Ma dose quotidienne de littérature française

Johan Faerber, Ma dose quotidienne de littérature française, Armand Colin, 2022

— Par Jacques Dupont

J’ouvre à la date du jour le délicieux livre de Johan Faerber, et récupère ma dose quotidienne. Aujourd’hui 2 mars, c’est Charlotte Delbo, auteure de « Aucun de nous ne reviendra », rédigé en 1945 et tenu secret durant 20 ans. Charlotte Delbo est une des 49 rescapées du convoi des 31.000, emblématique de l’opération « Nuit et Brouillard ». Je ne la connaissais pas et la lirai certainement.

Il y en a 364 autres. Des connus — je les redécouvre, du Bellay par exemple — ; des inconnus d’hier (Adèle d’Osmond, vous connaissez ?) et d’aujourd’hui, tels Cheikh Hamidou Kane. Une citation en début d’article m’a permis de me faire une idée de son style, et j’ai sacrément envie de lire son Aventure ambiguë.

Tous les jours, chaque matin, je me réjouis.

« Ma dose quotidienne » est un livre à (s’) offrir, sans désemparer, sans hésitation, sans même une occasion festive. On peut en démarrer la lecture au jour qu’on veut. »

J’en profite pour recommander Diacritik, son site (gratuit), et les travaux de Johan Faerber sur la littérature contemporaine et l’enseignement. On peut également le suivre via Facebook.

Catégorie : Extras.

Liens : la collection « Ma dose quotidienne » chez l’éditeur ; Diacritik.

Débrouille-toi avec ton violeur

Infernus Iohannes, Débrouille-toi avec ton violeur, L’Olivier, 2022

— Par Jacques Dupont

Il n’y a pas de « faire l’amour » qui vaille : toute pénétration est un viol. Voilà qui est répété tout au long du texte de Miako Ono qui ouvre Débrouille-toi. Et c’est un choc. Parce que ce thème est répété à l’envi, que c’est écrit et tout à la fois hurlé, dans une langue où toute amabilité a été karchérisée. Autrement dit, elle est crue, totalement crue, le sexe de la femme, le sexe de l’homme sont des attributs viandeux et excrétants. Dois-je insister : rien n’est épargné au lecteur. Le livre tout entier est de cet acabit, il choque et il heurte.

Cependant, l’écriture de ce texte et celle des deux suivants, est à proprement parler hallucinante d’audace. Et cela seul justifie de lire Débrouille-toi avec ton violeur.

Le second texte « Sous les viandes », signé Molly Hurricane, décrit également le corps sous contrainte, et une société angoissée par la chair. Des méduses extraterrestres ont envahi la Terre, des rescapés y vivent dans la viande et y font une société divisée entre pourris du haut et pourris du bas, tenant un discours tartuffe – « discours liquoreux, proclamations humanistes, mépris des pauvres ».

Je connaissais l’extraordinaire troisième texte, signé Maria Soudaieva et intitulé « Slogans » (il avait fait l’objet d’une édition à part, que je recommande). Plus encore que les deux textes précédents, « Slogan » est un long hurlement, tout entier typographié en majuscules, gueulé au mégaphone par un hypothétique commissaire politique russe ou chinois. Le propos est sibyllin. Ainsi « Sorcière nue, quand tu te décapites, n’appelle pas la pluie, ouvre les yeux ». L’écriture est jeune, vigoureuse, remarquable – elle ouvre à la littérature de nouveaux territoires.

J’ai pris ce livre comme une gifle, qui m’aurait été infligée sans prévenir. Ensuite, j’ai compris qu’il était l’œuvre d’Antoine Volodine, un auteur qui publie pas mal sous hétéronymes, et que l’œuvre trouvait sa place dans un édifice « post-exotique », un mouvement tortueux auquel je n’ai pas compris grand-chose. Il semblerait que seul « Slogans » trouve son origine chez une réelle Maria Soudaieva, dont l’existence fut un enfer.

Trois extraits pour en savoir plus.

Je me permets de conseiller Débrouille-toi avec ton violeur à un public désormais averti.

*

CATHERINE (l’éditrice des Yeux dans les livres) — Étrange découverte : c’est donc un homme qui a écrit ces textes ?

JACQUES — Oui, j’avais cru acheter un livre composé de nouvelles écrites par des femmes féministes et j’ai découvert après lecture qu’il s’agissait du livre d’un homme. C’est dérangeant.

CATHERINE — Et cela signifie qu’il y a bien un contrat de lecture implicite entre un auteur (même si on ne le/la connaît pas) et soi, lecteur.

JACQUES — Oui. Et j’ai fortement ressenti la rupture de ce contrat de lecture.

*

Catégorie : Littérature française.

Lien : chez l’éditeur.

Transit

Anna Seghers, Transit, Autrement, 2018
(écriture : 1941-1942)

— Par Jacques Dupont

Transit est un récit plus qu’un roman. Il se déroule à Marseille et est traversé de réflexions fulgurantes sur la ville, la guerre, l’absurde.

Le narrateur – réfugié, allemand, anonyme – reçoit pour mission de porter une lettre à l’hôtel parisien où réside l’écrivain Weidel. Mais celui-ci est mort, suicidé à l’avancée des troupes allemandes. Il a laissé dans une valise un récit inachevé, dont le narrateur s’empare.

Il suivra alors l’itinéraire de Weidel, passant la ligne de démarcation, pour aboutir face à la mer, à Marseille.

En 1941, les Allemands n’occupent pas encore la ville. Anciens combattants de la guerre d’Espagne, opposants à Hitler, artistes juifs y ont trouvé un refuge très incertain, et se confrontent à l’impossible administration de Vichy, qui anticipe les mesures criminelles de nazis.

A peine tolérés en France, sans permis de travail, internés en mai 40 comme « étrangers ennemis », ils tentent d’obtenir la série de documents qui leur permettrait d’embarquer vers l’Amérique du Sud : autorisations de séjour, certificats de transit, autorisations d’embarquer, visa.

Le plus souvent lorsque le visa est obtenu, l’autorisation de séjour est périmée, et il leur faut tout recommencer du début. L’existence est comme cet échafaudage qui ne résiste pas au temps ; on tue le temps à attendre dans les cafés ; on y rencontre d’autres transitaires, des voix qui ne veulent rien d’autre que tout raconter à quelqu’un, d’un bout à l’autre, des voix paralysées. En pleine fin du monde, le sentiment qui domine est un ennui mortel.

Pour qui sait décoder, c’est l’aventure d’Anna Seghers elle-même, qui embarqua pour les États-Unis.

La partie romancée de Transit s’ancre sur la rencontre du narrateur et de Marie, et la concurrence avec un autre « transitaire » pour en conquérir l’amour.

Deux hommes se disputent une femme qui en aime un troisième qui est déjà mort, et n’est autre que Weidel, dont Marie ignore le suicide. Ce que les deux hommes tentent avec ce qui leur reste de force ne peut être cependant que vain : l’amour de Marie ne peut être ni acheté ni mérité. Il ne peut être qu’offert.

Un transit : l’autorisation de traverser un pays lorsqu’il est bien établi qu’on ne veut pas s’y fixer. Mais aussi la vie par rapport à la mort : le passage, quand vient la fin, vers cette autre destination, qui nous nargue et nous hante.

Toute ma reconnaissance va à Christa Wolf. Sa postface de Transit est une merveille, et m’a permis de comprendre le livre et l’auteur.

Catégories : Redécouvertes, Littérature étrangère (Allemagne). Traduction : Jeanne Stern.

Lien : chez l’éditeur.

1ère édition en 1944 à Mexico (en anglais et en espagnol) ; 1ère édition de l’original en allemand en 1947 dans le quotidien Berliner Zeitung ; 1ère édition livresque en allemand en 1948 ; 1ère édition française au Livre de Poche en 2004 dans la traduction de Jeanne Stern ; réédition récente chez Autrement à l’occasion de la sortie du film de Christian Petzold.

Le Cauchemar

Hans Fallada, Le Cauchemar, Denoël, 2020

— Par Jacques Dupont

Pour les résistants à l’hitlérisme, 1945 aurait pu être l’an 0, celui de tous les espoirs. Or, en tant qu’Allemands, ils sont méprisés par les Alliés, et exclus de l’exercice du pouvoir en faveur d’ex-nazis – qui aux yeux des vainqueurs en ont l’expérience. L’après-guerre fut pour les opposants au nazisme un cauchemar continué. C’est le titre sans équivoque et le thème du dernier roman de Hans Fallada, écrit à chaud entre 1945 et 1946.

Largement autobiographique, le livre présente un couple, les Doll. Il est écrivain et a connu le succès. Elle est beaucoup plus jeune que lui. Le nazisme ne les a pas séduits.

Les Russes approchent de leur village de l’Est, et les Doll s’apprêtent à les recevoir en libérateurs. Ils leur démontreront, par leur seule existence et la qualité de leur accueil, que tous les Allemands n’étaient pas nazis, qu’il y en eut qui résistèrent, de bons Allemands, de braves gens.

Le ridicule de cet espoir ne tarde pas à leur sauter aux yeux. Au titre d’intellectuel, l’homme est étonnamment nommé maire de sa localité. A ce titre, il châtie d’anciens nazis, ce qui déplaira finalement à tout le monde. Le couple partira pour Berlin, ville dévastée, où ils possèdent un appartement qu’ils comptent bien récupérer. Bien sûr, cet appartement a été pillé, et il a été réquisitionné par le service de l’aide au logement.

Fallada, en introduction au Cauchemar indique qu’il imaginait pouvoir, à côté des défaites et du découragement, écrire aussi « des actes nobles et courageux », retrouver après-guerre la solidarité des nuits dans les abris antiaériens. Cela ne lui fut pas donné. Il s’en excuse : son roman – « un document humain » – est un « rapport médical » sur la bassesse, la férocité, l’humiliation mais surtout sur l’apathie qui s’est emparée de la « partie la plus décente du peuple allemand » entre avril 1945 et l’été suivant. Un écrit peu réjouissant, dit-il encore, mais nécessaire.

À Berlin, et de façon très métonymique, le couple des Doll sombrera dans la morphine, tentant d’échapper au réel. Hans Fallada (sa biographie d’écrivain et de journaliste est un roman) a connu l’hôpital psychiatrique, la désintoxication de l’alcool et de la morphine. Son addiction l’emportera en 1947.

Catégorie : Littérature étrangère (Allemagne). Traduction : Laurence Courtois.

Lien : chez l’éditeur.

Récitatif

Toni Morrison, Récitatif, Christian Bourgois, 2022 (Morrison, 1983)

— Par Jacques Dupont

« Toni Morrison ne laissait rien au hasard », explique Zadie Smith, dans l’excellente postface de Récitatif : cette nouvelle a été spécifiquement conçue comme « l’expérience d’ôter tous les codes raciaux d’un récit concernant deux personnages de races différentes pour qui l’identité raciale est cruciale ».

Twyla et Roberta se rencontrent à l’orphelinat, pour une assez courte période de quatre mois. La mère de Roberta est malade. Celle de Twyla est trop occupée à danser pour garder sa fille auprès d’elle.

Twyla et Roberta : qui est Blanche ? ou Noire ? On ne peut s’empêcher de se poser la question, de tenter l’interprétation d’indices dont on ne pourra rien conclure, quelque attentive soit notre lecture. Nous ne pouvons les distinguer de « la seule façon que nous voulons vraiment ».

Twyla et Roberta se reverront à plusieurs reprises, à quelques années d’intervalle. A chaque fois, un même souvenir, quasi anecdotique, revient, s’affine et exaspère les retrouvailles des deux femmes : qu’en est-il de Maggie, une vieille femme, naine, muette. L’ont-elles vu chuter, dans le verger de l’orphelinat ?

Récitatif :  une déclamation musicale, chantée selon le rythme de la langue ordinaire et comprenant de nombreux mots sur la même note.

Écriture absolument remarquable, qui a résisté à la traduction grâce au talent de Christine Laferrière.

Catégories : Redécouvertes, Nouvelles et textes courts (U.S.A.). Traduction : Christine Laferrière.

Lien : chez l’éditeur.

Le jeune homme

Génération spontanée d’une mini-série sur Annie Ernaux – 2e épisode

Annie Ernaux, Le jeune homme, Gallimard, 2022

— Par Jacques Dupont

Elle, Annie, a 54 ans, et lui 24. Trente de moins.

Ils ont entamé une relation amoureuse.

Vivre, en jouir, écrire. Jouir et, à même cette plénitude, ressentir le manque, le reste à dire, et la nécessité de l’écrire. « Si je ne les écris pas, les choses ne sont pas allées jusqu’à leur terme, elles ont été seulement vécues. » Annie Ernaux place ces mots en exergue de sa nouvelle Le jeune homme.

C’est le récit de la relation amoureuse d’une femme à l’aube de son automne et d’un jeune homme, insolemment prodigue de sa fougue et de sa jeunesse ; mais aussi Le jeune homme montre l’émergence, la prise de forme d’un reste à dire bouleversant.

En attendant que ce reste se dévoile, les amants se retrouvent à Rouen, ville où elle a fait ses études. Ils couchent sur un matelas posé à même le sol. Les plaques électriques de la cuisine n’ont pas de thermostat. Il faut enfiler trois pulls pour supporter le froid. Le jeune homme est le porteur de la mémoire de son premier monde.

Il lui voue une ferveur, dont elle n’a pas souvenir. Avec lui, elle parcourt tous les âges de la vie, sa vie.

Elle lui offre des voyages, lui permet de ne pas travailler. Elle se sait dominante. 

Femme scandaleuse, ce qu’elle a autrefois vécu dans la honte, elle le vit aujourd’hui avec jubilation, elle dont les passants passent le corps au crible lorsqu’ils se promènent. Elle joue avec l’idée d’une nouvelle maternité.

Puis vient le moment où ça bascule : son histoire avec le jeune homme est une répétition, et elle ne ressent plus que cette répétition…

Catégorie : Littérature française.

Liens : chez l’éditeur ; tous nos articles sur Annie Ernaux sont renseignés à la page E de notre classement par auteur.

À la ligne. Feuillets d’usine

Joseph Pontus, À la ligne. Feuillets d’usine, La table ronde, 2019 (disponible en Folio)

– Par Jacques Dupont

Joseph Ponthus a suivi sa femme dans sa Bretagne natale, mais n’y trouve aucun emploi dans son métier d’éducateur spécialisé.

Alors, affaire de ne pas offrir l’image d’un abonné au sofa, et de gagner tout de même quelques sous – ce qui ne serait pas un luxe – « il embauche » via une boîte d’intérim, il embauche à la petite semaine, voire à la journée, dans l’agro-alimentaire breton : poissonneries, fabrique de tofu, et enfin abattoir.

Or dès le départ « au fil des heures et des jours le besoin d’écrire s’incruste tenace comme une arête dans la gorge ».

Et cela donne À la ligne. Feuillets d’usine – le journal d’un ouvrier intérimaire soumis à mesure qu’on le change d’usine à des tâches de plus en plus ingrates, pour aboutir à un poste de pousseur de carcasses dans un abattoir. Là, pour les animaux, pour les hommes, ce n’est que souffrance.

On pourrait penser que l’auteur se livre à un réquisitoire contre le travail à la chaîne, l’agro-alimentaire, l’intérim … et oui, ce l’est, un peu, mais à la marge.  L’essentiel est ailleurs : dans l’amour de Joseph pour sa femme, dans sa foi en la beauté de la vie, dans l’incroyable, la folle résistance de l’humain. En exergue du récit, Joseph Ponthus a cité une lettre d’Apollinaire s’adressant à Madeleine depuis une tranchée, en 1915 : « C’est fantastique tout ce que l’on peut supporter ». 

Le livre est écrit dans un style étonnant : des phrases extrêmement concises. Il y a sitôt les mots posés – des mots strictement utiles – un passage à la ligne. On pense à ces machines d’usine, à leurs cliquetis soutenus, sans déperdition.  Et pourtant cette écriture est poétique, riche d’émotions et d’humour. Car l’usine, c’est aussi la camaraderie et la solidarité.

Catégorie : Littérature française.

Liens : chez l’éditeur, en Folio.

Leur domaine

Jo Nesbø, Leur domaine, Gallimard, 2021

— Par Jacques Dupont

Pas mon genre (du tout), mais – tenté (qu’est-ce qui m’a tenté ? Une envie de distraction, je m’en souviens maintenant) – j’ai lu le nouveau thriller de Jo Nesbo, heureux auteur norvégien à succès (50 millions d’exemplaires, tout de même).

Le livre terminé, tout est confirmé : c’est bien fichu, ça se lit facilement, on tourne les pages avec beaucoup de curiosité pour la suite. Il y a six parties, et la construction ressemble à celle d’une mini-série : tout se complexifie à mesure, les morts surprenantes, les découvertes, les flash-back et les retournements.

« Leur domaine » m’a distrait, comme promis.

Il m’a distrait jusqu’à l’écœurement, durant 635 pages.

Peut-être ne devrais-je pas écrire cela – pour les amateurs de thrillers, ce sera une lecture certainement passionnante.

Catégorie : Policiers et thrillers.

Liens : chez l’éditeur.

Colline

Noël 2021
Offrir, lire ou relire de grands classiques

Jean Giono, Colline, Grasset, 1929

— Par Jacques Dupont

Le docteur, dès le début, l’annonce : à l’agonie, brutalement privé d’alcool, le vieux Janet pourrait se mettre à délirer. Et cela ne manque pas : le voilà qui prononce des phrases insensées, voit des serpents lui sortir des doigts, entend la grande faucheuse approcher.

Or, tandis qu’allongé il « déparle », ceux des Bastides – la dizaine de villageois d’un hameau en ruine au pied de la montagne de Lure – sentent l’air se figer, et le silence s’entend : celui de la fontaine qui ne chante plus.  Une enfant tombe malade, et dépérit sous le regard impuissant de ses parents. La solidarité de la communauté se délite. Et puis soudain, la colline entière s’embrase.

Et si Janet ne déparlait pas ?  Et si tout au contraire il savait ce qu’il en est, d’eux, des bêtes, des arbres et des pierres ? Si son parler délirant était celui qu’entendent les puissances infernales ? Mais alors pourquoi ne pas aider les siens ? Faire que l’eau à nouveau jaillisse de la source tarie ?

Colline est une histoire simple, presque un conte.

Giono l’avait placée sous le signe de Pan. Le dieu Pan n’est pas qu’un doux joueur de flûte, il manifeste aussi la puissance de forces souterraines et maléfiques. Aussi Colline n’est-il pas une rêverie écologique : la nature y est montrée dans toute sa force destructrice. Ce qui arrive aux hommes au mieux l’indiffère. La colline est comme le dos d’une bête monstrueuse, nous l’incommodons à peine, mais qu’elle se soulève, c’est sans égard qu’elle s’ébrouera, et nous enverra valdinguer. Nous ne savons rien d’elle, nous vivons dans un monde que nous croyons nôtre et qui ne l’est pas, dont jusqu’à la fin nous ignorerons qu’il nous parle.

Sauf, peut-être, à entendre cette langue « déparlée », celle de Janet, celle de Giono – lointaine et proche – bondissante, avec des mots comme autant d’éclats de lumière, et des tournures – elles faillissent, elles foisonnent, et le monde brille comme un sou neuf.

Existent-ils ailleurs que dans ce récit, le village des Bastides et la montagne de Lure ? Giono les a-t-il décrits avec réalisme ? Non, bien sûr. Mais, à l’instar de Cézanne et de la Sainte Victoire, il a peint leur présence, éternelle, et qui pourtant ne durera que tant qu’il y aura un lecteur pour Colline, Regain ou Un de Baumugnes (l’ensemble forme la « trilogie de Pan »).

Peut-être aujourd’hui lit-on moins Giono, peut-être ne le lira-t-on plus, un jour. Il faudra alors accepter que les dieux se retirent. Car c’est en son écriture qu’ils habitent, nulle part ailleurs.

Catégorie : Littérature française.

Liens : chez Grasset, au Livre de Poche.

André-la-Poisse

Andreï Siniavski, André-la-Poisse, Ed° du Typhon, 2021

— Par Jacques Dupont

Le petit André-la-Poisse n’a pas vendu son âme au diable, mais à une pédiatre soviétique du nom de Dora. Lui, le pauvre bègue, est à présent doté d’une parole fluide, percutante, convaincante. Il peut sans spasmes et droit dans les yeux dire : « Maman, je veux mon lait ».

En revanche, André portera la poisse. Il désespérera sa maman, qui verra périr ses enfants, les cinq demi-frères d’Andreï, morts causées en toute innocence : car Andreï ne veut que le bien des autres ! « Demi frères » : André est le seul « Siniavski » de la famille. Les autres, ce sont des Likhocherst, des soviétiques fidèles au modèle officiel, plutôt bas de plafond. Mais qui était le père – disparu – d’André Siniavski ? Qui a pu engendrer cet André-la-Poisse, type vénéneux, sans qui le monde serait tellement meilleur ? C’était un écrivain, apprend-il par bribes, un type honni qui gaspilla toute sa vie pour du papier, un auteur chochotte, un « barbouilleur de latrines ». Or, cette histoire, que nous lisons, n’est-t-elle pas toute faite de papier ? Et la mort de chacun des frères, dont le récit nous est détaillé, ne serait-elle pas une œuvre d’une scandaleuse imagination ? Car voici que reparaît Dora, la fée pédiatre, et qu’au cours d’une séance de spiritisme avec elle, André assiste impuissant au colloque de ses frères. Nullement morts, ils disent l’avoir à juste titre fusillé, noyé, écrasé ! Ce n’était là que justice ! Une brève lueur déchire alors la trame du récit…

Comment rendre grâce à l’immense talent d’Andreï Siniavski ?  Son écriture est aérienne, rythmée, fluide et foisonnante. Tumultueuse. Russe. Son imagination rappelle Hoffmann et Boulgakov. C’est un pur bonheur de lecture.

Le livre est préfacé par Iegor Gran, chroniqueur connu des lecteurs de Charlie Hebdo. Gran est le fils d’Andreï Siniavski. La préface est magnifique d’émotion, à lire et à relire. Elle illumine, éclaire et tourneboule le livre. Elle débute par cette phrase : « Longtemps, j’ai été bègue de bonne heure. »

Incidemment, je recommande d’aller jeter un œil sur le site des jeunes éditions du Typhon — dont le catalogue est plus qu’inspirant.

Catégorie : Redécouvertes (écrit en 1979, réédité en 2021, avec une préface de la même année). Traduction du russe : Louis Martinez.

Lien : chez l’éditeur.

Un jour ce sera vide

Hugo Lindenberg, Un jour ce sera vide, Christian Bourgois, 2020

— Par Jacques Dupont

Un gamin – son nom ne nous sera pas dévoilé, juste son âge : 10 ans – un pré-ado, donc, passe l’été sur une plage normande. Il est seul avec sa grand-mère, une babcha juive. Elle lui fait plaisir, et elle lui fait honte, avec ses manières révolues, d’un ailleurs à jamais perdu.

Mais le pis s’installe, lorsque débarque sa tante, mélancolique, frelatée, répugnante – qui cultive sa dépression au gros rouge, au cigare, et ne fraie qu’avec les cabossés du coin.

Lui, le gamin, il se rêve d’ici, et d’aujourd’hui. Il se rêve normal, comme un garçon de son âge, dans les années 70. Mais qu’est-ce qu’être normal ? Il n’en sait rien, il n’y connaît rien. Chaque parole qu’il prononce, chaque geste lui demande une laborieuse concentration afin que rien ne transparaisse de sa possible bizarrerie.

Le modèle de la normalité, il le puise à même les autres que, tapi dans le sable, rampant jusqu’au plus près des transats, il épie durant des heures.

Or soudain, comme échappé du film, déchirant l’écran, apparaît un jeune garçon : Baptiste. Et c’est le coup de foudre ! Une amitié naît comme il n’en existe que dans l’enfance, qui lui ouvre la porte d’une famille aimante, et desserre l’étreinte, le délivre de l’engloutissement dans la douleur, la folie, la solitude de sa grand-mère et de sa tante.

L’amitié de Baptiste lui permet enfin d’approcher peu à peu du non-dit le plus douloureux : pourquoi est-il seul, où sa mère a-t-elle disparu, et comment ?

Hugo Lindenberg raconte l’itinéraire d’un enfant aux prises avec lui-même, qui se demande qui il est. C’est une merveille.

Catégorie : Littérature française.

Liens : chez l’éditeur.

Du théâtre pour la rentrée : Foi amour espérance

Odon von Horváth, Foi amour espérance, éd° de l’Arche, 2014

— Par Jacques Dupont

Au lever du rideau, Élisabeth tente de vendre son corps à l’institut d’anatomie de Munich. Les 150 marks qu’elle demande à titre d’arrhes sur sa propre disparation, il les lui faut au plus vite : une amende lui a été infligée pour non présentation de sa carte de VRP, alors qu’elle vendait en rue des gaines et des soutiens-gorges. Il lui faut ou payer l’amende, ou purger une peine de prison – qui lui interdirait à jamais d’exercer et ferait d’elle une paria. L’institut d’anatomie, bien sûr, décline la proposition d’Élisabeth, mais son préposé – sensible au mensonge d’Élisabeth (que je vous laisse la joie de découvrir) lui avance à titre personnel cette somme, et comprend peu après qu’il a été dupé. Prise la main dans le sac, Élisabeth se lance alors dans une course effrénée pour trouver des solutions… Toutes les portes s’entrouvrent, mais un vent mauvais les lui reclaque au nez. La foi, l’espérance qui ont accompagné Élisabeth tout au long du récit cèdent finalement le pas au désespoir.

« Un petit délit entraîne une jeune femme courageuse et pleine de foi dans une série de mésaventures qui la jetteront dans le désespoir ». Raconté ainsi, on pense à un mélo misérabiliste, à une chanson « réaliste » de l’entre-deux-guerres. Et de fait, l’histoire d’Élisabeth s’inspire d’une histoire vraie, qui a été rapportée à von Horváth par Lukas Kritl, chroniqueur judiciaire munichois. La pièce s’appelait originairement « Une petite danse de la mort », et s’inscrivait dans un projet plus vaste : instruire le procès de la justice allemande en l’envisageant par le petit bout de la lorgnette.

Or ce drame est traité comme une comédie. Car, dit l’auteur, « la comédie est capable de montrer la bestialité à l’état pur dans sa nudité. La destinée qu’on vit individuellement est toujours de la comédie, même quand elle chausse les cothurnes de la tragédie. »

À part Élisabeth, les personnages de Foi amour espérance ne parlent pas, ils jacassent. À la manière de visages d’Otto Dix et des expressionnistes allemands, qui grimacent, en se donnant l’air de sourire.

« Ça va encore empirer, mais je ne lâche pas pied » serait en quelque sorte le leitmotiv de la pièce, une idée très … austro-hongroise.

Il faudrait ne pas oublier que von Horváth est, à l’instar de Musil ou de Kafka, un pur produit de la crépusculaire Mittel Europa :  né hongrois, d’ascendance croate, dans l’aile italophone de l’Empire, et d’expression allemande. On ne peut, avec un tel pedigree, imaginer d’auteur engagé.  Au contraire de ceux de Brecht, dont il est le contemporain, les personnages de von Horváth n’ont aucune conscience politique. Il s’agit chez lui de montrer, et de montrer de face, de profil, d’en haut et d’en bas, de montrer l’humain sous toutes ses coutures, de faire en sorte que les spectateurs s’y reconnaissent eux-mêmes.

Catégorie : Théâtre. Traduction de l’allemand : Hélène Mauler et René Zahnd.

Liens : chez l’éditeur ; éditeur qui propose plusieurs pièces de von Horváth en volumes séparés ainsi que six compilations sous le titre « Théâtre complet ».

Une deux trois

Dror Mishani, Une deux trois, Gallimard, 2020 (disponible en Folio policier)

— Une brève de Jacques Dupont

Une femme, piégée. Et puis une autre – tout la distingue de la première. Et voilà Ella. Y succombera-t-elle ?  Déjouera-t-elle le piège ? Dror Mishani dresse trois portraits saisissants, et signe un thriller sobre, mesuré, glacial – dont le dénouement m’a ravi. 

Catégorie : Policiers et thrillers (Israël). Traduction : Laurence Sendrowicz.

Liens : chez l’éditeur.

Cabines

Gilles Vincent, Cabines, Les cahiers de Parole, 2021

— Une brève de Jacques Dupont

« Un homme se trouve enfermé dans une cabine téléphonique. » Je n’en dirai rien de plus, sinon que « ça » fait 32 pages, coûte 4 euros et les vaut largement.

Je vous recommande donc de vous rendre sur le site des éditions Parole, où la démarche de l’éditeur est explicitée : publier des textes courts, d’auteurs confirmés ou pas, voire jamais publiés, un seul texte par cahier… De quoi oser lire, sans risque excessif, un auteur ou un genre hors de ses habitudes de lecture.

La démarche m’est éminemment sympathique, raison de ce court partage.

Catégorie : Nouvelles et textes courts.

Liens : chez l’éditeur.

Pipes de terre et pipes de porcelaine

Madeleine Lamouille, Pipes de terre et pipes de porcelaine : Souvenirs d’une femme de chambre en Suisse romande, 1920-1940, Ed. Zoé, 2021

— Par Jacques Dupont

Les pipes de porcelaine sont les maîtres. Les pipes de terre sont les bonnes, les cuisinières, les femmes de chambre. Madeleine Lamouille est une pipe de terre. Elle a confié ses souvenirs à Luc Weibel, descendant de la famille W., de Genève, chez qui elle a servi entre 1931 et 1937. Son récit a le charme du sépia, et on se laisserait aller à une pointe de mélancolie pour ces temps révolus. Or il faut s’en préserver. Car c’est la colère de Madeleine qui porte le livre jusqu’à nous. Elle a pu échapper à l’extrême pauvreté de son enfance, quitter une manufacture-internat de bonnes sœurs pourvoyeuses de main-d’œuvre à l’industrie textile, et se trouve femme de chambre auprès de riches familles suisses.  Ses conditions d’existence sont proches de l’esclavage, une servitude ronronnante, instituée. Sans les colères de Madeleine, instants de rage qui ponctuent ses souvenirs, on ne se rendrait guère compte de la situation endurée. Car il n’y a pas de violence, les maîtres se montrent cléments, et parfois généreux. Le travail est certes dur, et les horaires extensibles, mais quoi ? N’est-ce pas le travail en soi, l’époque, la ségrégation sociale en soi ? Madeleine analyse plus loin : elle décèle, au-delà de l’absence de méchanceté des maîtres, combien ceux-ci ne considéraient pas les « gens de maison » comme leurs semblables, tout simplement. Ce péché capital est bien sûr soutenu par le clergé, catholique comme protestant.

Un livre — une leçon d’humanité — à lire. Il est écrit dans une langue alerte, musclée et charnelle. Il se clôt sur une postface de Luc Weibel, petit-fils des employeurs de Madeleine, postface qui éclaire les souvenirs, et qui m’a permis de mieux les comprendre.

1ère édition : 1978, aux éditions Zoé (Genève). Préface de Michelle Perrot.

Catégories : Redécouvertes, Littérature francophone (Suisse).

Lien : chez l’éditeur.

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