Paris-Briançon

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Littérature française
Par Anne-Marie Debarbieux

Paris, Briançon, ce sont deux villes que relie encore un des rares trains de nuit qui subsistent sur le réseau ferroviaire français. Ce soir-là, un soir de vacances, ils sont nombreux à partir pour un voyage de 11 heures. Seul le hasard les réunit. Tous n’arriveront pas à bon port. Ils l’ignorent, mais l’auteur en prévient le lecteur dès le prologue.

Le long voyage en compagnie d’inconnus, la nuit, le contexte de rencontres improbables dans la vie habituelle, transforment ce voyage en un huis clos qui pousse aux échanges puis, progressivement, aux confidences, aux révélations… On n’a pas si souvent l’occasion de parler de soi sans conséquence ! Et 11 heures, c’est très court sur le temps d’une vie, mais c’est très long aussi. Une intimité se crée, qui n’est pas destinée à durer au-delà du temps d’un voyage. Ces rencontres fortuites, ces conversations instaurent une sorte de communauté éphémère entre des êtres qui n’ont ni le même âge, ni le même statut social, ni les mêmes préoccupations, ni les mêmes rêves, ni les mêmes raisons de se trouver dans ce train à Briançon cette nuit-là.

Mais le destin se moque bien de tout cela !

Ce livre court est un donc un huis clos qui devient de plus en plus pesant pour le lecteur qui, lui, sait que le destin rôde.

L’écriture, très fluide, incite à lire ce petit livre d’une seule traite jusqu’à la fin du voyage.

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Philippe Besson
Paris-Briançon

Éditions Julliard
2022

existe en Pocket

Numéro deux

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Littérature française
Par Anne-Marie Debarbieux

Être le candidat qui échoue à la dernière étape, être celui ou celle qui a frôlé le succès sans l’obtenir est une expérience fréquente et toujours douloureuse. Mais qu’en est-il quand le vainqueur acquiert une notoriété mondiale !

Tel est l’enjeu du roman au titre explicite : « Numéro deux » qui met en scène Martin, un adolescent  pressenti pour incarner Harry Potter au cinéma. Après avoir franchi avec brio et opiniâtreté toutes les épreuves très exigeantes de la sélection, il se voit finalement éclipsé par l’irruption tardive mais décisive de Daniel Radcliffe. Comment un adolescent peut-il se remettre d’une telle déception quand, de surcroît, la victoire de son rival est vouée à un succès planétaire et qu’elle envahit l’espace public ! Le succès de l’autre dure, s’étale et le nargue partout. Faut-il qu’il se terre et s’isole pour moins souffrir ? Peut-il mener une vie « normale » ? Croire encore en lui ? Faut-il affronter ou se préserver ? Il n’y a évidemment pas de potion magique pour guérir la blessure de l’adolescent.

L’itinéraire de Martin est minutieusement suivi par l’auteur, durant une vingtaine d’années ce qui fait donc évoluer le personnage de l’adolescence à l’âge adulte. Comment, au fil du temps, surmonter la déception, la jalousie ? Être moins vulnérable ? Prendre du recul ? Comment se faire confiance ? Vivre des relations vraies ?  Peut-on  vivre « normalement » en se protégeant de tout ce qui entretient ou ravive la blessure ? L’auteur explore de nombreuses pistes, fait passer son héros par des itinéraires et des rencontres qui renouvellent constamment l’intérêt du lecteur et entretiennent son empathie en évitant l’effet de lassitude.

On se laisse vraiment emporter par ce roman qui sonne juste. Et les amateurs de Foenkinos y retrouveront avec plaisir des univers chers à l’auteur et évoqués dans d’autres ouvrages, par exemple celui du Louvre, refuge des âmes blessées.

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David Foenkinos
Numéro deux

Éditions Gallimard
2022

Existe en Folio

Et moi, et moi, et moi

Mini-cycle de Noël-Nouvel An
Catégorie : l’autobiographie
Domaine : le divertissement

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Biographies et autobiographies (France)
Par Anne-Marie Debarbieux

Dans cette autobiographie rédigée avec brio et humour à 80 ans, Dutronc retrace les étapes d’une carrière brillante à la fois dans la chanson et le cinéma. Il évoque de multiples rencontres avec de nombreuses personnalités qui ont émaillé sa carrière artistique et sa vie personnelle. Il nous livre mainte anecdote qui nous amuse, nous émeut ou nous fait rêver. Il fait revivre toute une époque.

C’est enlevé, écrit dans un style alerte, rempli d’anecdotes amusantes ou émouvantes. On se laisse prendre bien volontiers au ballet des concerts, des tournages, des projets ou des frasques qui ont jalonné une vie d’artiste assez inclassable. Et l’évocation des grands noms d’artistes qu’il a côtoyés ou avec lesquels il a travaillé nous fascine et fait revivre des chansons maintes fois écoutées, des films parfois vus et revus, des personnalités que nous aurions aimé rencontrer.

Dilettante, désinvolte, provocateur, c’est l’image que Dutronc donne souvent de lui, l’image qu’il cultive tout en la nuançant. Car ce dilettante qui  décrète que « travailler, d’accord, mais encore faut-il en avoir le temps », qui raconte ses frasques avec une certaine complaisance amusée, dit aussi que ceux qui le réduisent à un type cool et déconneur se trompent. Car il se définit aussi comme pudique, parfois timide et n’aimant pas inquiéter ses amis. Ce bavard aime aussi le silence, cet homme de scène aime la solitude, ce parisien n’aime rien autant que son refuge en Corse avec ses chats. Et ce dilettante a sans doute travaillé bien plus qu’il ne le laisse croire.

Sans être une inconditionnelle de Dutronc que je considère comme un artiste brillant mais qui n’atteint pas cependant le niveau des plus grands dont il a parfois été très proche, j’ai pris plaisir à cette lecture. Je regrette seulement que les allusions à Françoise Hardy soient assez peu nombreuses. Dutronc le souligne lui-même d’ailleurs mais sans s’en expliquer. Ce qui conforte l’idée de pans de vie soigneusement préservés. 

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Jacques Dutronc
Et moi, et moi, et moi
Éditions du Cherche Midi
2023

À son image

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Littérature française
Par Anne-Marie Debarbieux

Le roman s’ouvre sur la mort d’Antonia, une jeune femme corse qui perd la vie dans un stupide accident de voiture. Elle était photographe, et après un début de carrière consacré à couvrir des événements tragiques, elle assurait désormais des reportages plus anodins, souvent liés à des événements familiaux.

Bien qu’elle ne soit pas croyante, ses funérailles sont néanmoins célébrées à l’église par un prêtre qui est également son parrain et qui lui avait offert son premier appareil photo. Lourde tâche pour cet homme, lui-même bouleversé, lié de près à la défunte et qui a à cœur de ne pas la trahir.

Le roman est structuré par le déroulement chronologique de cette cérémonie, en ce sens que chaque chapitre correspond à une étape de la liturgie de la messe de funérailles selon le rite catholique. Chaque moment, par l’évocation de photos, est prétexte à des réflexions sur des thèmes récurrents : la photographie elle-même, cet art si particulier qui ne saisit que la fugacité d’un instant, la guerre, la violence, la Corse et ses divisions, et la mort bien sûr, omniprésente et toujours horrible et inacceptable !

Le lecteur, suivant sa propre personnalité, sa vie, ses convictions, ses centres d’intérêt, sera forcément plus sensible à certains chapitres qu’à d’autres.

Personnellement j’ai été inégalement touchée par ce roman, certains passages m’ont même paru presque un peu longs, mais d’autres pages, en particulier les réflexions sur la mort, m’ont beaucoup émue par leur humanité, leur sensibilité et leur justesse. En un mot leur vérité.

Quant à l’écriture de l’auteur, elle reste toujours extrêmement élégante et bien entendu elle contribue, tout comme la structure très originale, à emporter l’adhésion du lecteur.

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Jérôme Ferrari
À son image
Éditions Actes Sud, 2018
Babel, 2020

Colombian psycho

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Littérature colombienne
Par Anne-Marie Debarbieux

L’auteur donne le ton dès les premières pages en décrivant, lors d’une soirée festive, la découverte par un couple en quête d’intimité, de membres humains, sommairement enterrés, qui se révéleront appartenir à un homme toujours vivant et croupissant au fond d’une prison ! L’enquête s’annonce complexe et le contexte particulièrement sordide.

On retrouve dans ce nouveau roman qui a encore pour cadre une Colombie marquée par son histoire récente, le pittoresque trio que forment le procureur Jutsinamui du service des investigations, assisté de ses fidèles collaboratrices… Leur intégrité, leur pugnacité, leurs caractères bien trempés et même leurs faiblesses, leurs doutes, et leur humour aussi, face à une enquête difficile et dangereuse, restent la lueur d’espoir dans un contexte que l’auteur décrit comme particulièrement noir : corruption, violence, drogue, alcool, règlements de compte, pulsions sexuelles sordides, appât du gain, rivalités, trafics divers sur lesquels personne ne semble avoir de prise, tout ( jusqu’ à cette pluie omniprésente et métaphorique qui semble ne jamais cesser de s’abattre sur la ville) concourt à décrire Bogota comme une ville d’enfer marquée par les stigmates d’une guerre civile impitoyable. Pourtant l’opiniâtreté de quelques « justes » permet d’endiguer les méfaits de sordides individus.

L’auteur capte son lecteur durant près de 600 pages. Parce qu’il sait à la fois créer une intrigue aux multiples rebondissements et donner corps à des personnages singuliers, aux profils variés, n’hésitant pas à s’introduire lui-même en tant que personnage dans son propre roman !

Si ce roman nous captive, comme Des hommes en noir, c’est aussi parce qu’il ne s’arrête pas à la description ni même au témoignage. L’art de l’écrivain va bien au-delà, au cœur de la folie des hommes et de la lutte de quelques-uns pour s’attaquer aux plus bas instincts. L’écriture qui reste fluide et non dénuée d’un humour qui tempère le sordide et la violence de certaines scènes, est assez remarquable.

Petite réserve éventuelle : la longueur du roman, la complexité de l’intrigue, le nombre des personnages et leurs noms pas toujours faciles à mémoriser, obligent à une lecture vraiment attentive.

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Santiago Gamboa
Colombian psycho
Traduction : François Gaudry
Éditions Métailié
2023

Le soldat désaccordé

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Littérature française
Par Anne-Marie Debarbieux

Plus que les récompenses dont il a été gratifié, c’est le titre de ce roman qui m’a intriguée en dépit de mon intérêt modéré pour les récits de guerre. Et je n’ai pas été déçue.

Le récit, rédigé à la première personne, met en scène un rescapé de la Grande Guerre amputé d’une main lors de la bataille de la Marne, rapatrié à l’arrière mais qui a continué sans hésiter à assumer des services compatibles avec son handicap. Son patriotisme intact était pour lui une évidence.

La guerre une fois achevée, incapable de s’en distancier, il œuvre, en tant qu’enquêteur, auprès de familles en quête de nouvelles de soldats disparus. C’est ainsi qu’il part sur les traces du soldat Émile Joplain.

Si évidemment cette enquête, longue, complexe à souhait, qui constitue l’essentiel du récit, emporte très vite le lecteur qui se passionne pour Joplain, elle éclaire aussi le titre, « Le soldat désaccordé ». Et c’est peut-être le principal intérêt du livre, car entrer dans la vie d’un autre n’est jamais neutre. Et l’enquêteur entre dans un itinéraire, des réalités de vie et des expériences très différents des siens. Par ailleurs, les rumeurs qui déjà grondent dans les années 20 sur les risques d’une autre guerre ne contribuent pas à apporter de la sérénité.

Seule réserve à ce roman bien écrit et bien documenté : la fin qui m’a semblé assez artificielle. Un peu dommage !

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Gilles Marchand
Le soldat désaccordé

Éditions Aux forges de Vulcain
2023

Des Hommes en noir

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Littérature étrangère (Colombie)
Par Anne-Marie Debarbieux

Un polar passionnant et très dépaysant dont l’action se situe en Colombie, un pays encore marqué et fragilisé par les guerres civiles, un pays où meurtres et attentats sont encore monnaie courante. Au cœur de l’action, trois personnages : un procureur intègre et social, qui sollicite pour l’aider dans ses recherches une journaliste d’investigation qu’il connaît bien, qui est elle-même assistée par une ancienne militante des FARC, rompue à tous les combats. Trois personnages pittoresques face à une énigme dont la complexité suscite bien des rebondissements.

Tout commence par une fusillade nocturne, un règlement de comptes sur une route déserte dont toute trace est méticuleusement effacée. Un adolescent a été témoin de la scène, cependant sa parole n’est pas vraiment entendue ; mais quand peu après il disparaît, l’inquiétude ouvre la voie à une enquête qui mène très rapidement à l’église évangélique du secteur. Le lecteur découvre alors un monde qu’il connaît peu, celui de ces églises peu contrôlées et dont les pasteurs très charismatiques sont très influents. Ce qui ne signifie évidemment pas coupables et criminels.

Certes, nous connaissons un peu le phénomène des sectes mais il s’agit ici de réalités et de rivalités très complexes où les autorités judiciaires ont bien du mal à pénétrer. Patience, minutie, finesse, sang-froid sont nécessaires devant la complexité des faits et l’omerta de rigueur de la part des autorités.

En dépit de quelques longueurs, j’ai beaucoup apprécié ce roman : l’action est alerte, les rebondissements nombreux et le trio des enquêteurs pittoresque et attachant.

Au fil des pages on apprend beaucoup de choses sur ce pays si lointain et si différent du nôtre.

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Santiago Gamboa
Des Hommes en noir

Traduction : François Gaudry
Editions Métailier
2019

Toutes nos lectures de Gamboa sont reprises dans le classement par auteur.

Toute la violence des hommes

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Littérature francophone (Belgique)
Par Anne-Marie Debarbieux

Difficile de défendre un homme que tout accuse du meurtre particulièrement violent d’une jeune femme qu’il connaissait, et qui n’oppose aux enquêteurs qu’un lapidaire et dérisoire : « C’est pas moi », avant de s’enfermer dans un silence que rien ni personne ne parvient à entamer !

Graffeur et peintre de génie Nikolas Stankovic exécute, de nuit, sur les murs de la capitale belge, et au prix d’acrobaties incroyables, des fresques aussi exceptionnelles que violentes. Fuyant la notoriété, il reste inconnu du grand public.

Face à lui, une psychiatre intransigeante, réputée pour sa rigidité, son attachement aux seuls faits, redoutée de tous, et un avocat de bonne volonté mais démuni devant le mutisme obstiné de son client. L’enquête ne progresse pas. Il ne semble pas y avoir d’autre issue pour Stankovic, enfermé dans son silence, que l’incarcération à perpétuité ou l’enfermement à vie dans une unité psychiatrique sous haute surveillance.

Tout l’enjeu du roman est dans le chemin que va parcourir chacun des protagonistes y compris l’accusé, pour que les conditions du dévoilement de la vérité soient possibles.

Cette vérité est évidemment insoutenable.

Mais de ce roman noir n’émergent pas que les ténèbres puisqu’un avocat n’a pas renoncé à défendre une cause qui semblait perdue d’avance et qu’une experte en psychiatrie a, contre toute attente, laissé parler son intime conviction au détriment des faits objectifs.

Vraiment passionnant tant sur le plan psychologique que politique ! Et très actuel !

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Paul Colize
Toute la violence des hommes

Éditions Hervé Chopin
2020

Disponible en Folio policier (2022)

Une nuit particulière

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Littérature française
Par Anne-Marie Debarbieux

Certains pourront ne voir dans ce court roman qu’une mièvrerie habillée par une écriture indiscutablement élégante, d’autres y verront la densité d’une tragédie grecque. Entre ces extrêmes, j’ai été séduite par l’intensité qui émane de ce livre très particulier, que j’ai lu d’une traite tant il m’a, d’emblée, emportée aux côtés de ce couple improbable dont on suit l’histoire le temps d’une nuit.

Après une courte introduction prémonitoire mais que l’on oublie aussitôt, l’auteur nous plonge dans un double récit, celui d’Aurore puis celui de Simeone. Aurore est une femme de 54 ans, bouleversée, déchirée, parce que son mari va la quitter ce soir et qu’elle « se sent comme un champ de ruines ». C’est pourquoi elle est dehors, errant dans Paris, en quête d’une rencontre qui adoucira le déchirement qu’elle vit. Elle croise le chemin de Simeone, un homme inconnu, en sursis, que ronge une grave maladie.

Bien qu’ils déambulent dans divers lieux à Paris puis au Touquet où se terminent leur périple et le roman, ces heures passées ensemble sont un huis clos, un temps hors du temps, une relation aussi intense qu’éphémère, le temps pour Aurore de se prouver qu’elle existe encore et pour Simeone qu’il peut adoucir la douleur d’un abandon. Le récit est tendre et cru à la fois, car ces deux êtres ne se connaissent pas et peuvent donc tout dire, tout confier, tout oser, le temps d’une nuit. Très brève, leur relation est libre, pudique et impudique, légère et intime, et elle interroge l’amour qui réclame la jouissance des corps mais ne se réduit pas à combler un manque.

Et peut-être Aurore aura-t-elle sauvé Simeone autant qu’il a lui-même accompagné sa détresse.

Les enjeux du roman se devinent et se précisent au fil de la lecture, mais peu importe car on est avant tout sensible à une belle écriture qui a le sens des formules qui sonnent juste. Témoin indiscret malgré lui mais pas voyeur, le lecteur est charmé et bousculé tout à la fois.

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Grégoire Delacourt
Une nuit particulière
Éditions Grasset
2023

À prendre ou à laisser

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Littérature étrangère (U.S.A.)
Par Anne-Marie Debarbieux

Quand, après dix ans de déclin au fil de l’évolution de la maladie d’Alzheimer, l’un de vos proches disparaît, il n’est pas rare que le soulagement rivalise d’intensité avec la douleur, au risque même de l’oblitérer. Expérience évidemment culpabilisante et très difficile pour Kay et Cyril, cinquantenaires en bonne santé et tous deux issus du monde médical, au moment du décès de la mère de Kay. Ils scellent alors un pacte pour éviter cette descente aux enfers : s’ils le peuvent, ils se donneront la mort ensemble le jour des 80 ans de Kay.

Mais qu’en est-il de ce serment trente ans après ? Sont-ils encore d’accord ? En mesure de passer à l’acte qui de projet lointain devient soudain réalité imminente ? Ils ont changé et le monde aussi.

Tel est l’objet des premières pages du livre, scène d’exposition en quelque sorte. Dans les chapitres suivants, l’auteur proposera alors 12 scénarios successifs et très différents, à partir du projet initial.

Si certains passages sont émouvants, l’auteur ne tombe jamais dans le pathos. La tonalité est celle d’une réflexion grinçante et satirique sur la nature humaine aussi généreuse que mesquine, sur la relation de couple, les relations familiales, la société, les institutions, le monde médical, l’appât du gain, l’exploitation de la vieillesse. Le tout sur fond d’une Angleterre déchirée par le Brexit.

Provocation, légèreté, regard acide sur notre époque et sur la société anglaise, réflexion sur un sujet grave qui concerne chacun, ce livre amuse, provoque, dénonce et invite à réfléchir. Il a pu choquer certains lecteurs. La satire suscite forcément l’inconfort.

Mais personnellement j’ai été séduite par ce roman, original dans sa construction, grinçant certes, mais pas choquant car la provocation est maniée avec talent et drôlerie en dépit de la gravité du sujet.

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Lionel Shriver
A prendre ou à laisser
Éditions Belfond
2023

Traduction : Catherine Gibert

Vivre vite

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Littérature française
Par Anne-Marie Debarbieux

Vingt ans après l’accident de moto qui a coûté la vie à son mari et l’a laissée veuve avec leur jeune fils, dans la maison dont elle rêvait et qu’ils venaient à peine d’acquérir, Brigitte Giraud tente, avant de quitter cette même maison, de cerner les enchaînements de circonstances qui sont à l’origine du drame. En de courts chapitres, elle revient sur le passé et sur les choix de vie, importants (en particulier le choix de l’acquisition de cette maison-là) ou anodins, qui ont peut-être contribué à provoquer à son insu les circonstances du drame.

L’autrice n’a pas la prétention d’apporter une réponse à la question philosophique de la liberté et du déterminisme, elle a seulement besoin d’admettre l’inacceptable et de mettre un semblant de cohérence sur la douleur qu’engendre la mort prématurée d’un proche jeune et en bonne santé. Cela ne mène évidemment qu’aux regrets et au risque de stériles sentiments de culpabilité : « Je n’y suis objectivement pour rien, mais si à tel moment, j’avais pris, nous avions pris une autre décision » ? Qui ne s’est jamais dit « si j’avais su » ? Qui pourrait se résigner aux faits et parviendrait à se considérer comme dédouané de toute responsabilité devant le destin absurde ? La douleur n’est jamais rationnelle.

Ce livre ne méritait peut-être pas la prestigieuse récompense du Goncourt, mais pour autant il ne mérite pas non plus certains jugements sévères dont il a fait l’objet. Le récit de vie, aujourd’hui très répandu, est un art délicat car il doit, tout en restant intime et personnel, avoir une certaine prétention à l’universel ainsi qu’une réelle qualité d’écriture s’il a prétention à entrer dans la littérature. Partage de soi mais en quête de la rencontre de l’autre, le lecteur inconnu. A cet égard, ce livre me semble effectivement un peu inégal : certains chapitres sont très émouvants, et ils sont les plus nombreux, d’autres sans véritable intérêt pour le lecteur (des considérations techniques sur la fabrication du modèle de moto par exemple), mais il exprime surtout très bien l’expérience très humaine de la douleur confrontée à l’absurde. On peut donc ne voir dans ce récit que l’étalage d’une vie qui n’est pas la nôtre mais c’est là un jugement sévère. Ce livre semble écrit à la fois dans la révolte et l’apaisement et il mérite notre intérêt. Il m’a évoqué les livres plus anciens d’Anny Duperey, Le voile noir et Je vous écris.

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Brigitte Giraud
Vivre vite

Éditions Flammarion
2022

Blizzard

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Littérature française
Par Anne-Marie Derbarbieux

Quand le blizzard se déchaîne en Alaska, on ne s’aventure pas dehors. On se calfeutre chez soi. Pourtant, ce principe de base, Bess semble l’ignorer ou le transgresser puisqu’elle est dans la tempête à la recherche d’un petit garçon qui a échappé en un instant à sa vigilance. Qui est-elle ? Que fait-elle dans ce pays si rude ? Qui est ce petit garçon ? Quel lien a-t-elle avec lui ? Et avec Bénédict qui, constatant leur disparition est très inquiet et se sent coupable ? Bess était-elle capable de veiller sur l’enfant ? Bénédict part à leur recherche et demande à Cole et Freeman, des voisins qu’il connaît bien, des hommes rudes et fiables, de l’accompagner, ce qu’ils acceptent en dépit des risques car plus le temps passe, plus le danger augmente. Bess est-elle avec le petit ? L’a-t-elle enlevé ? Le cherche-t-elle, elle aussi ? Ils en sont réduits à des hypothèses dont aucune n’est rassurante.

Ainsi s’amorce un récit en quatre voix alternées qui révèlent peu à peu au lecteur qui sont ces personnages, quels liens les unissent et quelles raisons les ont amenés en ces lieux hostiles où l’on choisit souvent de se réfugier parce que les autochtones y sont rarement curieux et bavards. Si la recherche de l’enfant reste le fil conducteur de l’intrigue, l’exploration de chaque personnage constitue le véritable intérêt du roman qui progresse donc, en chapitres très brefs, au fil d ‘une alternance de points de vue. Ces cabossés de la vie, entre passé et présent, apportent peu à peu au lecteur tous les éclairages nécessaires sur leur histoire, et la complexité des situations s’étoffe au fil de leurs confidences. L’angoisse initiale devant la disparition et les difficultés des recherches est le miroir d’autres enjeux beaucoup plus personnels.

Un roman bien construit à la manière d’un thriller, très prenant et assez original même si le procédé de l’écriture alternée n’est pas en soi particulièrement nouveau.

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Marie Vingtras
Blizzard
Éditions de L’Olivier
2021

Crépuscule

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Littérature française
Par Anne-Marie Debarbieux

L’assassinat sauvage et inexplicable du curé, fût-il peu charismatique, émeut la communauté d’une petite ville tranquille, dans un pays jamais nommé, à une époque elle aussi indéterminée. L’enquête, amorcée par Nourio, le policier, peu habitué à une tâche d’une telle ampleur, n’avance pas. Afin de ne pas semer la suspicion généralisée, la peur, en un mot le désordre, il est urgent de trouver une réponse, c’est-à-dire un coupable. Que le crime soit un acte crapuleux isolé ou un assassinat prémédité dans une intention politique précise, peu importe finalement, seule compte la désignation d’un bouc-émissaire pour endosser l’acte barbare. Claudel n’a rien inventé. Nous ne sommes pas ici très loin de la fable de La Fontaine dans laquelle l’âne innocent est désigné coupable d’avoir provoqué la peste. La recette est simple : désigner un coupable qui va attiser la haine et provoquer le soulagement. Or, le coupable, c’est toujours l’autre, celui qui est différent. Peu importe que nous ayons vécu jusqu’ici en parfaite harmonie avec lui. Les foules sont versatiles. Quant à Nourio, l’enquêteur officiel, il suffit de le flatter pour le neutraliser. Et tant pis pour lui s’il se montre trop scrupuleux. La petite ville devient le théâtre de crimes, expéditions punitives et autres exactions. Nourio, qui voyait dans cette enquête une voie de reconnaissance, est manipulé et tout se joue sans lui.

Ainsi falsifie-t-on l’Histoire en inventant des coupables et en détournant sans scrupule la vérité. La violence nourrit la peur qui, associée à l’humiliation, fait taire en l’homme ce qu’il a de meilleur.

La démonstration de Philippe Claudel est implacable, le regard sur l’humanité est noir ! Les animaux semblent parfois plus humains que les hommes. Seuls quelques personnages échappent à la bassesse générale, mais ils sont si fragiles… Roman actuel (ou fable universelle sur la loi du plus fort), Crépuscule est en tout cas un constat accablant sur l’humanité.

Le regard de Claudel est plus sombre que jamais mais l’écriture reste si belle ! Si noires que soient certaines descriptions, elle reste élégante, crue parfois, mais jamais relâchée, même pour évoquer ce qui est sordide. À d’autres moments elle devient ironique. À de très rares moments, elle est même presque douce.

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Philippe Claudel
Crépuscule
Éditions Stock
2023

Le Silence et la Colère

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Littérature française
Par Anne-Marie Debarbieux

Le dernier roman de Pierre Lemaitre répond aux attentes de ses lecteurs qui attendaient avec impatience le nouveau livre où ils seraient plongés pendant près de 600 pages sans que l’intérêt ne faiblisse, au point de l’achever en pensant : « déjà ! ».

Second tome de la série commencée avec Le Grand Monde, ce récit met en scène des personnalités attachantes, ou à tout le moins intéressantes, avec leurs conflits ou affinités d’intérêt et de tempérament, sur fond d’une image de la France durant les 30 Glorieuses. Entreprise familiale avec son patriarche, milieu de la presse qui s’active sur tous les fronts, développement du grand magasin qui vend à prix cassés sans état d’âme pour les salariés sacrifiés à la loi du profit, village voué à la disparition pour que l’on construise un barrage, répression de l’avortement, Pierre Lemaitre nous dresse un tableau de quelques aspects de cette France qui revit. Et bien sûr des histoires d’amour ou de désamour qui jalonnent une histoire familiale évidemment complexe.

Ça fonctionne très bien parce que Pierre Lemaitre est à la fois très documenté – et son livre est à certains égards un véritable tableau de la France, celle des petites gens comme des décideurs –, et parce qu’il nous attache très vite à des personnages très humains. L’écriture est fluide, la narration bien rythmée, les personnages ont de l’épaisseur et les relations humaines et les histoires d’amour jalonnent tous les moments du récit.

Bref on attend impatiemment la suite !

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Pierre Lemaitre
Le Silence et la Colère
Éditions Calmann-Lévy
2023

Une poignée de vies

Marlen Haushofer, Une poignée de vies, Actes Sud, 2020
(Ed° Paul Zsolnay Verlag, Vienne, 1955)

— Par Anne-Marie Debarbieux

Betty, que l’on croyait morte, réapparaît une vingtaine d’années après sa disparition, potentielle acquéreuse de la maison qu’elle habitait jadis et où vivent encore ses proches. Curieusement, ils ne la reconnaissent pas et elle ne révèle pas son identité. Hébergée pour quelques jours, elle trouve dans la chambre d’amis des photos anciennes et autres souvenirs qui ravivent des périodes révolues (cela commence en 1912). Ce préambule étant posé, le roman commence véritablement sur l’évocation que Betty fait du passé, depuis son enfance jusqu’à sa fuite.

Après avoir connu les années de pensionnat dans une institution catholique aux principes rigides destinés à former et éduquer de futures et respectables mères et épouses, après avoir traversé les doutes et les ambiguïtés de l’enfance et l’adolescence entre deux amies très chères, Betty aborde enfin ce qu’elle croyait être la vraie vie.

Éprise de liberté, elle ne sait pas exactement ce qu’elle cherche et tente de s’adapter à la vie de bonne mère et bonne épouse à laquelle on l’a préparée et qu’elle rêvait sans doute tout autre. À quoi aspire -t-elle ? Elle semble inadaptée à la vie qu’elle mène mais en même temps, elle semble lisse, sans passion, sans révolte… Résignée ? Difficile à dire. Quel est le poids du carcan social et celui d’une personnalité très complexe ?

De ce fait elle échappe un peu au lecteur qui a du mal à la cerner, et partant, à ressentir une véritable empathie pour elle. Elle intrigue plus qu’elle ne séduit.

Comme Emma Bovary à laquelle elle fait penser à plusieurs reprises, Betty est victime d’une époque, d’une éducation, d’une certaine idée de la condition féminine, mais ces pistes semblent insuffisantes pour cerner son mal de vivre. Betty garde ses mystères, les critères sociologiques ne suffisent pas à la cerner et c’est peut-être là la réussite de l’auteure que de laisser à son héroïne une étrangeté qui éveille l’intérêt du lecteur tout en prenant le risque de susciter en lui un léger sentiment d’ennui.

Catégories : Redécouvertes, Littérature étrangère (Autriche). Traduction : Jacqueline Chambon.

Liens : chez Actes Sud.


Échange sur Une poignée de vies

— Anne-Marie Debarbieux et Catherine Chahnazarian

Catherine

J’ai trouvé le début inutilement forcé. Mais, plus j’ai avancé dans ce roman, plus j’ai aimé ce dont il voulait témoigner : d’une personnalité inhabituelle et sans doute pathologique qui se remémore sa jeunesse au cours d’une nuit d’insomnie, ses mal-être et ses apaisements, ses révoltes et ses fausses résignations. Enfant, déjà, peut-être traumatisée par la guerre (la Première) et par un incident dans une étable, elle est borderline, a des visions, ne maîtrise pas toujours ses pulsions. La manière dont elle gère ses amitiés, les inimitiés aussi, les bonnes sœurs et les règles qu’elles imposent avec bienveillance, tout est un peu étrange dans le rapport à l’amitié, l’amour et la souffrance.

Un petit suspense parcourt ce récit psychologique. On peut en effet imaginer des scénarios ayant mené Betty à la situation exposée au début et s’interroger sur la manière dont elle s’y est prise pour fuir ou les raisons qu’elle s’est données… Mais ce qui compte, c’est ce regard porté sur les différentes phases de sa vie, une « poignée de vies ».

(Bravo à Billy and Hells pour la couverture !)

Anne-Marie

Dire que je n’ai pas trop aimé ce livre est excessif. J’ai bien aimé l’écriture, et même l’intrigue qui, même si elle est parfois à la limite du vraisemblable, est intéressante ; mais le personnage principal ne m’a pas beaucoup touchée. Cette femme me reste extérieure, je ne m’attache pas à elle. Elle ne m’inspire ni sympathie ni antipathie. Elle m’échappe. Une personnalité perturbée, oui, pathologique, je ne suis pas allée jusque-là, peut- être parce que son entourage ne semble pas la trouver étrange, et j’ai un peu de mal à imaginer qu’une personnalité aussi perturbée ne suscite pas de questionnement.

Catherine

Peut-être est-ce une question d’époque. Au sortir de la Première Guerre mondiale, tant de gens étaient « perturbés » !

Je crois que son entourage de jeunesse (sœurs au couvent, amies), parce qu’il la trouvait étrange, lui a appris à faire semblant de l’être moins (ce qu’elle appelle « mentir »), et que c’est cette solution qui lui permet, une fois adulte, d’avoir un semblant de vie normale, bien qu’elle recherche la brutalité avec son amant et que l’ennui lui apparaît avec une force telle qu’elle doit partir, quitter sa famille.

Le retour après une longue absence, je l’ai ressenti comme un moment de nostalgie, un de ces moments où elle est capable de ressentir quelque chose (la tristesse que son ex-mari soit mort et que son fils soit orphelin), mais vu sa personnalité, cela ne dure pas et il faut qu’elle s’en aille de nouveau car elle est incapable de vivre normalement. J’ai aussi compris qu’elle était malade, mais je n’en suis pas sûre. Condamnée peut-être ? C’est au lecteur de choisir… Moi j’aime bien ça.

Anne-Marie

Je me suis demandé aussi si le rapprochement avec Bovary était volontaire ou non. Emma Bovary est une victime, mais elle est aussi « pas très futée » et son manque d’envergure a quelque chose de touchant. Dans le roman de M. Haushofer je me sens comme désemparée (je ne sais pas si c’est le bon terme mais c’est celui qui me vient).

Catherine

Je crois que les allusions sont volontaires. A un moment ou l’autre, je me suis dit que c’était presque explicite. J’aurais dû noter les passages. Je crains toujours de surinterpréter mais je pense que M. Haushofer s’inspire du personnage d’Emma pour le revisiter, raconter la jeunesse que Flaubert ne raconte pas, en la plaçant dans un après-guerre que l’autrice comprend bien puisqu’elle écrit au début des années 1950, ce qui laisse planer le doute sur les causes des comportements étranges.

Anne-Marie

Finalement cette héroïne nous échappe, on ne peut que s’en tenir à des hypothèses en interprétant les petits indices que le texte distille çà et là. On ne peut pas s’approprier la complexité du personnage.

C’est quand même là la preuve du grand talent de l’autrice !

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