Par Brigitte Niquet.
Quand j’ai découvert John Irving, il venait de sortir son quatrième livre (Le Monde selon Garp), qui le propulsa d’un coup au firmament de la littérature, et je me souviens de cette lecture comme d’un événement. J’ai dévoré par la suite son œuvre complète et ma fidélité passionnée ne s’est démentie que récemment, quand il s’est mis à « bégayer » quelque peu, à ressasser les mêmes obsessions, et surtout à se recentrer exclusivement sur lui, alors qu’il savait si bien parler des autres, mixant leur histoire avec la sienne et pimentant le tout d’un zeste d’imagination pour créer ses personnages de fiction. « La condition de l’écrivain exige qu’il sache allier l’observation minutieuse à l’imagination non moins minutieuse de ce qu’il ne lui a pas été donné d’observer. » Belle profession de foi qui donne déjà une des clés du succès d’Irving, dès que la recette a été mise au point à la fin des années 70 et appliquée avec le bonheur que l’on sait dans Le Monde selon Garp. Je m’en tiendrai, dans cet hommage, à la période 1980-2005 qui recèle plusieurs chefs-d’œuvre, livres si « énormes » qu’il serait impossible et vain de raconter chacun d’entre eux et qu’on ne peut les considérer que dans leur globalité.
L’art où John Irving excelle, c’est celui de traiter les sujets graves de manière hilarante, voire loufoque, un peu à la Woody Allen – « Pourquoi les gens s’obstinaient-ils à prétendre qu’on ne pouvait être à la fois comique et sérieux ? » se demande déjà Garp/Irving – et, plus généralement, de mêler intimement les émotions les plus diverses. C’est sa marque de fabrique, un cocktail détonnant qui confirme son efficacité dans L’Hôtel New Hampshire, où John Berry narre la jeunesse chaotique de sa fratrie, bringuebalée d’un hôtel et d’un continent à l’autre en compagnie d’un ours, sous la houlette de leur cinglé de père. Ici aussi, le sujet est grave (aucun ne sortira indemne de l’aventure, et l’ours non plus), mais le livre fourmille de passages rocambolesques, et on craque par ailleurs devant la solidarité indéfectible qui unit les enfants (jusqu’à mener à l’inceste deux d’entre eux).
Et bien sûr, L’Œuvre de Dieu, la part du Diable ne fait pas exception : l’action se passe dans un orphelinat dirigé par un gynécologue déjanté, naviguant à vue entre la pratique illégale de l’IVG et la mise au monde légale d’enfants non désirés qui finiront dans ledit orphelinat. Ce n’est pas drôle ? Si, quand c’est raconté par Irving et que cela n’empêche pas l’émotion pure brassée par certains passages, par exemple dans Une prière pour Owen : « Quand meurt, de façon inattendue, une personne aimée, on ne la perd pas tout en bloc ; on la perd par petits morceaux, et ça peut durer très longtemps. Ses lettres qui n’arrivent plus, son parfum qui s’efface sur les oreillers et sur les vêtements… » Une prière pour Owen a rassemblé, à juste titre, des admirateurs inconditionnels, qui le voient devenir un « classique » dans les siècles futurs. Comme à son habitude, Irving y raconte plus ou moins sa propre histoire et sa vaine recherche d’un père-fantôme qu’il n’a pas connu (quête reprise et toujours non aboutie des années plus tard dans Je te retrouverai). Et, nouveauté dans son œuvre, il profite de la distanciation littéraire pour laisser exploser sa colère contre la politique américaine pendant la guerre du Vietnam.
Reste à parler du style, indissociable des sujets traités avec lesquels s’est opérée une forme d’alchimie, fruit d’un travail acharné. « Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage, / Polissez-le sans cesse, et le repolissez », disait déjà Boileau. Écoutons Irving : « [Le métier d’écrivain] consiste à se colleter proprement avec le langage ; […] travailler et retravailler les phrases jusqu’à ce qu’elles sonnent avec la spontanéité d’une conversation de niveau agréable. »
Chapeau bas, Monsieur Irving. Si cet article avait paru plus tôt, j’aurais pu conseiller à nos lecteurs de demander qu’on leur mette un Irving sous le sapin. Il n’est peut-être pas trop tard…
Catégories : Littérature étrangère anglophone (U.S.A.) ; Extras.
Liens : le site de l’auteur ; au Seuil ; notre critique du Monde selon Garp.
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