La condition pavillonnaire

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Littérature française
Par Marie-Hélène Moreau

On aime ou on déteste le livre de Sophie Divry, mais peu de chance qu’il laisse totalement indifférent.

L’histoire, tout d’abord. L’héroïne – encore que le terme convienne peu… -, désignée sous les initiales M.A., est la fille unique d’un couple modeste vivant dans un petit village d’Isère. Elle grandit, s’ennuie, rêve plus grand, plus loin, jusqu’au jour où, enfin, elle part faire ses études à Lyon, une délivrance. Apprentissage de la solitude, premières amitiés, premières amours, vacances et soirées entre amis, elle rencontre François, sage garçon qui admire cette belle jeune fille et cela, sans doute, lui suffit. Ils se marient. Apprentissage alors de la vie de couple, premier emploi, premier enfant et puis, le pavillon. La vie se déroule. Enfants à aller chercher à l’école, repas du soir à préparer, les parents qui vieillissent, le quartier qui doucement évolue… Elle s’ennuie, M.A. Elle aurait voulu autre chose, sans trop savoir quoi. Elle pense le trouver en prenant un amant. Il s’en va. Elle tente le yoga puis l’humanitaire, voit un psy, devient irascible, ensuite ménopausée. Elle se regarde vieillir, inexorablement. C’est ça, la vie ?   

Description quasi clinique de la vie de M.A., le style peut également désarçonner, notamment cette façon répétitive d’employer le “tu” :  “tu” fais ceci, “tu” fais cela. L’auteur décrit M.A. dans ses moindres gestes du quotidien et, partant, en décrit l’abyssale banalité, mais sans jamais juger. Certes, cela peut ressembler à certains moments à un pur effet de style, mais le procédé renforce au final le sentiment d’insupportable régularité de sa vie.

Le résultat est clivant, sans doute. Soit le lecteur plonge dans cette description implacable – quasi hypnotique – de la vie de M.A. et se confronte à cette vérité dérangeante : ne sommes-nous pas tous des M.A. en puissance ? Soit le lecteur s’ennuie ferme et aura l’impression d’avoir perdu son temps. Comme M.A.

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Sophie Divry
La condition pavillonnaire

Éditions Noir sur Blanc
2014

Un Coup de Soleil

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Littérature franco-italienne
Par Sylvaine Micheaux

Eléonore, Française installée à Salerno depuis une vingtaine d’années, séparée du père de ses jumeaux de 16 ans, travaille comme femme de ménage chez six personnes. Pendant qu’elle nettoie, époussette et entre dans l’intimité de ces foyers, elle essaie d’oublier son dernier chagrin d’amour pour Marco.

Eléonore a beau être battante et plutôt positive, elle a parfois du mal à garder la tête hors de l’eau. Dans ces six appartements vivent des personnages hauts en couleurs – le veuf éploré, la nonagénaire un peu coquine, les grenouilles de bénitier autoritaires, la voyante, le couple aisé mais malheureux et l’homme invisible – qui vont intervenir dans la vie de cette quadragénaire, tout comme elle aussi va chambouler la leur.

C’est un roman léger, ensoleillé, plein d’humour, qui se lit d’une traite. Le soleil et la verve de l’Italie. Certains personnages adolescents sont parfois un peu trop gentils mais c’est le principe des romans « feel good ». Une belle histoire qui donne la pêche pour les jours de pluie.

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Serena Giuliano
Un Coup de Soleil

Éditions Robert Laffont
2023

Sur la dalle

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Littérature française
Par Catherine Chahnazarian

Ouf ! que je me suis dit, elle n’a pas définitivement abandonné le commissaire Adamsberg ! Et je me suis aussitôt plongée dans ce nouveau roman, trop heureuse de retrouver ses personnages principaux, et en me disant : C’est marrant, elle aime la Bretagne, Fred Vargas.

Pourtant, malgré mon enthousiasme, vers la moitié ou aux deux tiers du livre, j’ai commencé à faiblir. D’abord, les décors et les personnages étant dans ma tête, ils sont et resteront beaux pour toujours (rappelons-nous d’être poétiques à nos heures, d’extravaguer, de nous raconter des histoires pour mieux appréhender la réalité). Mais aurais-je aimé et compris les rencontres, la complicité, apprécié le rôle de chacun si je ne les avais pas déjà connus (du moins pour l’équipe d’Adamsberg) ? Ensuite, l’histoire est bien conçue, avec ses déviations, ses maigres réussites et ses échecs, l’espoir qu’on nourrit, la crainte aussi. Mais ce n’est pas possible, ce roman n’est pas fini ! Il y manque une couche ou deux : resserrer ici, supprimer les explications qui vont générer des redites, bien asseoir la personnalité des nouveaux personnages, gérer les problèmes de temporalité, éliminer ou mieux amener telle grosse facilité, revoir quelques formulations ambiguës, s’assurer d’avoir toujours orthographié les noms de la même façon, corriger les dernières coquilles… Comment est-il possible qu’à ce niveau de talent d’un côté (l’autrice) et de savoir-faire professionnel de l’autre (l’éditeur), ils en soient arrivés à nous livrer un travail qui n’est pas abouti ?

Je suis à la fois ravie d’avoir retrouvé des personnages que j’aime et une atmosphère familière, faite de gens un peu décalés, de confiance et d’amitiés rassurantes, de lieux propres au mystère, à cheval entre aujourd’hui et un hier ancestral imprégné de croyances… et déçue de savoir que, vu le nombre d’exemplaires tirés d’office, j’ai lu la version définitive.

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Fred Vargas
Sur la dalle

Éditions Flammarion
2023

Sex Detectives

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Littérature… française ?
Par François Lechat

Malgré un titre aguicheur, n’allez pas imaginer des scènes torrides ou un défilé de pratiques sexuelles plus débridées les unes que les autres. À part un exhibitionniste qui prend prétexte de la taille de son attribut (à la fois trop grand et trop petit, selon lui !) pour assouvir ses pulsions, nous ne saurons rien de ce que font et même de ce que fantasment les uns et les autres, clients ou proches de la toute première agence de Sex Detectives jamais créée en France. C’est tout le paradoxe de ce roman : il n’y est question que de « ça », mais il reste chaste et même châtié, écrit tout du long dans une langue subtile qui multiplie les jeux de mots, les glissements sémantiques et les réflexions lexicales.

Mais que font, alors, les fondateurs de l’agence, Dougheurl et Duboï (on aura compris qui est la fille et qui est le garçon), par ailleurs colocataires, amis de toujours et amants occasionnels ? Ils reçoivent des clients, ils tentent de les satisfaire, ils enquêtent. Mais ils découvrent qu’en matière de plaisir ils n’y connaissaient rien, que leurs clients sont plus savants qu’eux et qu’en définitive il faut renoncer à maîtriser sa propre vie.

Jusqu’à un dénouement dont on ne sait pas s’il relève du lâcher-prise ou de la lâcheté, Noa Y. Lions crée des personnages hauts en couleur ou plus discrètement savoureux, entre lesquels se tissent des liens inattendus. Son roman s’adresse à des lecteurs aguerris qui gardent, dans un coin de leur tête au moins, le goût du bonheur.

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Noa Y. Lions
Sex Detectives

Éditions P.O.L.
2023

Veuf cherche femme immortelle

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Littérature française
Par Sylvaine Micheaux

Sylvie, la femme de Jean-Louis Fournier, a commis dans sa vie une seule faute de savoir-vivre : elle est partie la première. L’auteur, se sentant très seul, aimerait retrouver l’amour mais ne veut pas devenir veuf une seconde fois, ce serait trop douloureux. Il va donc passer une petite annonce : « Veuf cherche femme immortelle ». Et si quelques inconnues lui répondent, de nombreuses femmes devenues immortelles au fil des siècles lui écrivent : la Joconde, Néfertiti, la Goulue, etc. Mais Sylvie veille au grain et commente chaque réponse…

Il faut se laisser embarquer dans ce doux délire de l’auteur et se laisser prendre par ce roman plein de tendresse, d’amour et d’humour.

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Jean-Louis Fournier
Veuf cherche femme immortelle
Éditions JC Lattès
2023

À prendre ou à laisser

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Littérature étrangère (U.S.A.)
Par Anne-Marie Debarbieux

Quand, après dix ans de déclin au fil de l’évolution de la maladie d’Alzheimer, l’un de vos proches disparaît, il n’est pas rare que le soulagement rivalise d’intensité avec la douleur, au risque même de l’oblitérer. Expérience évidemment culpabilisante et très difficile pour Kay et Cyril, cinquantenaires en bonne santé et tous deux issus du monde médical, au moment du décès de la mère de Kay. Ils scellent alors un pacte pour éviter cette descente aux enfers : s’ils le peuvent, ils se donneront la mort ensemble le jour des 80 ans de Kay.

Mais qu’en est-il de ce serment trente ans après ? Sont-ils encore d’accord ? En mesure de passer à l’acte qui de projet lointain devient soudain réalité imminente ? Ils ont changé et le monde aussi.

Tel est l’objet des premières pages du livre, scène d’exposition en quelque sorte. Dans les chapitres suivants, l’auteur proposera alors 12 scénarios successifs et très différents, à partir du projet initial.

Si certains passages sont émouvants, l’auteur ne tombe jamais dans le pathos. La tonalité est celle d’une réflexion grinçante et satirique sur la nature humaine aussi généreuse que mesquine, sur la relation de couple, les relations familiales, la société, les institutions, le monde médical, l’appât du gain, l’exploitation de la vieillesse. Le tout sur fond d’une Angleterre déchirée par le Brexit.

Provocation, légèreté, regard acide sur notre époque et sur la société anglaise, réflexion sur un sujet grave qui concerne chacun, ce livre amuse, provoque, dénonce et invite à réfléchir. Il a pu choquer certains lecteurs. La satire suscite forcément l’inconfort.

Mais personnellement j’ai été séduite par ce roman, original dans sa construction, grinçant certes, mais pas choquant car la provocation est maniée avec talent et drôlerie en dépit de la gravité du sujet.

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Lionel Shriver
A prendre ou à laisser
Éditions Belfond
2023

Traduction : Catherine Gibert

Ce que faisait ma grand-mère à moitié nue sur le bureau du Général

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Littérature française
Par François Lechat

Le moins que l’on puisse dire, c’est que le titre accroche, et que la réponse à cette annonce, en fin de roman, ne manquera pas de faire sourire. Car le Général, ici, est bien celui auquel vous pensez, et que l’on découvre sous un jour nouveau, y compris quant à ses relations avec Pétain, grâce à un travail de documentation qui n’empêche pas l’humour, au contraire.

L’autre grand personnage du livre, c’est Léon Daudet, le fils de l’auteur des Lettres de mon moulin, une crapule antisémite et un médiocre de la plus belle eau, emporté dans une série d’événements rocambolesques au cœur des années 1920. Christophe Donner poursuit ainsi son enquête personnelle sur l’antisémitisme français, dont il restitue le caractère romanesque (il y a des meurtres, des suicides, des adultères, des évasions, des enquêtes de police, des campagnes de presse…) tout en restant froidement factuel, légèrement ironique. Cela donne un récit prenant, amusant, effarant aussi, mené à toute vitesse et entremêlé de scènes de la vie contemporaine qui nous font découvrir le fonctionnement des bitcoins et un nouveau type d’œuvre d’art. Malgré quelques scories (que font les correcteurs ?), c’est un joli moment de littérature, et un exercice d’intelligence.

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Christophe Donner
Ce que faisait ma grand-mère à moitié nue sur le bureau du Général
Editions Grasset
2023

Vivre vite

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Littérature française
Par Anne-Marie Debarbieux

Vingt ans après l’accident de moto qui a coûté la vie à son mari et l’a laissée veuve avec leur jeune fils, dans la maison dont elle rêvait et qu’ils venaient à peine d’acquérir, Brigitte Giraud tente, avant de quitter cette même maison, de cerner les enchaînements de circonstances qui sont à l’origine du drame. En de courts chapitres, elle revient sur le passé et sur les choix de vie, importants (en particulier le choix de l’acquisition de cette maison-là) ou anodins, qui ont peut-être contribué à provoquer à son insu les circonstances du drame.

L’autrice n’a pas la prétention d’apporter une réponse à la question philosophique de la liberté et du déterminisme, elle a seulement besoin d’admettre l’inacceptable et de mettre un semblant de cohérence sur la douleur qu’engendre la mort prématurée d’un proche jeune et en bonne santé. Cela ne mène évidemment qu’aux regrets et au risque de stériles sentiments de culpabilité : « Je n’y suis objectivement pour rien, mais si à tel moment, j’avais pris, nous avions pris une autre décision » ? Qui ne s’est jamais dit « si j’avais su » ? Qui pourrait se résigner aux faits et parviendrait à se considérer comme dédouané de toute responsabilité devant le destin absurde ? La douleur n’est jamais rationnelle.

Ce livre ne méritait peut-être pas la prestigieuse récompense du Goncourt, mais pour autant il ne mérite pas non plus certains jugements sévères dont il a fait l’objet. Le récit de vie, aujourd’hui très répandu, est un art délicat car il doit, tout en restant intime et personnel, avoir une certaine prétention à l’universel ainsi qu’une réelle qualité d’écriture s’il a prétention à entrer dans la littérature. Partage de soi mais en quête de la rencontre de l’autre, le lecteur inconnu. A cet égard, ce livre me semble effectivement un peu inégal : certains chapitres sont très émouvants, et ils sont les plus nombreux, d’autres sans véritable intérêt pour le lecteur (des considérations techniques sur la fabrication du modèle de moto par exemple), mais il exprime surtout très bien l’expérience très humaine de la douleur confrontée à l’absurde. On peut donc ne voir dans ce récit que l’étalage d’une vie qui n’est pas la nôtre mais c’est là un jugement sévère. Ce livre semble écrit à la fois dans la révolte et l’apaisement et il mérite notre intérêt. Il m’a évoqué les livres plus anciens d’Anny Duperey, Le voile noir et Je vous écris.

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Brigitte Giraud
Vivre vite

Éditions Flammarion
2022

C’est le monde à l’envers !

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Littérature française
Par Sylvaine Micheaux

Stan est un trader parisien qui gagne des sommes folles en spéculant sur une bourse mondiale qui s’emballe de plus en plus. Sa femme Sophie s’ennuie à mourir et s’éloigne de plus en plus. Quant à Jonathan, leur fils de 16 ans, il surfe sur la vague écolo, allant même jusqu’à se menotter aux grilles d’un pont lors d’une manifestation. Au pied de leur immeuble, Dédé, un SDF qui vit en quasi autarcie dans un terrain vague qu’il cultive, caché derrière une palissade.

Il règne sur Paris et toute l’Europe une canicule insupportable et interminable, et de plus en plus de migrants affamés, sinistrés climatiques, se pressent aux portes du monde occidental. 

Et soudain tout s’écroule : coupure géante d’électricité, suivie par la coupure de l’eau, pénurie d’essence et effondrement des bourses mondiales dans l’affolement. C’est le monde à l’envers, suivi par la panique générale, les pillages et le chaos.

Plus qu’une chose à faire, fuir Paris en vélo et atteindre tant bien que mal la ferme du Morvan dont Stan est devenu propriétaire et où vit toujours l’ancien fermier.

Il y a quelques dizaines d’années, on aurait classé C’est le monde à l’envers ! de roman de science-fiction. De nos jours c’est à peine un roman d’anticipation, ou de prédiction d’un futur de plus en plus anxiogène. Pourtant on sourit et rit pas mal en lisant les conflits qui se créent entre « parigots » et « péquenauds », qui devront s’entendre malgré les différences sociales de départ. 

Comment vivre quand l’électricité, l’eau et l’essence ne sont plus là, que l’économie s’est effondrée avec une agriculture qui s’était totalement modernisée, qu’il faut se protéger de pillards qui n’ont plus rien ? 

Une belle fable écologique, qui se lit facilement, mais qui interroge bien sur les enjeux du dérèglement climatique et pousse à la réflexion.

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Nicolas Vanier
C’est le monde à l’envers !
Éditions XO
2022

Blizzard

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Littérature française
Par Anne-Marie Derbarbieux

Quand le blizzard se déchaîne en Alaska, on ne s’aventure pas dehors. On se calfeutre chez soi. Pourtant, ce principe de base, Bess semble l’ignorer ou le transgresser puisqu’elle est dans la tempête à la recherche d’un petit garçon qui a échappé en un instant à sa vigilance. Qui est-elle ? Que fait-elle dans ce pays si rude ? Qui est ce petit garçon ? Quel lien a-t-elle avec lui ? Et avec Bénédict qui, constatant leur disparition est très inquiet et se sent coupable ? Bess était-elle capable de veiller sur l’enfant ? Bénédict part à leur recherche et demande à Cole et Freeman, des voisins qu’il connaît bien, des hommes rudes et fiables, de l’accompagner, ce qu’ils acceptent en dépit des risques car plus le temps passe, plus le danger augmente. Bess est-elle avec le petit ? L’a-t-elle enlevé ? Le cherche-t-elle, elle aussi ? Ils en sont réduits à des hypothèses dont aucune n’est rassurante.

Ainsi s’amorce un récit en quatre voix alternées qui révèlent peu à peu au lecteur qui sont ces personnages, quels liens les unissent et quelles raisons les ont amenés en ces lieux hostiles où l’on choisit souvent de se réfugier parce que les autochtones y sont rarement curieux et bavards. Si la recherche de l’enfant reste le fil conducteur de l’intrigue, l’exploration de chaque personnage constitue le véritable intérêt du roman qui progresse donc, en chapitres très brefs, au fil d ‘une alternance de points de vue. Ces cabossés de la vie, entre passé et présent, apportent peu à peu au lecteur tous les éclairages nécessaires sur leur histoire, et la complexité des situations s’étoffe au fil de leurs confidences. L’angoisse initiale devant la disparition et les difficultés des recherches est le miroir d’autres enjeux beaucoup plus personnels.

Un roman bien construit à la manière d’un thriller, très prenant et assez original même si le procédé de l’écriture alternée n’est pas en soi particulièrement nouveau.

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Marie Vingtras
Blizzard
Éditions de L’Olivier
2021

L’enfant réparé

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Littérature française
Catherine Chahnazarian

Alors que paraît Une nuit particulière, je viens seulement de lire L’enfant réparé, qui n’est pas qu’une ligne parallèle à la psychanalyse de Grégoire Delacourt. Psychanalyse qui lui a permis de comprendre que ses souffrances étaient dues aux abus de son père, et de comprendre le sacrifice que sa mère a fait pour lui. L’enfant réparé est aussi une relecture de tous ses livres, de tous les mots qui devaient sortir, de ce qui s’est exprimé plus ou moins malgré lui dans ses précédents romans. Une sorte de grille de lecture rétrospective pour ses fans, de confirmation pour les plus psychologues qui avaient compris.

Mais que peut-on bien écrire après cela ? Si tous les mots convergeaient vers le souvenir enfoui qu’il fallait désenfouir, que peut-on écrire après cela ? Et le lecteur de L’enfant réparé n’est-il pas définitivement devenu le psychanalyste de l’auteur, ayant à présent en mains une telle grille de lecture ? Delacourt n’est-il pas désormais tenu de devancer l’analyse de ses lecteurs, de la court-circuiter d’avance, de faire en sorte que ce qu’il écrira ne le déshabille pas trop ? C’est ce que nous verrons en lisant Une nuit particulière… Qui le premier ou la première critiquera ce nouvel opus pour Les yeux dans les livres ? Hum ?

La beauté de L’enfant réparé tient bien sûr à la vérité qui est dite, qui sait ne pas être bêtement nombriliste, qui sait aussi tenir le lecteur en haleine en l’emmenant dans une construction dont la chronologie est déstructurée, une idée en appelant une autre, un retour en arrière étant toujours possible, comme sur un divan. Mais la beauté du texte tient avant tout à cette écriture remarquable, que l’on rechigne à décrire dans le détail pour ne pas lui enlever sa magie. Parce que, pour ce qui est des mots, Delacourt est vraiment très doué.

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Grégoire Delacourt
L’enfant réparé
Éditions Grasset
2021

Disponible en Poche

Toutes nos critiques de Grégoire Delacourt sont référencées à la lettre D de notre classement par auteur.

Trois femmes disparaissent

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Littérature française
Par François Lechat

Comme vous, sans doute, je l’ignorais : Tippi Hedren, l’héroïne de deux célèbres films de Hitchcock, Les Oiseaux et Pas de printemps pour Marnie, est la mère de Mélanie Griffith, star du cinéma américain indépendant des années 1980 (Body double, Dangereuse sous tous rapports, Working Girl…), qui est à son tour la maman de Dakota Johnson, la jeune femme consentante de Cinquante nuances de Grey. Et la filiation entre les trois n’est pas seulement biologique, mais aussi destinale, aurait-on envie de dire. Toutes les trois ont été soumises aux règles d’un jeu hollywoodien mené par les hommes, qui les ont maltraitées, dénudées, mises en danger ou agressées, et Hitchcock le premier. Elles seront contraintes de prendre la fuite mais aucun réalisateur ne sera parvenu à les briser.

Philosophe et critique de cinéma, Hélène Frappat aurait pu consacrer un essai à ces trois femmes liées par une double filiation. Elle a choisi une voie un peu artificielle, une pseudo-enquête prétexte à rassembler toutes les coïncidences de dates, de faits, de symboles, de noms… qui unissent ces trois femmes dans une sorte de tragédie antique. La matériau est connu, et référencé en notes de bas de page, et il aurait pu être traité de façon chronologique. Hélène Frappat a choisi une autre voie, éclatée et symbolique, qui fait habilement ressortir des événements parfois sidérants, et qui nous étourdit par ses coïncidences. Mais qui demande, aussi, une très grande attention et un minimum de culture cinématographique. Une ode aux femmes étonnante, qui doit se mériter.

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Hélène Frappat
Trois femmes disparaissent
Éditions Actes Sud
2023

Le Relais des Amis

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Littérature française
Par François Lechat

Que se passe-t-il quand une romancière, au lieu de se laisser entraîner par ses personnages, décide qu’elle peut les quitter à tout moment pour suivre la trace d’un nouveau venu et nous faire voyager ainsi, arbitrairement, en train, en voiture ou en suivant la destinée d’une mouche, d’une mouette ou d’un témoin dans une émission de télé ? C’est l’exercice auquel se livre Christine Montalbetti dans cet amusement qui nous amène à l’autre bout de la planète avant de se donner la possibilité de revenir à son point de départ.

Le pari n’est pas tellement de créer des micro-suspenses à chaque bifurcation, mais plutôt de nous attacher à ces anti-héros fugitifs, tous très humains, typés, familiers. Et la réussite de ce livre savoureux tient surtout aux parenthèses et aux apostrophes dans lesquelles la narratrice interpelle son lecteur, commente l’action, nous rappelle le temps contraint du confinement et, par contraste, célèbre la folle liberté de ce voyage aléatoire. C’est la vie comme elle va, la nature avec ses charmes, l’ironie et la tendresse que suscitent nos petites ruses et nos espérances têtues. L’ensemble reste bref, ne se prend pas pour du Balzac ou du Tolstoï mais nous embarque par sa finesse et son élégance.

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Christine Montalbetti
Le Relais des Amis
Éditions P.O.L.
2023

Ceci n’est pas un fait divers

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Littérature française
Par Sylvaine Micheaux

Des faits divers font la Une des journaux télévisés ou autres quasi chaque jour. Un accident grave, un père ou une mère qui tue son enfant, un homme – ou une femme mais c’est bien plus rare – qui tue son conjoint. On en parle un jour ou deux et on passe à un autre fait divers. Un ou deux ans plus tard a lieu le procès et, pour peu que la peine soit à la hauteur de l’acte, on se dit que justice est faite et que la famille et les amis de la victime vont pouvoir tourner la page et se reconstruire. Vraiment ?

Le narrateur de Ceci n’est pas un fait divers, 19 ans, qui a intégré le corps de ballet de l’Opéra de Paris, voit arriver son rêve de toujours : devenir Premier Danseur. Pour cela, il vit sur Paris depuis cinq ans tandis que ses parents et sa petite sœur de 13 ans, Léa, sont restés dans la banlieue bordelaise. Mais un coup de fil de Léa en état de choc vient mettre fin à ce rêve : « Papa vient de tuer Maman ». Il va prévenir leur grand-père pour qu’il vienne au secours de Léa et sauter dans le premier train.

Le récit va alterner le présent – la sidération devant la scène du drame, la confrontation avec les policiers puis la justice, le quasi mutisme de Léa qui a vu son père assassiner sa mère de 17 coups de couteau, la difficulté à aider la petite sœur qui sombre petit à petit, l’incrédulité de voir leur maison inaccessible durant plusieurs mois puisque scène de crime – et le passé qui remonte par bribes dans la mémoire du narrateur et qui identifie petit à petit les signes de la montée de la violence morale et physique.

Pas de happy end dans ce roman qui parle moins de la victime que des trois survivants, le fils et le grand-père qui n’ont pas vu le drame arriver et qui vont entourer du mieux qu’ils le peuvent Léa.

C’est une histoire qu’on ne lâche pas. Comme toujours, Philippe Besson a une écriture fine et précise, nous décrivant les multiples sentiments qui traversent le narrateur et sa famille, la sidération, la peine, le désarroi, la culpabilité puis la colère, sentiments qui amènent Léa à la limite de la folie. Et si la maman est la victime première, sa famille l’est tout autant.

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Philippe Besson
Ceci n’est pas un fait divers
Éditions Julliard
2023

Crépuscule

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Littérature française
Par Anne-Marie Debarbieux

L’assassinat sauvage et inexplicable du curé, fût-il peu charismatique, émeut la communauté d’une petite ville tranquille, dans un pays jamais nommé, à une époque elle aussi indéterminée. L’enquête, amorcée par Nourio, le policier, peu habitué à une tâche d’une telle ampleur, n’avance pas. Afin de ne pas semer la suspicion généralisée, la peur, en un mot le désordre, il est urgent de trouver une réponse, c’est-à-dire un coupable. Que le crime soit un acte crapuleux isolé ou un assassinat prémédité dans une intention politique précise, peu importe finalement, seule compte la désignation d’un bouc-émissaire pour endosser l’acte barbare. Claudel n’a rien inventé. Nous ne sommes pas ici très loin de la fable de La Fontaine dans laquelle l’âne innocent est désigné coupable d’avoir provoqué la peste. La recette est simple : désigner un coupable qui va attiser la haine et provoquer le soulagement. Or, le coupable, c’est toujours l’autre, celui qui est différent. Peu importe que nous ayons vécu jusqu’ici en parfaite harmonie avec lui. Les foules sont versatiles. Quant à Nourio, l’enquêteur officiel, il suffit de le flatter pour le neutraliser. Et tant pis pour lui s’il se montre trop scrupuleux. La petite ville devient le théâtre de crimes, expéditions punitives et autres exactions. Nourio, qui voyait dans cette enquête une voie de reconnaissance, est manipulé et tout se joue sans lui.

Ainsi falsifie-t-on l’Histoire en inventant des coupables et en détournant sans scrupule la vérité. La violence nourrit la peur qui, associée à l’humiliation, fait taire en l’homme ce qu’il a de meilleur.

La démonstration de Philippe Claudel est implacable, le regard sur l’humanité est noir ! Les animaux semblent parfois plus humains que les hommes. Seuls quelques personnages échappent à la bassesse générale, mais ils sont si fragiles… Roman actuel (ou fable universelle sur la loi du plus fort), Crépuscule est en tout cas un constat accablant sur l’humanité.

Le regard de Claudel est plus sombre que jamais mais l’écriture reste si belle ! Si noires que soient certaines descriptions, elle reste élégante, crue parfois, mais jamais relâchée, même pour évoquer ce qui est sordide. À d’autres moments elle devient ironique. À de très rares moments, elle est même presque douce.

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Philippe Claudel
Crépuscule
Éditions Stock
2023

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