Regardez-nous danser

Leïla Slimani, Regardez-nous danser, Gallimard 2022
(Le pays des autres – tome 2)

— Par Anne-Marie Debarbieux

Éternel syndrome des « suites » ? Ce second volet ne m’a pas autant captivée que le premier. Il est pourtant très intéressant, très bien écrit (certains passages sont même remarquables), mais je me suis un peu moins attachée aux personnages, sans que je sache vraiment en cerner la raison. Amine, le père, à force de travail et de ténacité est devenu un riche propriétaire qui ne résiste pas aux signes extérieurs, presque indécents, de sa réussite. Mathilde, malgré son évolution sociale, s’occupe toujours de son dispensaire. Mais elle est rattrapée par sa fille Aïcha, brillante étudiante en médecine issue de l’université de Strasbourg. C’est en effet à la génération suivante, Aïcha (et son ami Mehdi), Selma et Selim, les 3 enfants d’Amine et Mathilde, qu’est consacré essentiellement ce second volume : ils incarnent la difficulté pour cette génération de se situer, de se construire, dans un pays qui a acquis son indépendance mais qui vit sous le règne autoritaire d’Hassan II et peine à se forger une unité et des repères : appât du gain, désir d’ascension sociale, émancipation des mœurs, évolution de la condition des femmes, mais aussi vanité des faux paradis, pauvreté persistante des classes populaires, attachement à la tradition, à la famille, aux racines. Le choc des cultures est difficile à vivre et les modèles de réussite individuelle se teintent parfois d’impression de trahison. Difficile de concilier des aspirations contradictoires dans un pays dont le régime ne facilite pas tous les choix et où l’accès aux études reste encore restreint. Et à un âge où amours et passions sont au cœur des préoccupations et des choix !

Devant cette vie compliquée, il faut finalement être fort, et le fragile Selim se perd dans l’aspiration à une liberté qui est un leurre, tandis que Mehdi l’intellectuel a le privilège de s’interroger sur son évolution et son avenir. Entre ces extrêmes, tous se cherchent et tâtonnent : Comment être heureux ? Comment rester soi-même ? Questions d’une jeunesse qui doit trouver sa voie entre modernité et tradition.

(A noter qu’un index permet au lecteur qui n’aurait pas lu le premier tome de se repérer facilement dans les personnages).

Catégorie : Littérature française.

Liens : chez l’éditeur ; nos autres critiques de Leïla Slimani.

Le parfum des fleurs la nuit

Leïla Slimani, Le parfum des fleurs la nuit, Stock, coll. « Ma nuit au musée », 2021

— Par Anne-Marie Debarbieux

Une occasion de découvrir plus intimement une personnalité attachante et talentueuse dont la lecture de romans aussi différents que Chanson douce ou La vie des autres a suscité mon enthousiasme et mon admiration.

Leïla Slimani a accepté la proposition de passer une nuit blanche à Venise parmi les collections du musée d’art contemporain de la Pointe de la Douane. Curieusement ce ne sont d’abord pas les œuvres d’art qui l’ont convaincue mais la perspective d’être enfermée dans un lieu inaccessible aux autres. Un cloître en quelque sorte. L’expérience de solitude a été le facteur déterminant de son adhésion.

Car Lëila revendique avant tout un goût, un besoin absolu même de solitude. Par tempérament et aussi parce que pour elle l’écriture est un espace intime qui nécessite de se couper du monde extérieur. Au cours de cette expérience étrange dont elle mesure néanmoins le privilège, elle nous livre avec pudeur et passion beaucoup d’elle-même : de sa vie, de son passé, de ses expériences de vie, de son écriture. Le partage ne suit pas un fil directeur précis, il n’est ni méthodique ni organisé, il suit les méandres de la pensée, des souvenirs, des idées, des réactions face aussi aux œuvres du célèbre musée. C’est précisément cet aspect un peu décousu qui fait le charme de cette lecture promenade qui pousse aux confidences, qu’on a le plaisir de partager comme un témoin discret et sous le charme.

Un petit livre facile à lire mais loin d’être anodin.

Catégorie : Littérature française.

Liens : Chez l’éditeur. Dans la même collection : Bernard Chambaz, Enki Bilal, Santiago H. Amigorena, Leonor de Récondo, A. Abdessemed et Chr. Ono-dit-Biot.

Dans le jardin de l’ogre

Leïla Slimani, Dans le jardin de l’ogre, Gallimard, « Folio », 2016

Par François Lechat.

Le premier roman du prix Goncourt 2016, Leïla Slimani, est disponible en édition de poche, et se retrouve en bonne place dans les librairies. Pour qui, comme moi, le lit après Chanson douce, il contient toutes les promesses qui justifient ce Goncourt. On y trouve déjà cette écriture formidablement serrée, élégante, incisive, qui nous fait participer avec finesse à tous les états d’âme de son héroïne sans pour autant verser dans la psychologie ou dans l’explication. Dans le jardin de l’ogre est moins impressionnant, sans doute, parce que les personnages restent abordés sous l’angle de l’intime, sans nous faire sentir toute l’épaisseur des structures sociales et des mentalités qui jouent un si grand rôle dans Chanson douce. Mais l’histoire est forte, audacieuse même, puisque centrée sur une femme mariée, mère de famille et nymphomane, qui multiplie les hommes et prend le risque de se détruire parce qu’elle ne supporte pas la médiocrité du quotidien – une sorte de Madame Bovary trash, et sans l’excuse de l’influence de mauvaises lectures. Ce premier roman est une réussite d’autant plus remarquable que l’auteure dit tout sans être jamais vulgaire.

Catégorie : Littérature française.

Liens : dans la collection Folio.

Chanson douce

Leïla Slimani, Chanson douce, Gallimard, 2016

Par François Lechat.

Des rumeurs de Goncourt ont circulé à la parution de Chanson douce, et effectivement Leïla Slimani mériterait de remporter un prix prestigieux. De prime abord, pourtant, son livre a la modestie des romans intimistes français : tout est centré sur un couple de bourgeois, leurs deux enfants et la nounou. Sauf que l’on apprend, d’emblée, que Louise a tué les petits dont elle avait la garde avant d’essayer de se suicider. Chanson douce est donc la reconstitution, non seulement du parcours qui a conduit la nounou à ce geste atroce, mais du monde qui l’a rendu possible, d’un monde, le nôtre, dans lequel tous les rapports humains sont discrètement viciés, pollués par l’argent, les privilèges, la méfiance, les rapports de classe, le racisme ordinaire, le mépris de ceux qui savent pour ceux qui ne savent pas… Leïla Slimani rend tout cela sensible sans psychologie et sans effets de manche, en dessinant des personnages secondaires formidables de netteté, en installant un mélange de distance et d’empathie qui nous permet de tout comprendre sans que rien ne soit expliqué. On pense à Georges Perec, dans Les Choses, mais un George Perec qui serait parvenu à créer de la tension et une intrigue au fil de ses tranches de vie. Dans Chanson douce, on ne s’ennuie jamais, on sent la catastrophe se dessiner doucement, et c’est poignant.

Catégorie : Littérature française.

Liens : page sur le livre chez l’éditeur. Lire aussi l’article de François Lechat sur Dans le jardin de l’ogre, du même auteur.


L’avis de Brigitte Niquet

J’ajouterai au bel article de François Lechat que ce livre a été pour moi aussi un coup de coeur, qu’il a amplement mérité son prix Goncourt et que moi aussi, il m’a fait penser au roman « Les Choses » de Georges Perec, prix Renaudot en 1965. Ce dernier avait marqué son époque, il est aujourd’hui un peu démodé, « Chanson douce » a pris le relais et nous renvoie cruellement dans le miroir une image de la société des années 2010 dont nous n’avons pas à être fiers. Une différence de taille : les héros de Perec, après avoir beaucoup rêvé de posséder des « choses » luxueuses et avoir tout sacrifié à ce fantasme consumériste, finissent par se résigner, rentrer « dans le rang », devenir fonctionnaires et mener une petite vie étriquée dont ils apprennent à se satisfaire. Rien de tel dans « Chanson douce », dont les (anti)héros se jettent dans une fuite en avant éperdue dont on pressent qu’elle ne peut finir que dans le drame, qu’il s’agisse des « patrons » (cadres dynamiques dévorés par leur vie professionnelle au point d’en oublier leur rôle de parents) ou bien sûr de Louise, la nounou meurtrière, paumée parmi les paumés, qui croit un moment gagner sa place au soleil en se faisant « adopter » par la famille dont elle garde les enfants. Plus dure sera la chute…

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