Stéphane Beaud, La France des Belhoumi, La Découverte, 2018
Par Jacques Dupont.
Les Belhoumi – famille algérienne – s’installent en France en 1977. Ils ont deux filles, Samira, 5 ans, et Leïla, 2 ans. Six autres enfants : trois garçons, trois filles naîtront sur le sol français. Stéphane Beaud les a rencontrés, « enquêtés » entre 2012 et 2017. La France des Belhoumi est la monographie de cette famille particulière. Elle a commencé après la rencontre fortuite de Samira, l’aînée des enfants.
La lecture m’a enthousiasmé. Il y a dans ce livre une extraordinaire proximité – étonnamment sans confidence – avec les enfants Belhoumi. J’ai suivi avec joie les combats des deux aînées. Combats contre la tradition, qui leur réservait le sort de femmes tôt mariées, sans instruction, sans travail, confites en bigoterie. Or, c’est tout le contraire qu’on voit se produire, sous nos yeux, en « temps réel ». C’est formidable, c’est réjouissant. Samira deviendra cadre de santé, Leïla gérera une agence de Pôle Emploi.
Après quoi, on se dira que si les aînées des Belhoumi ont pu se battre, c’est parce que c’était … possible. Banalité ? Pas tant que cela. C’était possible parce que le mixage social existait encore dans les cités, au début des années 80, parce que les services publics n’avaient pas déserté les quartiers, que les municipalités communistes offraient beaucoup de possibilités culturelles (qu’on dirait aujourd’hui d’insertion), et surtout parce qu’il y avait l’école – et les institutrices militantes (nées vers 1948, elles avaient 20 ans en 68).
De là l’affaire commence à s’entendre autrement : les succès, les échecs des enfants Belhoumi sont le fruit de leurs personnalités individuelles, de leur genre, certes, oui encore, mais aussi d’un environnement social, politique, culturel. Or celui-ci s’est dégradé au fil du temps. Possibilités publiques, désir de s’investir, ouvertures, fermetures ne sont pas les mêmes d’une génération à l’autre. Une double hélice du pire court de Pasqua à Chirac, à Hollande ; de l’importation de l’Islam politique aux attentats. Elle s’enroule à celle de la paupérisation, et de la domination d’un libéralisme nouveau : l’ultra-libéralisme.
Stéphane Beaud historicise : la marche des beurs de 1983, la hausse de la ségrégation entre 1990 et 2005, l’apparition du « langage des cités » vers 1990, l’arrivée des salafistes – 1995-2000 –, les émeutes urbaines de 2005, l’omniprésence de la drogue, la dramatisation de l’info (BMF and C°), la loi contre le voile, l’âcre débat sur l’identité française, le 11 septembre, Charlie, l’hyper casher… Du côté des « communautés » maghrébines, la ségrégation – subie ou volontaire – n’a pas manqué d’effets. L’intégration s’est grippée, et « ça » s’est cristallisé. Cependant, une partie extrêmement nombreuse des enfants de l’immigration sont passés dans la classe moyenne et la classe supérieure. Ceux-là sont à ce point intégrés qu’ils en sont devenus invisibles à nos yeux. C’est le cas d’une bonne partie des enfants Belhoumi – et ici il convient de rappeler le travail incessant des sœurs aînées.
Nous sommes de fait dans une classe moyenne infiniment plus mélangée qu’autrefois. Par ailleurs, les conditions de travail de la classe moyenne se sont aussi détériorées, à mesure de la progression de l’ultra-libéralisme. Pour les aînées Belhoumi – l’infirmière voit ses collègues exténués (on dit burn out) et songe à changer de métier, à la RATP ça ne s’améliore pas, pas plus qu’à Pôle Emploi – et pour nous.
Stéphane Beaud déclôt un monde réduit à des clichés, et œuvre ainsi à une réconciliation : l’histoire des enfants d’immigrés est la mienne, il n’y a pas « eux » et « nous ». D’avoir proposé de telles personnes, d’avoir mis tout ceci en perspective a un effet réconciliateur.
Catégorie : Essais, Histoire… (Portrait de famille).
Liens : Chez l’éditeur. On peut y lire l’introduction en ligne, la présentation de la famille et une grande partie du chapitre I.
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