L’heure des prédateurs

Essais, Histoire
Par Catherine Chahnazarian

L’étrange inquiétude dans laquelle nous plonge la situation internationale, cette société relativement ordonnée que nous semblons en train de quitter, le monde nouveau que la tech nous fabrique… Nos angoisses, plus ou moins confuses, sont-elles fondées ? On retrouve toute l’intelligence de Da Empoli dans l’interprétation des signes, dans le décryptage des événements, dans l’analyse des sorties de route anecdotiques ou définitives. Avec lui, on ne peut plus dire qu’on ne comprend pas ce qui se passe. Depuis les coulisses de la politique internationale, il nous explique le modèle d’homme politique auquel Trump, entre autres, appartient ; le modèle d’homme de pouvoir auquel Musk, entre autres, appartient ; le modèle d’homme qu’ils nous façonnent, que nous sommes en train de devenir.

À lire. Parce que c’est très clair et très intéressant, et que ça donne des clés. Mais ce n’est pas très amusant. D’autant qu’une fois que les phénomènes ont été expliqués, que le système a été décrit, que faire ? Nous qui croyions qu’il existait des Justes, que les bons gagnaient à la fin, que les vérités ne pouvaient être niées, que les Lumières finiraient toujours par éclairer les chemins, pouvons-nous, devons-nous renoncer à le vouloir ? Comment résister ? Est-il déjà trop tard ? Sommes-nous capables d’infléchir un courant historique aussi fort ? Certains diront que les générations à venir s’adapteront — à l’affaiblissement des règles, aux guerres absurdes et impitoyables, au renforcement de l’IA et au ramollissement des cerveaux… Peut-être. Mais s’adapter à ça ?!

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Giuliano da Empoli
L’heure des prédateurs

Éditions Gallimard
2025

Les éclats

Littérature étrangère (USA)
Par François Lechat

Dans American Psycho, Bret Easton Ellis mettait en scène un psychopathe qui virait au tueur en série ultra-sadique alors qu’il avait tout pour lui, jeunesse, argent et beauté. De manière surprenante, l’auteur expliquait à l’époque que ce livre parlait de lui, ce qui a ajouté au scandale qu’il avait provoqué.

Avec Les éclats, Bret Easton Ellis propose un récit moins brutal, moins glauque (tout en étant quand même gratiné), mais il ne change pas de thème. Dans ce qu’il présente comme des souvenirs authentiques, il raconte quelques mois de sa vie de fin de lycée, à l’époque où, dans un Los Angeles de rêve, un mystérieux Trawler enlève et tue des jeunes gens et pourrait bien s’avérer être un des élèves de cet établissement de riches, un certain Robert Mallory dont le comportement et le passé sont troublants. C’est donc en victime potentielle et de plus en plus angoissée que Bret Easton Ellis se dépeint, en maintenant jusqu’au bout le suspense quant à l’identité du Trawler. Ce qui nous vaut quelques pages hautement déstabilisantes, car après tout personne n’est à l’abri d’un excès d’imagination, surtout un aspirant écrivain comme l’est le narrateur.

Ce qui frappe le plus, dans ces 900 pages, c’est la lenteur savamment orchestrée de la montée en tension. Car ce thriller est freiné par une foultitude de détails, tenues vestimentaires, chansons, itinéraires en voiture, prises de drogues et autres psychotropes…, qui forment le quotidien d’une bande de privilégiés liés de près ou de loin à Hollywood, vivant sous un soleil éclatant. Tous sont pris dans des jeux d’apparence, dans le conformisme de grands adolescents goûtant aux plaisirs frelatés de l’âge adulte, dont l’alcool, la drogue et le sexe, détaillés ici par le menu. Seul le narrateur reste à distance, trop conscient de ses propres mensonges (il sort avec une fille mais est obsédé par les garçons) et du danger qui monte. D’où une tension à la fois croissante et délayée, une succession d’avertissements glaçants accompagnée d’une introspection maniaque, angoissée, qui ralentit le récit tout en nous ramenant toujours aux mêmes menaces.

C’est virtuose, subtil, touchant, hypnotisant – mais d’autres pensent sans doute qu’il aurait fallu faire plus court.

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Bret Easton Ellis
Les éclats

Traduction : Pierre Guglielmina
Éditions Robert Laffont (Pavillons)
2023

Disponible en 10-18

L’agrafe

Littérature française
Par Marie-Hélène Moreau

J’avais beaucoup aimé Le neveu d’Anchise, que j’avais chroniqué sur ce site, raison pour laquelle je me suis plongée dans le dernier roman de Maryline Desbiolles, roman auréolé du prix Le Monde 2024. On retrouve ici l’univers de l’autrice, l’arrière-pays niçois et ses villages plombés de soleil, les paysages de ce beau sud-est de la France. Presque si l’on entend les cigales et l’accent des personnages ! On retrouve son style, aussi, cette mélancolie poétique dont elle drape tous ses personnages.

Ici, l’héroïne se nomme Emma Fulconis, adolescente rebelle et solitaire qui court sans cesse à travers les collines. Jusqu’à ce que le chien d’un garçon qu’elle rencontre l’attaque et la blesse grièvement à la jambe. Plus encore que cette attaque qui la laisse sérieusement handicapée et incapable désormais de courir, c’est une phrase prononcée par le père du garçon au moment de l’attaque qui la bouleverse. Je vous laisse la découvrir. Commence alors pour elle la quête de son passé, ou plutôt du passé de sa famille, harkis rapatriés à contre-coeur par les autorités et enfermés dans des camps dont le souvenir a été peu à peu effacé des mémoires.

Beaucoup de subtilité dans ce roman qui effleure par touches successives un passé douloureux et, partant, une page de notre histoire. Cette approche pudique et tout en finesse m’a donné envie d’en apprendre plus sur ces événements, tant il est vrai qu’ils sont peu évoqués, encore moins enseignés. Le style poétique de l’autrice déroutera peut-être certains lecteurs. Pour ma part, j’en apprécie beaucoup l’originalité. Pour autant, j’avoue cette fois avoir peiné à totalement adhérer aux personnages qui m’ont paru parfois factices. La faute, peut-être, à un texte un peu court.

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Maryline Desbiolles
L’agrafe

Éditions Sabine Wespieser
2024

La matinale

Littérature française
Par François Lechat

Par certains côtés, ce roman est un polar. Car on se demande ce qui a pu conduire une journaliste vedette, présentatrice de la matinale télévisuelle la plus suivie de France, à se retrouver face à un psychiatre et peut-être bientôt en prison. Mais par d’autres côtés, ce roman paru dans la collection blanche de Gallimard est un récit psychologique, sociologique et humoristique.

En racontant sa vie à un psychiatre qui doit décider si elle était responsable de ses actes au moment où elle a commis un délit pénal, la narratrice prend de la distance avec elle-même, aidée en cela par le mutisme moqueur de son vis-à-vis. Mais elle doit aussi se faire comprendre, partager ses émotions, expliquer les péripéties qui, partant d’une situation familiale et professionnelle idéale, l’ont fait lentement basculer, jusqu’à tomber dans le burlesque. D’où un ton mi-figue mi-raisin qui fait le charme de ce premier roman, tranche de vie dans le milieu des médias accompagnée de subtiles réflexions sur les aléas du désir, le destin des femmes et les bouleversements qui secouent notre époque.

Une jolie réussite, menée tambour battant, dans un style nerveux qui fait confiance à l’intelligence du lecteur.

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Nolwenn Le Blevennec
La matinale

Gallimard
2025

Le chant des innocents

Policiers et thrillers
Par Anne-Marie Debarbieux

Brillant commissaire, mais momentanément suspendu de ses fonctions et soumis à un suivi psychologique avant toute réintégration, Vito Strega est néanmoins sollicité « discrètement » par son amie l’inspectrice Teres Brusca quand des crimes hors du commun et inexplicables sont commis par des adolescents. Ils sont violents, n’ont aucun remords, ne se connaissent apparemment pas mais ont manifestement un unique commanditaire.

Le lecteur, vite capté, entre donc dans deux mystères. D’une part, qui manipule ces collégiens jusqu’à faire d’eux des tueurs sans remords, et dans quel but agit-il ? Vengeance ? Crimes gratuits ? Et d’autre part, quel secret y a-t-il chez le commissaire Strega considéré comme un excellent enquêteur pour qu’il soit ainsi sommé de consulter un professionnel de la santé mentale ?

Bien que l’enquête soit passionnante, c’est surtout à Strega que le lecteur s’accroche. L’auteur fait de lui le personnage central, moins par sa perspicacité d’enquêteur que par sa personnalité et ses zones d’ombre.

Ce roman sombre ne lâche pas le lecteur et l’incite à entrer dans des âmes torturées, avides de vengeance ou de justice. Roman très prenant, aux chapitres très courts, qui « aèrent » la lecture et permettent d’alterner avec bonheur les points de vue.

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Piergiorgio Pulixi
Le chant des innocents

Éditions Gallmeister
2023

L’illusion du mal

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Policiers et thrillers
Par Anne-Marie Debarbieux

Peut-on rendre justice soi-même ? Quand le système judiciaire est manifestement défaillant ou corrompu, la question se pose avec encore plus d’acuité. Les personnages récurrents de la série que le lecteur retrouve avec plaisir, l’inspecteur Vito Strega et ses deux acolytes Mara Raïs et Eva Croce, sont confrontés ici à un meurtrier bien particulier : il se donne pour mission de se substituer à la justice en capturant un coupable particulièrement abject et qui a été relaxé suite à des vices de procédure inadmissibles voire suspects.

Un citoyen peut-il s’arroger le droit de capturer et de torturer un coupable, et d’organiser via les réseaux sociaux un jury populaire, invité à se prononcer pour ou contre la peine de mort ? Non, bien sûr ! Quand la vindicte populaire s’exprime hors de tout cadre, c’est l’ensemble de la société qui est en danger. Et quand on répond à la barbarie par la barbarie, c’est « l’humanité de l’homme » qui est menacée.

Si Pulixi se livre encore ici à des descriptions très crues, il met surtout en lumière les dérives possibles de notre société qui, via les réseaux sociaux, a les moyens de défier les règles élémentaires de la morale et de la justice en substituant la passion à la raison. C’est en cela que son roman est très intéressant. Il montre également comment des médias peu scrupuleux s’emparent de l’aubaine en termes d’audience et de gains. Sans compter qu’une telle situation risque évidemment de susciter des émules.

L’intérêt principal de ce roman réside dans les questions qu’il pose et qui ne relèvent pas forcément de l’invraisemblance.

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Piergiorgio PULIXI
L’illusion du mal

Éditions Gallmeister
2022

Les loups

Littérature française
Par Catherine Chahnazarian

Olena Hapko a été élue présidente de l’Ukraine. Nous vivrons avec elle, entrecoupés de flash-backs, les trente jours qui la séparent de la prise effective du pouvoir. Coulisses d’un monde politique accouplé à des oligarques puissants, calculateurs, malhonnêtes, dangereux et soumis, pour beaucoup, au pouvoir russe. Olena non plus n’est pas un enfant de chœur. À la tête d’un empire industriel, elle s’est faite toute seule, elle pourrait nous être sympathique, mais non, on n’a pas affaire à un roman féministe : si elle veut œuvrer à l’indépendance de sa patrie et en renforcer l’économie, Olena est une « chienne » féroce parmi les loups.

Avec ce thriller politique, Benoît Vitkine dresse un tableau sans concession d’une société — l’Ukraine d’après la chute de l’URSS — gangrénée par des jeux de pouvoir. Ses connaissances monumentales de l’Europe de l’Est sont au service d’une très riche fiction, parfois un peu technique, historique, réaliste, noire – même si deux beaux personnages secondaires symboliseront l’espoir.

Il faut lire ce livre pour ce qu’il est : un peu comme dans Le mage du Kremlin de Da Empoli, on plonge dans des esprits froids, déformés par le calcul, la soif de pouvoir et la volonté d’aboutir. Benoît Vitkine, journaliste, passe à la fiction pour faire profiter quiconque le voudra de l’éclairage qu’il peut apporter sur cette partie du monde et sur ceux qui y mènent la danse. On découvrira des personnages inventés (dont Olena Hapko), inspirés de ceux que l’auteur a croisés dans la vraie vie, évoluant parmi des personnages existants. En toile de fond, une population désabusée mais une jeunesse sur le point d’exploser.

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Benoît Vitkine
Les loups

Editions Les Arènes
2022

Disponible au Livre de Poche

La France d’après

Essais, Histoire…
Par François Lechat

Il y a au moins deux raisons de ne pas rater ce livre passionnant de l’auteur de L’Archipel français. Soit vous vous intéressez à la politique en général et vous vous demandez pourquoi les gens votent comme ils le font. Soit vous suivez la politique française et vous tentez de comprendre les bouleversements qui l’affectent depuis dix ans, avec un président qui ne se proclame ni de droite ni de gauche ainsi que la montée inexorable du RN et la prédominance des Insoumis dans les banlieues.

Dans tous les cas, ce « tableau politique », comme le dit le sous-titre, se lit comme un roman policier : on pourrait dire qu’il y a d’abord l’affaire à élucider, puis l’enquête qui permet de comprendre.

L’affaire, ce sont des dizaines et des dizaines de changements électoraux profonds, documentés de manière très claire et vivante, qui font comprendre à quel point la France politique a changé en quelques décennies (le livre a été achevé en 2023 mais la préface englobe l’élection législative de 2024). Fourquet parcourt le territoire français dans tous les sens et montre que s’il subsiste de fortes traditions politiques locales, les mutations frappent tout le pays.

L’enquête, elle, consiste à corréler les changements électoraux aux transformations des territoires, des métiers, de la démographie, de la vie quotidienne…, et aux appartenances professionnelles, confessionnelles, d’âge, de classe, etc. Le procédé est classique, et d’ordre statistique : il s’appuie toujours sur des chiffres électoraux. Mais la grande force de Fourquet est de descendre dans le détail et de relever une multitude de motifs de vote. On ne vote pas de la même manière selon qu’on est gendarme, fonctionnaire ou militaire ; on vote d’autant plus RN que l’on s’éloigne d’une gare ou d’une ligne de TGV permettant de se rendre au travail ; on modifie son vote parce que des entreprises ont disparu ou se sont installées à proximité de son domicile ; on réagit à des phénomènes médiatisés comme l’insécurité ; on vote d’autant plus à l’extrême droite qu’on a un faible niveau d’instruction ou que l’on dépend de la voiture pour ses déplacements, etc.

La multiplicité des corrélations révélées par Fourquet est stupéfiante, mais elle ne l’empêche pas, pour autant, de souligner des tendances lourdes. Il y a à la fois, dans son livre, du très précis ou du très concret (les centres commerciaux, les fermetures de lits d’hôpital, des films révélateurs de l’époque…) et des règles transversales bien établies, comme l’importance du niveau d’instruction ou la montée de l’individualisme. Un tour de force, donc, servi par une écriture limpide et des centaines de cartes, de tableaux ou de courbes statistiques parfaitement éditées.

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Jérôme Fourquet
La France d’après. Tableau politique

Éditions du Seuil
2023
Disponible aux éd. Points

La clause paternelle

Littérature étrangère (Suède)
Par Marie-Hélène Moreau

Gros coup de cœur pour ce roman suédois distingué par le prix Médicis en 2021. Sur un thème mille fois abordé, l’auteur parvient à saisir avec une subtilité et une acuité incroyables les liens ambivalents unissant les membres d’une famille. Une gageure !

Comme tous les six mois, un père vivant à l’étranger revient en Suède s’installer quelques jours dans le petit appartement-bureau de son fils. Aucun besoin irrépressible de revoir ses enfants dans ce rituel, juste la nécessité de faire acte de présence pour conserver sa carte de résident et mettre en ordre ses papiers dont le fils s’occupe par ailleurs. Là est l’objet de cette clause paternelle, un accord passé il y a longtemps entre père et fils mais que ce dernier ne supporte plus. Le roman narre les quelques jours de cette visite au cours de laquelle le fils a prévu d’informer le père de la fin de cet arrangement.

Père peu présent, ce dernier est un personnage au premier abord détestable, égocentré et radin, mais dont les failles intimes apparaîtront peu à peu. Le fils est quant à lui pétri d’un mal-être venant de loin et dont il peine à sortir. En congé paternité depuis quelques mois pour s’occuper de ses deux enfants, il souffre du regard des autres et, plus largement, de sa situation. De situations banales du quotidien en rendez-vous manqués, le livre raconte par petites touches extrêmement précises la difficulté de communication de ces deux êtres, prolongée par les difficultés de communication qu’ils entretiennent avec les autres, petite amie, sœur, fille ou mère, ces dernières n’étant elles-mêmes pas exemptes de contradictions.

Analyse passionnante des relations d’une famille dysfonctionnelle et, au-delà, de la difficulté pour chacun de tracer sa voie dans la société et avec les autres, ce roman est par ailleurs servi par un style réellement original. L’auteur change en permanence d’angles et de personnages – allant jusqu’à endosser celui d’une morte ou d’une enfant de quatre ans !–, des personnages d’ailleurs jamais nommés mais renvoyés à leur identité multiple de père, fils, fille etc. Le fils est un père, le grand-père un père, et il en est ainsi pour chacun des personnages désignés littéralement de la sorte. N’est-ce pas ce que nous sommes tous, des fils en même temps que des pères, des sœurs en même temps que des filles ?

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Jonas Hassen Khemiri
La clause paternelle

Traduction : Marianne Ségol-Samoy
Éditions Actes Sud
2021

La guerre par d’autres moyens

Littérature française
Par François Lechat

C’est un roman à clés, mais avec tout un trousseau pour la même serrure… Car le personnage central côté masculin, Dan Lehman, président de la République qui a échoué à se faire réélire, tient de Sarkozy (l’ambition, l’énergie, l’amertume d’avoir été battu), de Hollande (le président de gauche accusé d’avoir mené une politique de droite, l’homme aux deux femmes dont une liée au showbiz), de Jospin (le retrait forcé de la vie politique), de Blum et de Mendès-France (la judéité), de Chirac et de De Gaulle (l’enfant chérie et handicapée), et j’en passe. Et on pourrait faire le même exercice du côté des personnages féminins, autrices ou actrices proches des héroïnes qui bousculent l’ordre établi depuis MeToo.

Les thèmes, quant à eux, sont prenants : impasses de la politique, ambitions dévorantes, domination masculine, violence du monde du cinéma, tension entre la logique du désir et celle de la dignité, spectre de l’âge qui rend les hommes attirants et les femmes hors-jeu… Sans parler du personnage d’Anna, petite fille muette adorée de tous, et de l’addiction à l’alcool, promesse de déchéance.

Le livre est riche, donc. Mais la manière ? Après avoir lu Les choses humaines, j’avais posé la question de la place de la littérature dans les romans de Karine Tuil. L’insouciance m’avait paru d’une grande efficacité narrative au détriment du style, tandis que Les choses humaines commençaient à faire une place à des moments de respiration, de méditation, d’écriture plus travaillée.

Je devrais donc me réjouir du fait que, dans La guerre par d’autres moyens, ces moments se multiplient et donnent de la profondeur au roman. Sauf que… Sauf que, d’une part, le déséquilibre s’est inversé. Trop de commentaires, trop d’introspection, pas assez d’événements, de rebondissements, d’autant qu’une partie de ces derniers s’avère prévisible. Et sauf que, d’autre part, toutes ces réflexions sur les enjeux propres à notre temps sont, pour moi, assez convenues, très justes mais précisément déjà lues, déjà vues. Et j’en dirais de même pour l’alcool, dont les ravages ne sont pas une découverte.

On ne peut pas reprocher à un roman d’être féministe, social, bienveillant à l’égard des modestes et critique à l’égard du monde du cinéma, des médias et de la politique, ces lieux de pouvoir impitoyables. Mais fallait-il dire tout cela, ou le laisser entendre, le faire découvrir par l’action plutôt que par le discours ?

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Karine Tuil
La guerre par d’autres moyens
Éditions Gallimard
2025

La note américaine

Littérature américaine
Par Daniel Kunstler

En 1871, l’ensemble des tribus indiennes Osage (du français “eau sage”), originaires des vallées de l’Ohio et du Mississippi, s’établissait dans une réserve dans l’état de l’Oklahoma, dont elles détenaient le titre de propriété avalisé par le gouvernement fédéral. Comme les terres étaient relativement pauvres, a priori cela ne dérangeait pas grand monde. Mais voilà que les Osages ont eu l’audace d’y découvrir du pétrole et de s’enrichir spectaculairement, ce qui n’était pas du goût des voisins Blancs. S’en est suivi un des pires épisodes de répression raciste de l’histoire des États-Unis. La chronique de ce chapitre brutal a été rayée de la mémoire collective des Américains – comme bien d’autres périodes honteuses – jusqu’à ce que David Grann en ait reconstruit le récit dans La note américaine.

Suite à la découverte du pétrole, le gouvernement a imposé aux Osages des gérants Blancs de leur patrimoine, invitation sur plateau d’argent à la corruption, culminant dans les années 1920 en une tuerie systématique – armes à feu, empoisonnements, bombes incendiaires – afin de mettre la main sur les droits minéraux. Un des assassins a été jusqu’à épouser une Osage afin d’en être l’héritier après l’avoir tuée. Certes, l’agence précurseuse du FBI, soucieuse de démontrer ses compétences et de classer l’affaire est parvenue à appréhender un des chefs de file. Mais la dimension raciste passe sous silence.

L’Amérique n’aime pas qu’on lui rappelle qui a payé la facture de son essor. Dans bien des lycées américains l’enseignement de l’histoire du pays est assainie jusqu’à la perversion, ce qui nourrit une incapacité collective à faire la distinction entre la culpabilité et la responsabilité. (Par exemple, n’étant pas coupables de l’assujettissement des esclaves, les citoyens actuels s’estiment exempts de toute responsabilité pour les iniquités qui persistent encore.) La législature de l’Oklahoma a même passé une loi en 2021 interdisant aux enseignants d’incommoder leurs élèves par des réflexions sur le racisme. Résultat : La note américaine a été exclue des rayons des bibliothèques scolaires. Trump, pour sa part, a commandé aux musées nationaux de Washington de ne monter que des expositions qui célèbrent la “grandeur de l’Amérique”. 

Vous aurez peut-être vu la belle adaptation à l’écran de Martin Scorsese, “Killers of the Flower Moon”. Néanmoins, je recommande vivement la lecture de La note américaine afin de saisir la complexité de l’histoire et l’ampleur de ses ramifications.

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David Grann
La note américaine

Traduction : Cyril Gay
Éditions Globe 
2018

La faille

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Policiers et thrillers (France)
Par François Lechat

La lecture de ce thriller a été pour moi une expérience assez étonnante.

J’ai d’abord été frappé par ses faiblesses. Une intrigue assez convenue, pendant un tiers du livre au moins ; des petites maladresses d’écriture ; des considérations psychologiques banales sur les situations d’ordre privé vécues par les protagonistes, à savoir une équipe de flic soudés par des liens conjugaux ou amicaux.

Puis, progressivement, l’enquête se complexifie, des personnages plus originaux apparaissent, l’envie d’en savoir plus s’installe définitivement. Parallèlement, une des situations d’ordre privé qui affectent ces policiers prend de l’épaisseur et se transforme en dilemme moral et en antagonisme social. L’écriture reste sans génie, mais les dialogues et les mises en scène sont efficaces.

La progression finale, quant à elle, est assez bluffante, horrifique et prenante. Et la fameuse situation privée devient un révélateur de notre époque. On lâche donc ce livre avec difficulté, en devant reprendre sa respiration et en se disant qu’on n’a pas perdu son temps. Même si resserrer le tout (plus de 500 pages quand même) aurait été une bonne idée.

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Franck Thilliez
La faille

Éditions Fleuve noir
2023
Disponible en Pocket

La promesse

Littérature étrangère (Afrique du Sud)
Par Marie-Hélène Moreau

Si vous aimez les fresques familiales, ce roman est pour vous ! Et encore plus si vous êtes rebuté par les gros pavés qui les hébergent en général. Damon Galgut réussit en effet à raconter sur plus de quarante ans l’histoire des Swart, une famille de propriétaires terriens sud-africains, dans un livre de moins de trois cents pages, et c’est passionnant car La Promesse raconte également en creux l’évolution d’un pays passé d’une situation d’apartheid à un présent où violence et corruption restent d’actualité.

Tout commence donc par une promesse que la mère mourante arrache à son mari, celle de donner à la bonne noire la maison dans laquelle elle loge en remerciement de son dévouement. Dans cette Afrique du Sud encore officiellement ségréguée, la chose n’est pas banale et fort mal vue. Amor, la fille cadette, est témoin de la scène et n’aura de cesse, ensuite, que de tenir cette promesse malgré les évitements successifs de son père, sa sœur et enfin son frère.

Construit en quatre parties, chacune centrée sur l’un des personnages (la mère, le père, la soeur aînée et le frère) et espacées les unes des autres par de nombreuses années, le livre raconte les vicissitudes de la famille Swart dans cette Afrique du Sud en proie aux bouleversements politiques et sociaux, comme une métaphore l’une de l’autre.

Récompensé à sa sortie par le prestigieux Booker Prize, c’est également par son style que le roman est intéressant. Une écriture fluide, certes, mais aussi l’utilisation d’un procédé qui pourrait s’apparenter aux plans séquence du cinéma. On passe du point de vue d’un personnage à l’autre sans transition, et parfois dans la même phrase. Si cela peut perturber certains lecteurs, j’ai pour ma part trouvé que cela apportait mouvement et modernité au récit. Certains pourront également regretter que l’histoire de l’Afrique du Sud ne soit pas plus développée, mais c’est un parti-pris de l’auteur qui évoque les années tourmentées du pays avec subtilité et, il faut le dire, un ton assez désabusé.

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Damon Galgut
La promesse

Éditions de l’Olivier
2022

La Très Catastrophique Visite du Zoo

Littérature francophone (Suisse)
Une brève de Pierre Chahnazarian

Joséphine raconte à ses parents la série des évènements qui ont précédé cette visite scolaire.
Sa petite école, juste une classe « spéciale », se trouve intégrée avec plus ou moins de bonheur à l’école « normale » à la suite d’un dégât des eaux. Joséphine et quelques acolytes vont enquêter sur l’inondation, mais très vite d’autres évènements vont nous prouver qu’une catastrophe n’arrive jamais seule.

Ce petit livre touchant peut se lire à différents niveaux de compréhension, c’est drôle, très frais, ça détend !

À mettre entre toutes les mains ! 4,8/5

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Joël Dicker
La Très Catastrophique Visite du Zoo

Editions Rosie and Wolfe
2025

Découvrez nos autres critiques de Joël Dicker dans le classement alphabétique par auteur.

Qimmik

Littérature francophone (Québec)
Par Catherine Chahnazarian

Ce qui frappe d’abord, dans Qimmik, c’est ce style qui rend l’émotion éprouvée dans la nature : « Le ciel, le roc, l’océan. Sous une lumière obscène, face à l’Arctique, mer de glace. Terre nue. Pays sans arbre. Entre le ressac et le silence, le vent, le vent du nord, règne sans partage. » Et puis ce « je » indéterminé et ce « il » qui flotte dans l’inconnu avant de se fixer sur un personnage ; cette plongée mouvementée dans ce qui se révélera être un double récit, l’usage du présent de l’indicatif contribuant à entremêler les histoires.

Ce sont donc deux univers qui prennent forme, passé et présent, deux civilisations. De jeunes autochtones vivant dans et de la nature, des avocats urbains et sans états d’âme, et une femme… entre les deux. D’une part, un double crime, un accusé à défendre ; d’autre part, une rencontre amoureuse, des jeunes apprenant à vivre ensemble. Rivière, neige, chiens de traîneaux, et bureau, client, affaire à gagner.

Michel Jean, journaliste et écrivain, en nous touchant par l’authenticité et l’harmonie d’un mode de vie rude et beau qu’il semble avoir connu, et en montrant, nu, le monde qui l’a remplacé, dénonce la violence symbolique dont les peuples autochtones ont été victimes.

J’ai particulièrement aimé un très beau personnage féminin, fort, vif, réjouissant.

*

Michel Jean
Qimmik
Éditions Libre expression
2023

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