J’ai lu tout Jean Anouilh

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Série « J’ai lu tout… »
Théâtre – Hommages
Par Catherine Chahnazarian

J’ai dû tomber par hasard sur un de ses titres amusants, décalés, prometteurs. Il me semble que ce devait être le Poche proposant Adèle ou La marguerite et La valse des toréadors. Je devais avoir… quinze ans ? Dès que j’ai eu fini celui-là, j’en ai acheté un autre, puis un autre, puis un autre… J’ai vite décidé que je les lirais tous – sans m’intéresser à la vie de l’auteur : ses pièces me suffisaient. Sa langue me ravissait, la variété des genres, et des éléments que j’aurais sans doute eu du mal à expliquer à l’époque : une certaine vue de l’humain, pleine d’une tendre ironie ; une légèreté masquant à peine une gravité réaliste ; une dynamique dans les échanges, un sens exquis du dialogue ; d’originales revisites des mythes et de l’histoire ; un don aussi exceptionnel pour la comédie que pour le drame et la tragédie – dont il sait faire en sorte qu’on n’en sorte pas lessivé.

Adolescente, choisissant les livres au hasard (comment résister à un titre tel que L’hurluberlu ou le réactionnaire amoureux ?), j’ai été ballottée d’une pièce à l’autre avec un émerveillement désordonné : amusée et ricanant avec Anouilh devant L’invitation au château, surprise par le sujet de Becket ou l’honneur de Dieu, touchée par Antigone, assez fière d’être capable d’entrer dans la subtilité de La répétition ou l’amour puni, obligée de me documenter pour lire Pauvre Bitos ou le dîner de têtes… Puis j’ai compris que l’auteur classait lui-même ses pièces en « roses » ou « noires », puis « brillantes », « grinçantes », « costumées », « baroques », « secrètes » et même « farceuses ».

On réduit aujourd’hui Anouilh à son Antigone, évidemment inspirée de Sophocle et merveilleuse définition du tragique, jouée pour la première fois en 1944, au sujet de laquelle les commentateurs se rangent paraît-il en deux camps – ce qui me semble prouver que l’auteur n’a pas été compris. Mais son œuvre est prolifique et nombre de ses pièces résistent très bien au temps. Celles qui revisitent les mythes ou l’histoire méritent d’être relues (Médée, Œdipe ou le roi boiteux, L’alouette, Pauvre Bitos ou le dîner de tête, Becket ou l’honneur de Dieu, La foire d’empoigne…) mais ce serait dommage de s’y arrêter. Cécile ou L’école des pères pourrait en faire réfléchir plus d’un ; Le voyageur sans bagage, qui fut un grand succès, est une réflexion sur l’identité et le rapport d’un individu à son passé, des familles à leurs membres, de la société à la normalité. Etc.

Né en 1910, Anouilh a connu deux guerres mondiales et son nom est associé à ceux de grands auteurs, comédiens, metteurs en scène, décorateurs et compositeurs qui ont marqué le XXe siècle. Très musicale et crue à la fois, son écriture est difficile à caractériser. Il y a toujours, dans les pièces d’Anouilh, à la fois du réalisme, de l’ironie ou du burlesque, et de la poésie.

Je tenais à faire une citation et c’était très cruel de devoir faire un choix, mais voici un extrait du premier tableau du Voyageur sans bagage.

LA DUCHESSE [s’adressant à un Poilu rentré amnésique de la guerre] – Ainsi, vous êtes un de ces cas troublants de la psychiatrie ; une des énigmes les plus angoissantes de la grande guerre – et, si je traduis bien votre grossier langage, cela vous fait rire ? Vous êtes, comme l’a dit très justement un journaliste de talent, le soldat inconnu vivant – et cela vous fait rire ? Vous êtes donc incapable de respect, Gaston ?
GASTON – Mais puisque c’est moi …
LA DUCHESSE – Il n’importe ! Au nom de ce que vous représentez, vous devriez vous interdire de rire de vous-même. Et j’ai l’air de dire une boutade, mais elle exprime le fond de ma pensée : quand vous vous rencontrez dans une glace, vous devriez vous tirer le chapeau, Gaston.
(…)
GASTON – Et si j’avais déjà tué trois hommes ?
LA DUCHESSE – Vos yeux disent que non.
GASTON – Vous avez de la chance qu’ils vous honorent de leurs confidences. Moi, je les regarde quelquefois jusqu’à m’étourdir pour y chercher un peu de tout ce qu’ils ont vu et qu’ils ne veulent pas rendre. Je n’y vois rien.

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Les oeuvres d’Anouilh sont disponibles aux Éditions de la Table ronde et, pour certaines, en Folio.

2 commentaires sur “J’ai lu tout Jean Anouilh

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  1. Eh bien, je ne l’ai pas lu ! Paru peu avant sa mort, autobiographique… Pas dans mon univers à l’époque, j’avais déjà lu tout son théâtre. Mais c’est sûrement très bien ! Le résumé des Éditions de la Table Ronde est en tout cas alléchant. Est-ce que ce n’est pas plus parlant à ceux qui connaissent l’auteur ? Je l’ignore. Si tu le lis, tu nous le commenteras ?

  2. Nous conseillez-vous « La Vicomtesse d’Eristal n’a pas reçu son balai mécanique » ?

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