7 années de bonheur

Etgar Keret, 7 années de bonheur, L’Olivier, 2014

— Par Marie-Hélène Moreau

Un fils de plus en plus raisonneur, une femme qui ne le ménage pas, une sœur orthodoxe qu’il ne reconnait plus tout à fait, un père atteint d’un cancer mais qui ne se laisse pas abattre, un journaliste manquant singulièrement de déontologie ou encore un chauffeur de taxi insupportable, voici quelques-uns des personnages hauts en couleur qu’Etgar Keret nous propose de rencontrer à travers les nombreuses anecdotes qui parsèment son livre.

À mi-chemin entre le roman et le recueil de nouvelles, 7 années de bonheur peut se lire dans l’ordre ou le désordre. En soi, cela ne présente pas d’intérêt particulier, mais décrit assez bien ce drôle d’objet. L’auteur y parcourt, année après année, les sept premières années de son fils au fil de courts chapitres sans réel lien les uns avec les autres mais qui dessinent au final la vie d’une famille “normale” en Israël. Ironiques et parfois absurdes, ces saynètes évoquent tour à tour les joies et les vicissitudes de la paternité, la crainte omniprésente des attentats et des roquettes qui risquent de s’abattre sur la ville à tout moment et auxquelles, finalement, on finit par s’habituer, la place de la religion dans la vie quotidienne et le travail de l’auteur, notamment à travers ses participations plus ou moins enthousiastes à des événements littéraires. Etgar Keret raconte sa vie, ses joies et ses doutes, ses angoisses. Il aborde aussi, avec beaucoup de finesse, son lien à la judéité, tant à travers le regard des autres – particulièrement lors de ses déplacements à l’étranger –, qu’à travers sa famille.

C’est passionnant et touchant tout à la fois, tout en étant drôle, car oui, ce livre est drôle à plus d’un titre même s’il laisse planer en permanence l’ombre d’une violence quotidienne. Ainsi cette scène dans laquelle, couché sur le bord d’une route en pleine alerte militaire, l’auteur invente le jeu du sandwich pour protéger son fils d’éclats éventuels. Sous ses airs légers, 7 années de bonheur est définitivement un livre profond.

Catégorie : Littérature étrangère (Israël). Traduction (de l’anglais) : Jean-Pierre Carasso et Jacqueline Huet.

Lien : chez l’éditeur.

Le chagrin des vivants

Anna Hope, Le chagrin des vivants, Gallimard, 2016 (disponible en Folio)

— Par Marie-Hélène Moreau

Il y a du bon (du très bon, même) dans ce livre encensé par la critique anglaise à sa sortie et du moins bon (un peu moins bon), mais il serait dommage de passer à côté tant le sujet est traité avec délicatesse.

Le sujet, justement : la guerre (la Première), le deuil de ceux qui ont vu partir un fils, un fiancé, le traumatisme de ceux qui en sont revenus, blessés à l’extérieur, cabossés de l’intérieur. Sur un tel sujet, il est toujours difficile de ne pas sombrer dans le pathos. C’est ce que parvient pourtant assez habilement à faire l’autrice par une construction faite d’allers et retours entre plusieurs histoires de femmes. Il y a d’abord Ada qui a perdu son fils et le voit sans cesse, délaissant son mari, Evelyn ensuite qui a perdu son fiancé et peine à s’imaginer à nouveau une vie sans lui, Hettie enfin, danseuse professionnelle auprès de laquelle d’anciens soldats viennent chercher écoute et réconfort le temps d’une valse.

Par petites touches légères se dessinent au fil du roman le passé regretté et l’horreur de la guerre, tout cela sur fond d’une autre histoire ou plutôt d’un événement, l’arrivée en Angleterre de la dépouille du soldat inconnu qui donne une indéniable profondeur à l’ensemble. Les personnages sont attachants, tant ces femmes blessées que les hommes gravitant autour d’elles, mari délaissé, soldat traumatisé par la perte d’un camarade, frère gradé traînant sa culpabilité. Ils se croisent sans jamais se confronter vraiment, tout en délicatesse, l’une dansant avec le frère de l’autre qui elle-même croise le camarade du fils disparu de la troisième, et cela donne un mouvement à l’ensemble, un peu comme une danse justement.

Il y a du moins bon, aussi. Ainsi, on regrettera peut-être le portrait inégal des trois personnages féminins, celui de Hettie la danseuse étant sensiblement moins creusé que les autres, laissant un sentiment d’inachevé. On pourra également trouver la construction du roman par moment trop “visible”, défaut de premier roman sans doute ce qui n’enlève rien, au contraire, à la performance car, pour un premier roman, on peut saluer l’ambition de l’autrice qui a depuis confirmé son talent. Bref, quelques défauts de jeunesse qui, s’ils empêchent le livre d’être un vrai coup de cœur, n’empêchent pas néanmoins de le classer dans les excellents moments de lecture.

Catégorie : Littérature étrangère (Royaume-Uni). Traduction : Elodie Leplat.

Liens : chez Gallimard ; en Folio ; notre critique des Espérances (Anna Hope, 2020).

À travers les champs bleus

Claire Keegan, À travers les champs bleus, Sabine Wespieser, 2012

— Par Marie-Hélène Moreau

Si vous aimez lire des nouvelles – du moins si ce genre souvent et injustement mal aimé ne vous rebute pas trop – et que vous avez aimé vos séjours en Irlande ou rêvez d’y aller, vous aimerez probablement ce recueil.

À travers les huit nouvelles qui le composent, la plupart balayées par les vents irlandais, Claire Keegan, d’une plume tout en finesse, dresse le portrait d’hommes et de femmes rudes et souvent solitaires, évoquant leurs secrets cachés, refoulés, leurs rêves abandonnés et leurs déchirements. Il y a dans ces pages des plaines désertes au bord de falaises vertigineuses, des prêtres emplis de tourments pour leurs fautes passées, des amours adultères et puis, bien sûr, des pubs où l’on vient boire une bière et des cheminées dans lesquelles on jette les pavés de tourbes. Il y a des silences aussi, des non-dits. Au final, c’est toute une atmosphère que l’auteure parvient à créer et dans laquelle on se glisse avec plaisir même si la tonalité de l’ouvrage est, soyons honnête, plutôt sombre. Mais comme nous sommes en Irlande (à l’exception d’une nouvelle située aux États-Unis), terre de légendes s’il en est, vous croiserez également au détour de ces pages quelques pointes d’excentricité et un soupçon de superstition qui font de ce livre une intéressante découverte.

Catégorie : Nouvelles et textes courts (Irlande). Traduction : Jacqueline Odin.

Lien : chez l’éditeur.

Quand la lumière décline

Eugen Ruge, Quand la lumière décline, Les Escales, 2012 (existe en 10-18)

— Par Marie-Hélène Moreau

L’idéal socialiste allemand à l’épreuve du temps, tel pourrait être le résumé de ce roman qui a obtenu en 2011 l’une des plus prestigieuses récompenses littéraires outre-Rhin, le Deutscher Buchpreis, avant de connaître un grand succès à l’international.

Mais ce serait ne pas lui faire justice que de s’en tenir à un résumé aussi abrupt car ce livre est également une fresque familiale dans la plus pure des traditions, alternant les regards de quatre générations à des moments-clés de leurs vies. Au centre de cette saga, les grands-parents Wilhelm et Charlotte, exilés au Mexique pour fuir les nazis avant de revenir participer à l’édification de la RDA. Pétri de cet idéal qui a forgé sa vie, Wilhelm, patriarche bougon et vaguement sénile, reçoit chaque année à son anniversaire une médaille du mérite lors d’une fête dans laquelle se croisent tous les représentants d’un monde de plus en plus suranné sous le regard crispé d’une épouse toujours passée au second plan. La dernière de ces fêtes, justement, est au centre du récit. Nous sommes en 1989 juste avant la chute du mur et personne n’ose évoquer devant le vieil homme ce qui se joue dehors. Kurt notamment, le père revenu des camps de travail soviétiques avec sa femme russe Irina et sa belle-mère, toutes deux en mal d’intégration, n’osera pas révéler la défection à l’Ouest de leur fils Alexander. Alexander que nous suivons en pèlerinage au Mexique sur les traces de ses grands-parents, justement, et qui se meurt doucement d’un cancer, comme une allégorie. Markus, enfin, dernier de la lignée, pour qui tous ces souvenirs, ces rituels n’ont plus vraiment de sens.

Sous forme d’allers-retours entre les époques et les personnages, le livre retrace dans des pages dans lesquelles l’humour n’est jamais bien loin tout un pan de l’histoire récente sur un ton oscillant entre compte-rendu cruel d’une aventure gâchée et tendresse nostalgique pour ceux qui l’ont vécue. Un très beau livre, vraiment.

Catégorie : Littérature étrangère (Allemagne). Traduction : Pierre Deshusses.

Le roman est épuisé mais reste disponible d’occasion ou en bibliothèque.

Nouvel An

Julie Zeh, Nouvel an, Actes Sud, 2019

— Par Marie-Hélène Moreau

Le roman de Julie Zeh, l’une des auteures allemandes contemporaines les plus récompensées de son pays, commence de la manière la plus banale qui soit. Une petite famille, un jeune couple, deux enfants, passe les vacances de fin d’année sur une île des Canaries.

Très vite, pourtant, se dégage du texte une atmosphère étouffante. Les enfants, encore petits, sont une charge pour ce couple vacillant et le temps maussade de cette fin d’année n’arrange rien. Les choses, décidément, ne se déroulent pas comme l’avait prévu Henning, le père de famille, initiateur du séjour et personnage central du livre. Épuisé par son souci d’être à la hauteur des attentes de sa femme, dépassé par une paternité envahissante et victime de crises d’angoisse récurrentes et inexpliquées, il peine à se ressourcer. Le jour du Nouvel An, il décide d’utiliser enfin son vélo de location pour gravir la montagne qui surplombe le village et tenter ainsi de décompresser.

De cette histoire qui aurait pu n’être qu’une chronique douce-amère autour du thème classique de la famille et ses difficultés, l’auteure, dans un style simple et sans fioritures, tire un roman psychologique intense. Car contre toute attente, l’ascension, exténuante, amène le père de famille à se confronter à un traumatisme ancien profondément enfoui dont nous ne dévoilerons bien entendu ici aucun détail.

La force du roman de Julie Zeh est de nous plonger d’une manière totalement immersive dans la tête de cet homme un peu déboussolé. C’est donc dans une sorte d’apnée que nous gravissons avec lui cette montagne, l’effet est garanti. Peut-être peut-on regretter dans la narration une bascule un peu trop franche entre la scène traumatique de l’enfance et le présent – parti pris destiné à illustrer le choc ressenti ? – et quelques problèmes de temps peut-être liés à la traduction qui gênent par moment la lecture mais, malgré cela, le roman de Julie Zeh constitue un voyage fascinant dans les tréfonds de l’inconscient.

Catégorie : Littérature étrangère (Allemagne). Traduction : Rose Labourie.

Lien : chez l’éditeur.

V13

Emmanuel Carrère, V13, P.O.L., 2022

— Par Marie-Hélène Moreau et Catherine Chahnazarian

Marie-Hélène :

Pour L’Obs, Emmanuel Carrère a accepté la lourde mission de chroniquer au fil de l’eau le démesuré procès des attentats du vendredi 13 novembre 2015 – le fameux « V13 » – et son interminable défilé de parties civiles avec leur litanie de scènes d’horreur et de souvenirs traumatiques ; ses comptes-rendus minutieux et parfois soporifiques des enquêtes policières belge et française avec leurs échecs et leurs réussites ; ses interrogatoires se heurtant tantôt au silence, tantôt au déni voire au mensonge ; ses plaidoiries de l’accusation et de la défense, enfin, en double et contradictoire résumé de l’ensemble. De ce qui aurait pu n’être que la description recouverte d’un vernis littéraire d’une procédure au long court – nécessaire, sans doute, mais un peu fastidieuse –, Emmanuel Carrère a fait une œuvre essentielle. N’hésitant pas à partager ses doutes et ses angoisses, ses moments d’ennui et d’intense émotion, il a fait bien plus que décrire ce à quoi il assistait. Il a trouvé les mots – et par ses mots, les images – pour donner de l’humanité à ce qui se déroulait dans cette salle et, par-delà, à ce qui s’est passé ce soir-là. Et lorsque les plaidoiries des avocats, accusation et défense, parviennent à tour de rôle à faire changer le regard sur l’une ou l’autre des personnes enfermées dans le box, la machine judiciaire prend tout son sens. Car si personne ne saura jamais l’entière vérité sur les faits commis par chaque prévenu, ce temps extraordinairement long pendant lequel tout le monde sans exception a pu s’exprimer permet de toucher du doigt l’idée de Justice et c’est le grand mérite des chroniques d’Emmanuel Carrère de nous l’avoir fait ressentir.

Réunies dans le livre V13, leur force sera sans nul doute intacte.

Catherine :

Oui, tout cela est intact dans le livre, augmenté pour environ un tiers de notes qui n’avaient pas trouvé place dans les chroniques de L’Obs. Ainsi assemblés dans un même volume, ces textes retracent avec une densité bouleversante cet impressionnant procès tel qu’un observateur désintéressé pouvait le vivre. Désintéressé en ce sens qu’Emmanuel Carrère n’a pas été victime des attentats ; qu’il n’y allait pas à charge, pour voir punis les accusés ; que tant son intelligence que son cœur étaient ouverts à ce qui se produirait, à recevoir les témoignages et les débats. C’est cette attitude, le professionnalisme du journaliste en lui, le talent de l’auteur, aussi, qui ont permis un regard et une réflexion aussi intéressants. La plupart d’entre nous avons suivi le procès en nous informant de manière classique, mais le livre d’Emmanuel Carrère lui donne une autre dimension. Il permet de mieux écouter les témoignages des victimes, de mieux appréhender la personnalité des accusés, de réfléchir à la justice alors que le choc des attentats avait été si grand qu’il était difficile d’entendre leurs mobiles, d’accepter même de donner la parole aux (présumés) responsables.

Les chapitres, étant issus de chroniques, ont chacun son angle d’attaque, son originalité et sa chute, ce qui les rend tous forts. L’ensemble est formidable.

Catégorie : Essais, Histoire…

Liens : chez P.O.L. ; dans L’Obs ; un article du Point (prix Aujourd’hui pour V13).

Betty

Tiffany McDaniel, Betty, Gallmeister, 2020

— Par Marie-Hélène Moreau

La sortie dans la collection poche des éditions Gallmeister du roman de Tiffany McDaniel donne l’opportunité à tous ceux qui sont passés à côté de ce très beau livre lors de sa parution initiale en 2020 de le découvrir.

Betty, c’est l’histoire, inspirée de celle de la mère de l’auteure, d’une “petite indienne”, fille d’une mère blanche et d’un père cherokee dans l’Amérique des années 50 à 70. À travers ses yeux d’enfant puis d’adolescente se dévoile le racisme ordinaire dont elle et son père sont quotidiennement victimes et la relégation sociale qui en découle. Betty nous raconte la vie de cette drôle de famille entre ses nombreux frères et sœurs, une mère souvent distante et un père à qui elle ressemble tant. Au fur et à mesure surgiront un certain nombre de secrets familiaux, tragiques et étouffés.

Mais s’il y a du tragique, certes, dans cette histoire, il y a aussi et surtout beaucoup de poésie et c’est assurément ce qui fait la beauté puissante du roman. Le père Cherokee de Betty, dont la principale source de revenu est de vendre au voisinage ses tisanes et décoctions diverses, entretient en effet un lien fort avec la nature et les esprits qui l’habitent. Il initie sa fille à ce savoir et, à travers les histoires empreintes de culture indienne qu’il lui conte, l’aide à surmonter les chagrins et les drames qu’elle affronte. Entre un mensonge merveilleux et une vérité hideuse, que préfères-tu, lui demande-t-il ? On ne peut que choisir le mensonge merveilleux tant la poésie des histoires égrenées au fil de ces pages nous transporte dans un monde plus beau à défaut d’être vrai.

On pardonnera facilement à l’auteur quelques passages peut-être un peu trop explicatifs, notamment sur la condition des femmes et des filles dans la société extrêmement patriarcale de l’époque (passages par ailleurs édifiants…). De même, on lui pardonnera certaines phrases moins crédibles dans la bouche d’une enfant de neuf ans qu’elles ne le seraient sans doute dans celle d’une jeune fille, mais il est difficile de faire vieillir un personnage tout au long d’une histoire, à moins qu’il ne s’agisse là d’un biais de traduction. Il n’en demeure pas moins qu’on s’attache terriblement à cette famille Carpenter et on se laisse délicieusement bercer par la magique poésie de ce roman qui a récolté de nombreux prix à sa sortie.

Catégorie : Littérature anglophone (U.S.A.). Traduction : François Happe.

Lien : chez l’éditeur (coll. de poche).

Le monde d’après

Lufthunger Pulp n°1, « Le monde d’après », Lufthunger Club, 2022

— Par Marie-Hélène Moreau

Quelle bonne idée ! En ces temps où la nostalgie s’invite dans tous les domaines (le vintage dans la mode et la décoration, les tournées des stars des décennies passées, la série Stranger Things qui nous renvoie dans les années 80 pas si lointaines et pourtant…), deux passionnés d’écriture, récents créateurs du Lufthunger Club (accompagnement et conseil aux auteurs), ont conçu le projet fou de ressusciter les Pulps.

Les Pulps, ces magazines américains bon marché d’avant-guerre, faisaient la part belle aux auteurs de polar mais aussi de SF. Nombre d’auteurs parmi les plus connus du genre y ont publié leurs nouvelles avant de connaître la célébrité. Si les lois du marché les ont fait décliner puis disparaître, ils n’en restent pas moins cultes et c’est pour les faire revivre que le projet Lufthunger Pulp a vu le jour, respectant au plus près les codes du genre. Après un appel à textes et un financement participatif réussi, voici enfin le nouveau-né, et on ne peut que saluer l’initiative !

Dans ce premier numéro, 12 nouvelles autour du thème “Le monde d’après” sont publiées en doubles colonnes et sans illustration (peut-être la prochaine fois, nous dit-on, et ce serait bien). Le genre est clairement SF et, sans surprise, le “monde d’après” n’est guère idyllique… Vie virtuelle prenant le dessus sur la vie réelle, monde dévasté par la montée des eaux et livré aux trafics et autres monstres marins, intelligence artificielle ayant pris le pouvoir ou survie dans l’espace, il y en a pour tous les goûts dans ce premier numéro destiné, certes, aux amateurs du genre mais suffisamment attractif (jolie couverture et typo impeccable, format magazine pratique et textes accessibles) pour une première approche de lecteurs curieux de découverte.

Comme le dit si bien l’édito qui ouvre le numéro, “Les pulps sont morts, longue vie aux pulps!”.

Catégorie : Nouvelles et textes courts (revue française).

Liens : le club , le pulp.

La poursuite de l’idéal

Patrice Jean, La poursuite de l’idéal, Gallimard, 2021

— Par Marie-Hélène Moreau

Il est de plus en plus rare de nos jours de lire un roman aussi volumineux (496 pages sous forme de longs chapitres). Et tel n’est pas l’unique gageure de ce livre puisque, à la longueur, il associe la densité du récit.

De quoi s’agit-il ? Sous une forme que l’on pourrait qualifier d’ « Houellebecquienne », l’auteur nous invite à suivre la vie de Cyrille Bertrand (“notre héros” comme il le qualifie), poète putatif, éternel hésitant devant les complexités et opportunités de la vie. À noter cependant que la référence aux personnages de Michel Houellebecq s’arrête là, notre héros étant clairement moins déprimé que ceux de notre gloire nationale !

De son adolescence dans une petite ville de province dans laquelle il se rêve en Baudelaire à son arrivée laborieuse à Paris, nous le suivons au fil de ses amours contrariées, ses tentatives professionnelles hasardeuses, ses amitiés parfois douteuses. Il se cherche, indubitablement, un peu perdu dans ce monde foisonnant, se trouve parfois mais pas pour longtemps, hésite et s’interroge, et nous avec lui. L’occasion pour l’auteur, dans un style extrêmement fluide (même si l’on peut regretter certaines longueurs) d’alterner les considérations intimes (les émois amoureux, les désillusions amicales, les ambitions contrariées…) et sociétales (le capitalisme, le vide intellectuel du monde moderne, le monde de l’entreprise…). Tous sujets qui font échos aux débats actuels en en livrant une vision parfois un peu caricaturale et orientée mais souvent drolatique.

Un roman ambitieux donc, portrait de notre époque et ses travers, et dans lequel, si tout n’est pas totalement réussi, on se laisse facilement emporter.

Catégorie : Littérature française.

Liens : chez l’éditeur.

Voyage au bout de la nuit

Noël 2021
Offrir, lire ou relire de grands classiques

Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, Gallimard, 1952

— Par Marie-Hélène Moreau

Des tranchées de la Grande Guerre à une ville misérable de banlieue parisienne, en passant par d’infâmes comptoirs coloniaux et une usine américaine en pleine exploitation fordiste, Ferdinand Bardamu, héros pathétique de cet improbable périple, erre dans une humanité crasse d’où personne ne sort jamais grandi.

Pour un voyage, c’est un sacré voyage ! Tout est moche, dans cette vie, tout est petit et vil, étriqué. Les soldats comme les capitaines, les matelots comme les petits chefs, les riches, les pauvres, les filles de joie et les bourgeois. Mais il avance, notre héros, il ment, il triche, il fuit. Il fait comme tous les autres, en somme. Surtout, il survit et, franchement, on se demande pourquoi, tant la vie semble lui peser comme elle pèse à l’ami Robinson qu’il croise au fil des pages. Cet instinct de survie, ça le tient Bardamu, comme les autres, là encore, comme le petit Bébert sur son lit de douleur, comme la vieille Henrouille, farouche gardienne d’un caveau à momies. C’est ça, la vie, pour Bardamu, un long voyage au bout de la nuit.

Il y a de tout dans ce roman en forme de road movie étonnamment moderne. De l’antimilitarisme, de l’anticapitalisme, de la lutte des classes, de l’analyse sociale à remettre, certes, dans le contexte de l’époque, mais quand même ! À chaque page, chaque anecdote, c’est une féroce leçon de vie que nous prenons là, pour peu que l’on soit aussi pessimiste que l’auteur sur la nature humaine.

Et puis quelle langue ! Quelle écriture ! C’est écrit comme il parle, Bardamu, intonation comprise. On est Bardamu, on vit Bardamu, on souffre Bardamu, Bardamu troufion, ouvrier exploité, médecin de banlieue. On le suit et on l’aime quand même un peu avec ses lâchetés et ses avis tranchés, sa manière inimitable de décrire les choses et les situations, les âmes misérables.

On n’étudie pas ou peu Céline à l’école, sans doute pour éviter toute polémique tant l’homme — et auteur d’autres textes… — est sulfureux. D’aucuns diront aussi que la noirceur du roman est excessive, qu’il est trop long, se perd dans ce cynisme permanent — oui, il y a certaines longueurs peut-être –, et pourtant ! Nul doute que sa langue, simple et si complexe, en même temps, ses images fortes, ses personnages souvent proches du burlesque, parleraient à de jeunes lecteurs ou même de plus âgés qui, comme moi, ont hésité avant d’ouvrir ce livre. Qu’importe, il n’est jamais trop tard pour bien faire !

Catégorie : Littérature française.

Liens : En Folio.

Je ne suis plus inquiet

Scali Delpeyrat, Je ne suis plus inquiet, Actes Sud, 2020

— Par Marie-Hélène Moreau

C’est un petit livre délicieux que je vous invite à découvrir ici. Petit car il ne comporte qu’une soixantaine de pages, délicieux car il réalise la prouesse, néanmoins, de susciter chez le lecteur le rire, l’émotion, l’étonnement, mais aussi la réflexion. 

Le livre se présente comme une succession de saynètes apparemment sans lien les unes avec les autres. On y parle de chat, de salle d’attente, de métro, mais également de ligne de démarcation, de fuite et de survie. On y parle de famille, d’amour et de chanson, on y parle d’un père, si loin, si proche. Bref, on y parle de plein de choses et cela, dans un agréable désordre. C’est poétique et drôle, un peu barré parfois, émouvant souvent et toujours délicat. C’est la vie de l’auteur, dessinée par petites touches pudiques, si bien écrites, si bien dites si l’on a la chance de voir le spectacle. Il y dévoile ses craintes et ses phobies, y partage des souvenirs de famille, émotions retenues. C’est la vie, quoi…

Écrit par un acteur à la filmographie aussi fournie que diverse, présenté en quatrième de couverture par Denis Podalydès, il est en fait le texte d’un seul-en-scène actuellement à l’affiche et joué par l’auteur. Ceci explique sans doute son apparence d’OVNI littéraire, ce qui ne l’a pas empêché de rencontrer un très joli succès.

Un moment de lecture absolument magique.

Catégorie : Littérature française ; Théâtre.

Lien : chez l’éditeur ; Delpeyrat au Théâtre de la Ville (Paris) jusqu’au 4 décembre.

Le clou

Zhang Yueran, Le clou, Zulma, 2021

— Par Marie-Hélène Moreau

L’un des intérêts, et non des moindres, de cet épais roman (plus de 600 pages quand même !) est certainement de faire connaître aux lecteurs occidentaux que nous sommes les voix de la littérature chinoise moderne. Zhang Yueran, née au tout début des années 80, en est une représentante brillante dont le livre a été particulièrement remarqué à sa sortie en France. Mais l’intérêt est le livre lui-même, bien sûr, et l’histoire qu’il raconte.

À la mort du grand-père de l’un, un homme et une femme, amis d’enfance et d’adolescence se retrouvent après s’être perdus de vue pendant presque vingt ans. En alternant des chapitres où l’un puis l’autre se remémore le passé, en forme de dialogue solitaire, Zhang Yueran nous raconte non seulement l’histoire tourmentée de ces deux personnages, mais nous décrit également une Chine hantée par ses démons, de l’arrivée du communisme à la révolution culturelle pour aboutir à l’époque moderne. Destin de deux familles, inextricablement lié sur trois générations, secret enfoui puis révélé, traumatisme plus ou moins surmonté, on s’attache à ces deux êtres si proches et pourtant si lointains, étrangers à eux-mêmes presque.

Une foule de personnages émaille ces réminiscences, une tante célibataire qui renonce à sa vie, un grand-père légume dans une chambre d’hôpital, un père alcoolique à la vie mystérieuse, une femme devenue folle enfermée dans une penderie ou encore un poète désabusé… La fresque est foisonnante. Tout cela est finement conté, empreint de tristesse, de nostalgie. D’une violence sourde, aussi, car le contexte politique n’est jamais bien loin. On plonge littéralement dans la tête des deux personnages, embourbés dans une histoire qui les a dépassés et engloutis.

Bien sûr on peut trouver ça long et complexe si l’on peine à entrer dans l’histoire. Mais si l’on y parvient et qu’on se laisse porter doucement par le flot des souvenirs, quel bonheur de lecture !

Catégorie : Littérature étrangère (Chine). Traduction : Dominique Magny-Roux.

Liens : chez l’éditeur.

Du théâtre pour la rentrée : L’homme qui dormait sous mon lit

Pierre Notte, L’homme qui dormait sous mon lit, L’avant-scène théâtre, 2021

— Par Marie-Hélène Moreau

Au théâtre comme en littérature, aborder le sujet des migrants sans tomber dans le pathos et le manichéisme reste un exercice délicat. Un défi, presque. C’est celui relevé avec brio par Pierre Notte à travers cette pièce dystopique dans laquelle des citoyens perçoivent une prime pour héberger un migrant et, comble du cynisme, une surprime dans l’hypothèse où celui-ci se suiciderait, réglant ainsi discrètement le problème qu’il représente pour la société. Dénoncer le cynisme par encore plus de cynisme, il fallait oser !

Trois personnages (trois formidables interprètes) occupent la scène, chacun figurant symboliquement une entité : le migrant, la citoyenne et l’Europe. Le décor est minimaliste, la mise en scène épurée et résolument moderne, les dialogues d’une violence inouïe sous des airs anodins, entre tragédie et comédie.

Muriel Gaudin, Silvie Laguna, Clyde Yeguet
(distribution du Théâtre des Halles)

Car oui, on rit (un rire glacé, tout de même…) devant cet échange/affrontement mettant face à face une citoyenne traversée de sentiments contradictoires (appât du gain, envie de retrouver sa tranquillité mais aussi solitude et compassion) et un migrant balançant sans cesse entre espoir et désespoir, colère parfois, le tout rythmé/encadré par les interventions personnifiées d’une société confite dans ses règles et ses renoncements. On rit, mais on réfléchit, aussi, sur l’hypocrisie et l’égoïsme de ce monde qui ressemble furieusement au nôtre et sur l’impossible mais nécessaire rapprochement entre les êtres. Car c’est bien de cela dont il s’agit dans cette pièce, de rapprocher les êtres, et on en sort sans doute un peu meilleur qu’on y était entré.

Programmée au festival d’Avignon 2021 après l’annulation de l’édition 2020, “L’homme qui dormait sous mon lit” a été à juste titre saluée par de nombreuses critiques enthousiastes. Elle sera jouée au printemps prochain à Paris et sans nul doute ailleurs. Courez-y !

Catégorie : Théâtre.

Liens : présentation du texte par l’auteur ; éditions L’avant-scène théâtre.

Et que celui qui a soif, vienne

Sylvain Pattieu, Et que celui qui a soif, vienne, Rouergue, 2016

— Par Marie-Hélène Moreau

Au-delà de la connotation religieuse du titre, c’est surtout le sous-titre Un roman de pirates qui éclaire le lecteur sur ce qu’il peut s’attendre à trouver dans ces presque 500 pages de lecture. Alors certes, on y croise quelques hommes d’église, plus ou moins défroqués et plus ou moins mystiques, mais on y croise également des pirates attaquant les navires qui ont le malheur – est-ce un malheur pour tous ? – d’être sur leur chemin, des esclaves en route vers leur sombre destin et qui tentent chacun à sa manière d’échapper à son sort, des prostituées condamnées à l’exil, aussi des commerçants âpres au gain, des fous et des soldats, des héros et des lâches.

Et que celui qui a soif, vienne est donc un roman d’aventure, et quelle aventure ! L’aventure des pirates à l’époque de la traite négrière et des routes maritimes où se croisaient aventuriers, esclaves, tissus et épices en un commerce florissant bien que risqué. On y assiste à des abordages sanglants, des combats sans merci, des tortures et des exécutions, mais on y suit aussi des amitiés puissantes et des amours profondes, des moments de grande humanité. On y retrouve à l’oeuvre, donc, les puissances intemporelles de l’exploitation des ressources et des hommes (et des femmes…) par d’autres hommes, on y navigue dans la cale des esclaves, sur le pont des pirates et dans les cabines des capitaines, on s’arrête dans les tavernes des ports et sur les îles perdues où se cachent des pirates qui rêvent d’un monde plus juste. On s’attache à tous ces personnages qui se croisent et se battent, qui s’aiment et se détestent.

C’est tourbillonnant et instructif, très bien écrit dans un style moderne (des phrases souvent courtes, sans verbe, quelques incursions anachroniques dans un passé plus récent), et porteur de réflexions sur notre monde, ses dominations et ses inégalités. Bref, on ne s’ennuie pas un seul instant en compagnie de ces pirates.

Catégorie : Littérature française.

Lien : chez l’éditeur.

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