saute aux yeux qu’il faut avoir une pensée pour Bob Dylan, prix Nobel de littérature 2016 for having created new poetic expressions within the great American song tradition.

Bob Dylan !

Faites-vous une petite éclate :
Like a rolling stone ; Don’t Fall Apart on Me Tonight ; Things Have Changed ; Forever young

Fayard a sorti un recueil de ses chansons en version bilingue anglais/français : Lyrics 1961-2012. Excellente référence pour plonger dans l’univers littéraire de cet incomparable poète.

Liens :
– La page du Nobel Prize in Literature consacrée à Dylan
– Le discours de Dylan pour l’Académie Nobel (english version)
– La traduction française publiée chez Fayard
Lyrics 1961-2012 l’édition bilingue américain/français chez Fayard
– Le livre à feuilleter
– Le site officiel de Bob Dylan : http://www.bobdylan.com/
– Et une petite dernière pour la route : Blowin’ in the Wind avec Joan Baez

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Nos articles de la série « Nos monuments de la littérature américaine » :
Les nus et les morts ; Le livre des illusions ; Inconnu à cette adresse ; Angle d’équilibre ; De sang froid ; 84 Charing Coss Road ; De si jolis chevaux ; En un combat douteux ; Un tramway nommé Désir.

Intermezzo

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Littérature anglophone (Irlande)
Par François Lechat

J’avais zappé le troisième roman de Sally Rooney, Où es-tu, monde admirable, parce que j’avais pris un plaisir réel mais un peu mitigé aux deux premiers, Conversations entre amis et Normal People. Sally Rooney a un talent fou pour scruter les âmes et les cœurs, les élans, les doutes et les blocages de ses personnages, toujours jeunes et cultivés. Et elle fait preuve depuis le début d’un sens aigu des dialogues, ce qui rend ses livres très vivants. On pouvait cependant trouver son style un peu léger et ses personnages irritants à force d’incertitudes et d’hésitations.

Avec ce quatrième roman, Intermezzo, qui a l’honneur de paraître dans la collection « Du monde entier » chez Gallimard, l’autrice a manifestement franchi un palier. Les thèmes et les qualités sont les mêmes, qui rendent ce récit prenant et attachant. Mais il y a plus de densité et de profondeur, avec des thèmes plus graves. A travers deux frères habilement contrastés, un avocat en vogue et sûr de lui et son cadet champion d’échecs et légèrement inadapté, l’autrice voyage entre le deuil, la détresse sociale, la maladie, l’amour, le sexe, le regard des autres et la hantise de la chute. Tout est vif, sensible, parfois un rien trop explicite mais remarquablement observé. Et les personnages féminins sont à la hauteur des masculins, entre force et fragilité. C’est la vie comme elle va, saisie dans des périodes difficiles qui n’empêchent pas de chercher le bonheur.

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Sally Rooney
Intermezzo

Éditions Gallimard
2024

Bien sûr que les poissons ont froid

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Littérature francophone (Belgique)
Une brève de Florence Montségur

Un roman dans le genre stand-up : je parle de moi avec autodérision mais j’en profite pour dire des choses importantes sur la vie et peindre la société comme je la vois. Sujets (conscients) : le catfishing, le deuil, et (inconscients) l’importance de la bière et de la musique dans la vie, la flemme de travailler. Le personnage, psychologiquement baroque (entre poisson froid et maniaco-dépression), l’excellent rythme et une enquête qui réserve des surprises forment un roman qui se lit rapidement, en souriant et avec curiosité.

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Fanny Ruwet
Bien sûr que les poissons ont froid
Éditions L’Iconoclaste
2023

Sorti en « Proche ».

Le mystère de la crypte ensorcelée

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Redécouvertes (Espagne)
Par Julien Raynaud

Eduardo Mendoza écrit Le mystère de la crypte ensorcelée en 1979. Le livre est traduit en français en 1982, puis réédité en 1988, 1998 et 2014. Dans cette dernière édition (Points), la quatrième de couverture renvoie à une critique du Monde, qui évoque un humour impitoyable porté sur une société espagnole extravagante et corrompue. Pour une fois, il n’y a là aucune exagération, et la promesse est tenue.

L’histoire est rocambolesque, et à ce titre indevinable. Le héros, pris dans le tumulte, fait penser à Ignatius dans La conjuration des imbéciles (publié en 1980) : il semble victime de l’enchaînement des évènements, tout en y contribuant pour une large part. Il fait d’ailleurs lui aussi des réflexions osées et désopilantes, derrière lesquelles se cache l’auteur.

La grande affaire de ce court roman reste le style, et lire la traduction d’Anabel Herbout et Edgardo Cozarinsky ne semble rien enlever à la prouesse. Une citation pour illustrer. Quand le héros décrit sa sœur, prostituée au nez porcin, cela donne notamment : « sa maternité potentielle se voyait contrariée par une série de cavités internes qui mettaient en communication directe son utérus, sa rate et son côlon, faisant de ses fonctions organiques un imprévisible et ingouvernable méli-mélo ».

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Eduardo Mendoza
Le mystère de la crypte ensorcelée
Points
2014

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