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Essais, Histoire
Par Catherine Chahnazarian
Maintenant qu’il n’est plus dans toutes les conversations (en raison de son phénoménal succès de librairie et de la polémique sur le Goncourt), il est temps – si ce n’est déjà fait – de lire cet incroyable roman, qui a tout d’un essai et tout d’un récit, et qu’il faut aborder sans préjugés.
Écrit bien avant l’attaque russe de février 2022, sa publication est tombée dans un monde bouleversé qui s’est alors concentré sur le funeste présage de l’invasion de l’Ukraine, sur la peinture d’une Russie qui a permis l’avènement de Poutine, sur la façon de fonctionner de cet homme qui se comporte comme un dieu. Mais le roman n’est ni une description ni un oracle. Il explique, avec une précision méticuleuse de fin connaisseur et de fin stratège politique, l’esprit impérial russe que nous connaissons, que nous comprenons si mal.
Le point de vue ? Tout cela (la politique, la grandeur, les rivalités, le pouvoir…) n’est qu’une gigantesque comédie qu’un artiste met en scène dans l’indifférence de la réalité, juste pour le sport : être celui dont l’intelligence permet de faire fonctionner un système, de concrétiser une idéologie, de faire advenir un monde, de manipuler les cerveaux. Les personnages ? Ils ont récemment vécu ou sont encore vivants, leurs noms sont donnés comme acteurs de la sinistre comédie dont da Empoli nous livre des secrets. On sent qu’il maîtrise son sujet et que, sous le romanesque, il ne nous ment pas : il nous donne des clés. Raison pour laquelle plus votre lecture sera désintéressée plus vous profiterez de son expertise.
Bien sûr, le sujet de l’Ukraine accapare notre attention, mais il n’est qu’un sujet dans un vaste aperçu de la Russie du pouvoir, vue de l’intérieur afin de mieux emmener le lecteur dans des logiques qu’il perçoit peut-être, s’il est très informé, mais de l’extérieur. Le grand talent de da Empoli est de nous projeter dans l’esprit que nous cherchons à saisir – mais souvent en le regardant comme un ennemi ou un fou, ce qui nous empêche d’en appréhender la substance profonde, de l’accepter et alors, peut-être, de pouvoir y répondre.
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Giuliano da Empoli
Le mage du Kremlin
Éditions Gallimard
2022

Oui, cela sent déjà ce que da Empoli va développer dans L’Heure des prédateurs.
Voir :
J’ai enfin lu Le mage du Kremlin. Je suis d’accord en tout point avec Catherine, qui a bien décrit ce que ce livre a de saisissant. J’ajouterai juste deux éléments : 1) le fait que da Empoli n’ait pas obtenu le Goncourt 2022 reste un mystère insondable ; 2) ce texte ne parle pas seulement de la Russie mais aussi de nous – du passé de l’Occident, de notre présent et de notre avenir, celui d’un monde déjà dirigé par les algorithmes, au détriment de notre liberté.
François Lechat