Noël 2021
Offrir, lire ou relire de grands classiques

Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, Gallimard, 1952
— Par Marie-Hélène Moreau
Des tranchées de la Grande Guerre à une ville misérable de banlieue parisienne, en passant par d’infâmes comptoirs coloniaux et une usine américaine en pleine exploitation fordiste, Ferdinand Bardamu, héros pathétique de cet improbable périple, erre dans une humanité crasse d’où personne ne sort jamais grandi.
Pour un voyage, c’est un sacré voyage ! Tout est moche, dans cette vie, tout est petit et vil, étriqué. Les soldats comme les capitaines, les matelots comme les petits chefs, les riches, les pauvres, les filles de joie et les bourgeois. Mais il avance, notre héros, il ment, il triche, il fuit. Il fait comme tous les autres, en somme. Surtout, il survit et, franchement, on se demande pourquoi, tant la vie semble lui peser comme elle pèse à l’ami Robinson qu’il croise au fil des pages. Cet instinct de survie, ça le tient Bardamu, comme les autres, là encore, comme le petit Bébert sur son lit de douleur, comme la vieille Henrouille, farouche gardienne d’un caveau à momies. C’est ça, la vie, pour Bardamu, un long voyage au bout de la nuit.
Il y a de tout dans ce roman en forme de road movie étonnamment moderne. De l’antimilitarisme, de l’anticapitalisme, de la lutte des classes, de l’analyse sociale à remettre, certes, dans le contexte de l’époque, mais quand même ! À chaque page, chaque anecdote, c’est une féroce leçon de vie que nous prenons là, pour peu que l’on soit aussi pessimiste que l’auteur sur la nature humaine.
Et puis quelle langue ! Quelle écriture ! C’est écrit comme il parle, Bardamu, intonation comprise. On est Bardamu, on vit Bardamu, on souffre Bardamu, Bardamu troufion, ouvrier exploité, médecin de banlieue. On le suit et on l’aime quand même un peu avec ses lâchetés et ses avis tranchés, sa manière inimitable de décrire les choses et les situations, les âmes misérables.
On n’étudie pas ou peu Céline à l’école, sans doute pour éviter toute polémique tant l’homme — et auteur d’autres textes… — est sulfureux. D’aucuns diront aussi que la noirceur du roman est excessive, qu’il est trop long, se perd dans ce cynisme permanent — oui, il y a certaines longueurs peut-être –, et pourtant ! Nul doute que sa langue, simple et si complexe, en même temps, ses images fortes, ses personnages souvent proches du burlesque, parleraient à de jeunes lecteurs ou même de plus âgés qui, comme moi, ont hésité avant d’ouvrir ce livre. Qu’importe, il n’est jamais trop tard pour bien faire !
Catégorie : Littérature française.
Liens : En Folio.
Mon problème avec Céline, c’est qu’il renvoie dos à dos, dans la même détestation, bourreaux et victimes, oppresseurs et opprimés. De plus, il a canalisé sa misanthropie vers la détestation des juifs (pas dans le roman analysé ici). Quant à l’écriture, elle m’avait surpris à la première lecture (à l’adolescence). A la seconde, elle m’a semblé mal vieillir (en fait, surjouée).
Sinon, je suis globalement d’accord avec la critique de M-H Moreau.
Moi l’écriture continue à m’enchanter. Un style savoureux, très dépoussiérant à l’époque.
Mais j’avais aussi été frappée par les différences fondamentales entre les parties qui composent ce roman. Alors que les deux premiers tiers sont centrés sur des événements historiques que Céline relit à travers un personnage conducteur (c’est du moins comme ça que je les ai lus), le troisième est centré sur le personnage et sa psychologie, et les événements sont quotidiens. Dans la première partie la caricature et le cynisme sont salutaires, dans la deuxième partie ils sont choquants. La lâcheté du personnage paraît d’abord plutôt sympathique, elle semble saine lorsqu’il s’agit de ne pas mourir comme chair à canon. Mais dans le troisième tiers, elle devient abjecte. Il laisse mourir une avortée et puis tout paraît dégénérer : l’auteur laisse libre cours à sa misanthropie.
La personne de Céline est indéfendable mais Voyage au bout de la nuit présente l’intérêt du non conformisme : la mise en question de ce que l’on considère comme acquis, comme dans la norme voire comme juste, avec ce personnage qui semble ne même pas se soucier d’être non conformiste. J’avais noté quelques allusions historiques plaisamment décalées (ex. Napoléon, p. 353 dans l’édition Folio ; Jésus-Christ, p. 366) et quelques superbes inspirations, comme sa manière de décrire l’urbanisation et la banlieuisation naissante (p. 422 à 426) ou le psychologisme dont la société s’est effectivement imprégnée.
Catherine Chahnazarian
Un compte-rendu qui me donne envie d’y revenir, longtemps après ! (Compte-rendu écrit parfois dans un style mimétique de celui de Céline, réussi.)