L’Âge de détruire

Littérature française
Par Jacques Dupont

La relation d’une mère et sa fille, en deux tableaux.

Tableau de l’âge un : La mère est angoissée et violente. Sa fille l’a vue se rouler par terre en rue, s’évanouir « pour qu’on lui vienne en aide, chercher des mains qui la soutiennent, courir après une sensation de solidité ». Elle cherche un appui auprès de sa fille, la rejoint dans son lit…

Tableau de l’âge deux : C’est l’heure des critiques acides. La mère reproche à la fille de tout rendre compliqué, d’être ingrate, de ne pas croquer la vie à pleines dents. Elle porte aux doigts trois bagues dont elle a hérité de sa propre mère. La grand-mère giflait la mère, la mère a giflé sa fille. Les pierres incrustées dans les bagues ont lacéré leur visage. La mère cède ses bagues à sa fille…

Une scène inattendue, violente, effarante, clôt le récit, où rien ne se transmet sinon violence, angoisse et destruction… sans autre forme de réflexion.

Le livre est écrit avec soin, l’histoire est bien menée et cohérente, même si je trouve le récit peu incarné. Mais pourquoi un roman aussi sordide ? Que veut montrer Pauline Peyrade ?

À lire si vous aimez le noir sans issue.

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Pauline Peyrade
L’Âge de détruire

Editions de Minuit
2023

Existe en poche

Meilleur album

Mini-cycle de Noël-Nouvel An
Catégorie : l’autobiographie
Domaine : le divertissement

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Biographies et autobiographies (France)
Par Jacques Dupont

Je n’aurais pas lu ce livre s’il n’y avait eu cette série spéciale des Yeux dans les livres, à laquelle je dois donc la découverte du « fils de … », lequel se révèle être un homme on ne peut plus sympathique.

Sympathique parce que modeste, honnête, travailleur, et gentil d’une gentillesse authentique.

Alors que la plupart des « fils de » sombrent dans la prétention ou la mélancolie, faute de pouvoir se faire un prénom, David Hallyday, lui, travaille, intensément. La batterie, la composition, la production. Et sa carrière, même si elle apparaît discrète, comporte de très beaux succès, dont évidemment l’album écrit pour son père (« Sang pour sang »), sublime contredon pour un père abandonnique. David pourtant ne lui en veut pas excessivement, et range les absences du père au rayon de la frustration plutôt qu’à l’invective ou au reproche permanent.

De même qu’il ne développe ni ne s’étend sur la succession, ce qu’au décès du taulier, on a appelé « l’affaire Hallyday ». Loin de cela, il déclare l’amour qu’il porte aux filles adoptives du couple Johnny et Laetitia, et pour sa sœur Laura.

J’aimerais bien, pour un bonheur plus complet, aimer les compositions et les interprétations de David, mais après quelques tentatives sur Spotify, j’ai laissé tomber.

Je suis heureux, en tout cas, d’avoir rencontré davantage ce David, qui décidément me plaît beaucoup, et je regrette que son monde soit si éloigné du mien. Étrange rencontre, finalement, au pays des yéyés.

Le livre, je l’espère, plaira aux fans. Il a été écrit – de vive voix – pour eux. Je leur souhaite une bonne lecture. 

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David Hallyday
Meilleur album
Éditions du Cherche Midi
2023

Attaquer la terre et le soleil

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Littérature française
Par Jacques Dupont

Ce livre est l’histoire de petites gens, des campagnards à qui l’État Français a octroyé sept hectares de terrain agricole, quelque part dans l’Algérie intérieure, vers 1848. Et « sainte mère de Dieu », ils s’en viennent, sous escorte militaire, prendre possession de leur bien. Les voilà dans un même élan exposés, qu’il pleuve, qu’il vente ou fasse soleil, à des climats d’enfer. Bientôt la maladie les décimera.

La France avait fait main basse sur l’Algérie dès 1830. Il restait, en 1848, à pousser encore l’avantage, et à mettre sous coupe réglée d’immenses territoires demeurés « barbares » et dangereux. Le récit expose tantôt le point de vue paysan tantôt le militaire – tout en razzia, vol, viol, et meurtres, jusqu’à la nausée, au nom d’une conquête assise par un suprémacisme civilisateur.  Les Algériens – villageois ou nomades – se défendent, cependant, ils se liguent, de plus en plus nombreux, jusqu’à faire masse armée. La colonie y survivra-t-elle ? Le récit s’arrête sur la prise de conscience d’une femme, qui comprend le contrat de dupes auquel on l’a conviée.

On n’ignore plus que l’Algérie ne fut française qu’au prix le plus fort. Ce livre a le mérite de le rappeler. Malgré l’horreur du propos, l’écriture est fluide et déliée, il se lit facilement. J’ai trouvé ce propos plutôt convenu, je n’ai pas appris grand-chose, et je me suis demandé à qui ce bout d’histoire de France était finalement adressé. Mais si, pour un non Français comme moi, l’Algérie est une ancienne colonie française, pour pas mal de Français, l’Algérie « était » la France ; et l’indépendance du pays, à la suite des « évènements », marque le début d’un deuil impossible.  Sans doute la relation entre les deux pays demeure-t-elle aujourd’hui pour une large part inexpliquée. Alors oui, ce livre et les prix décernés par le Monde et France Inter ont du sens.

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Mathieu Belezi
Attaquer la terre et le soleil

Éditions Le Tripode
2022

Ma dose quotidienne de littérature française

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Extras
Par Jacques Dupont

J’ouvre à la date du jour le délicieux livre de Johan Faerber, et récupère ma dose quotidienne. Aujourd’hui 2 mars, c’est Charlotte Delbo, auteure de « Aucun de nous ne reviendra », rédigé en 1945 et tenu secret durant 20 ans. Charlotte Delbo est une des 49 rescapées du convoi des 31.000, emblématique de l’opération « Nuit et Brouillard ». Je ne la connaissais pas et la lirai certainement.

Il y en a 364 autres. Des connus — je les redécouvre, du Bellay par exemple — ; des inconnus d’hier (Adèle d’Osmond, vous connaissez ?) et d’aujourd’hui, tels Cheikh Hamidou Kane. Une citation en début d’article m’a permis de me faire une idée de son style, et j’ai sacrément envie de lire son Aventure ambiguë.

Tous les jours, chaque matin, je me réjouis.

« Ma dose quotidienne » est un livre à (s’) offrir, sans désemparer, sans hésitation, sans même une occasion festive. On peut en démarrer la lecture au jour qu’on veut. »

J’en profite pour recommander Diacritik, son site (gratuit), et les travaux de Johan Faerber sur la littérature contemporaine et l’enseignement. On peut également le suivre via Facebook.

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Johan Faerber
Ma dose quotidienne de littérature française
Éditions Armand Colin
2022

Débrouille-toi avec ton violeur

Infernus Iohannes, Débrouille-toi avec ton violeur, L’Olivier, 2022

— Par Jacques Dupont

Il n’y a pas de « faire l’amour » qui vaille : toute pénétration est un viol. Voilà qui est répété tout au long du texte de Miako Ono qui ouvre Débrouille-toi. Et c’est un choc. Parce que ce thème est répété à l’envi, que c’est écrit et tout à la fois hurlé, dans une langue où toute amabilité a été karchérisée. Autrement dit, elle est crue, totalement crue, le sexe de la femme, le sexe de l’homme sont des attributs viandeux et excrétants. Dois-je insister : rien n’est épargné au lecteur. Le livre tout entier est de cet acabit, il choque et il heurte.

Cependant, l’écriture de ce texte et celle des deux suivants, est à proprement parler hallucinante d’audace. Et cela seul justifie de lire Débrouille-toi avec ton violeur.

Le second texte « Sous les viandes », signé Molly Hurricane, décrit également le corps sous contrainte, et une société angoissée par la chair. Des méduses extraterrestres ont envahi la Terre, des rescapés y vivent dans la viande et y font une société divisée entre pourris du haut et pourris du bas, tenant un discours tartuffe – « discours liquoreux, proclamations humanistes, mépris des pauvres ».

Je connaissais l’extraordinaire troisième texte, signé Maria Soudaieva et intitulé « Slogans » (il avait fait l’objet d’une édition à part, que je recommande). Plus encore que les deux textes précédents, « Slogan » est un long hurlement, tout entier typographié en majuscules, gueulé au mégaphone par un hypothétique commissaire politique russe ou chinois. Le propos est sibyllin. Ainsi « Sorcière nue, quand tu te décapites, n’appelle pas la pluie, ouvre les yeux ». L’écriture est jeune, vigoureuse, remarquable – elle ouvre à la littérature de nouveaux territoires.

J’ai pris ce livre comme une gifle, qui m’aurait été infligée sans prévenir. Ensuite, j’ai compris qu’il était l’œuvre d’Antoine Volodine, un auteur qui publie pas mal sous hétéronymes, et que l’œuvre trouvait sa place dans un édifice « post-exotique », un mouvement tortueux auquel je n’ai pas compris grand-chose. Il semblerait que seul « Slogans » trouve son origine chez une réelle Maria Soudaieva, dont l’existence fut un enfer.

Trois extraits pour en savoir plus.

Je me permets de conseiller Débrouille-toi avec ton violeur à un public désormais averti.

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CATHERINE (l’éditrice des Yeux dans les livres) — Étrange découverte : c’est donc un homme qui a écrit ces textes ?

JACQUES — Oui, j’avais cru acheter un livre composé de nouvelles écrites par des femmes féministes et j’ai découvert après lecture qu’il s’agissait du livre d’un homme. C’est dérangeant.

CATHERINE — Et cela signifie qu’il y a bien un contrat de lecture implicite entre un auteur (même si on ne le/la connaît pas) et soi, lecteur.

JACQUES — Oui. Et j’ai fortement ressenti la rupture de ce contrat de lecture.

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Catégorie : Littérature française.

Lien : chez l’éditeur.

Transit

Anna Seghers, Transit, Autrement, 2018
(écriture : 1941-1942)

— Par Jacques Dupont

Transit est un récit plus qu’un roman. Il se déroule à Marseille et est traversé de réflexions fulgurantes sur la ville, la guerre, l’absurde.

Le narrateur – réfugié, allemand, anonyme – reçoit pour mission de porter une lettre à l’hôtel parisien où réside l’écrivain Weidel. Mais celui-ci est mort, suicidé à l’avancée des troupes allemandes. Il a laissé dans une valise un récit inachevé, dont le narrateur s’empare.

Il suivra alors l’itinéraire de Weidel, passant la ligne de démarcation, pour aboutir face à la mer, à Marseille.

En 1941, les Allemands n’occupent pas encore la ville. Anciens combattants de la guerre d’Espagne, opposants à Hitler, artistes juifs y ont trouvé un refuge très incertain, et se confrontent à l’impossible administration de Vichy, qui anticipe les mesures criminelles de nazis.

A peine tolérés en France, sans permis de travail, internés en mai 40 comme « étrangers ennemis », ils tentent d’obtenir la série de documents qui leur permettrait d’embarquer vers l’Amérique du Sud : autorisations de séjour, certificats de transit, autorisations d’embarquer, visa.

Le plus souvent lorsque le visa est obtenu, l’autorisation de séjour est périmée, et il leur faut tout recommencer du début. L’existence est comme cet échafaudage qui ne résiste pas au temps ; on tue le temps à attendre dans les cafés ; on y rencontre d’autres transitaires, des voix qui ne veulent rien d’autre que tout raconter à quelqu’un, d’un bout à l’autre, des voix paralysées. En pleine fin du monde, le sentiment qui domine est un ennui mortel.

Pour qui sait décoder, c’est l’aventure d’Anna Seghers elle-même, qui embarqua pour les États-Unis.

La partie romancée de Transit s’ancre sur la rencontre du narrateur et de Marie, et la concurrence avec un autre « transitaire » pour en conquérir l’amour.

Deux hommes se disputent une femme qui en aime un troisième qui est déjà mort, et n’est autre que Weidel, dont Marie ignore le suicide. Ce que les deux hommes tentent avec ce qui leur reste de force ne peut être cependant que vain : l’amour de Marie ne peut être ni acheté ni mérité. Il ne peut être qu’offert.

Un transit : l’autorisation de traverser un pays lorsqu’il est bien établi qu’on ne veut pas s’y fixer. Mais aussi la vie par rapport à la mort : le passage, quand vient la fin, vers cette autre destination, qui nous nargue et nous hante.

Toute ma reconnaissance va à Christa Wolf. Sa postface de Transit est une merveille, et m’a permis de comprendre le livre et l’auteur.

Catégories : Redécouvertes, Littérature étrangère (Allemagne). Traduction : Jeanne Stern.

Lien : chez l’éditeur.

1ère édition en 1944 à Mexico (en anglais et en espagnol) ; 1ère édition de l’original en allemand en 1947 dans le quotidien Berliner Zeitung ; 1ère édition livresque en allemand en 1948 ; 1ère édition française au Livre de Poche en 2004 dans la traduction de Jeanne Stern ; réédition récente chez Autrement à l’occasion de la sortie du film de Christian Petzold.

Le Cauchemar

Hans Fallada, Le Cauchemar, Denoël, 2020

— Par Jacques Dupont

Pour les résistants à l’hitlérisme, 1945 aurait pu être l’an 0, celui de tous les espoirs. Or, en tant qu’Allemands, ils sont méprisés par les Alliés, et exclus de l’exercice du pouvoir en faveur d’ex-nazis – qui aux yeux des vainqueurs en ont l’expérience. L’après-guerre fut pour les opposants au nazisme un cauchemar continué. C’est le titre sans équivoque et le thème du dernier roman de Hans Fallada, écrit à chaud entre 1945 et 1946.

Largement autobiographique, le livre présente un couple, les Doll. Il est écrivain et a connu le succès. Elle est beaucoup plus jeune que lui. Le nazisme ne les a pas séduits.

Les Russes approchent de leur village de l’Est, et les Doll s’apprêtent à les recevoir en libérateurs. Ils leur démontreront, par leur seule existence et la qualité de leur accueil, que tous les Allemands n’étaient pas nazis, qu’il y en eut qui résistèrent, de bons Allemands, de braves gens.

Le ridicule de cet espoir ne tarde pas à leur sauter aux yeux. Au titre d’intellectuel, l’homme est étonnamment nommé maire de sa localité. A ce titre, il châtie d’anciens nazis, ce qui déplaira finalement à tout le monde. Le couple partira pour Berlin, ville dévastée, où ils possèdent un appartement qu’ils comptent bien récupérer. Bien sûr, cet appartement a été pillé, et il a été réquisitionné par le service de l’aide au logement.

Fallada, en introduction au Cauchemar indique qu’il imaginait pouvoir, à côté des défaites et du découragement, écrire aussi « des actes nobles et courageux », retrouver après-guerre la solidarité des nuits dans les abris antiaériens. Cela ne lui fut pas donné. Il s’en excuse : son roman – « un document humain » – est un « rapport médical » sur la bassesse, la férocité, l’humiliation mais surtout sur l’apathie qui s’est emparée de la « partie la plus décente du peuple allemand » entre avril 1945 et l’été suivant. Un écrit peu réjouissant, dit-il encore, mais nécessaire.

À Berlin, et de façon très métonymique, le couple des Doll sombrera dans la morphine, tentant d’échapper au réel. Hans Fallada (sa biographie d’écrivain et de journaliste est un roman) a connu l’hôpital psychiatrique, la désintoxication de l’alcool et de la morphine. Son addiction l’emportera en 1947.

Catégorie : Littérature étrangère (Allemagne). Traduction : Laurence Courtois.

Lien : chez l’éditeur.

Récitatif

Toni Morrison, Récitatif, Christian Bourgois, 2022 (Morrison, 1983)

— Par Jacques Dupont

« Toni Morrison ne laissait rien au hasard », explique Zadie Smith, dans l’excellente postface de Récitatif : cette nouvelle a été spécifiquement conçue comme « l’expérience d’ôter tous les codes raciaux d’un récit concernant deux personnages de races différentes pour qui l’identité raciale est cruciale ».

Twyla et Roberta se rencontrent à l’orphelinat, pour une assez courte période de quatre mois. La mère de Roberta est malade. Celle de Twyla est trop occupée à danser pour garder sa fille auprès d’elle.

Twyla et Roberta : qui est Blanche ? ou Noire ? On ne peut s’empêcher de se poser la question, de tenter l’interprétation d’indices dont on ne pourra rien conclure, quelque attentive soit notre lecture. Nous ne pouvons les distinguer de « la seule façon que nous voulons vraiment ».

Twyla et Roberta se reverront à plusieurs reprises, à quelques années d’intervalle. A chaque fois, un même souvenir, quasi anecdotique, revient, s’affine et exaspère les retrouvailles des deux femmes : qu’en est-il de Maggie, une vieille femme, naine, muette. L’ont-elles vu chuter, dans le verger de l’orphelinat ?

Récitatif :  une déclamation musicale, chantée selon le rythme de la langue ordinaire et comprenant de nombreux mots sur la même note.

Écriture absolument remarquable, qui a résisté à la traduction grâce au talent de Christine Laferrière.

Catégories : Redécouvertes, Nouvelles et textes courts (U.S.A.). Traduction : Christine Laferrière.

Lien : chez l’éditeur.

Le jeune homme

Génération spontanée d’une mini-série sur Annie Ernaux – 2e épisode

Annie Ernaux, Le jeune homme, Gallimard, 2022

— Par Jacques Dupont

Elle, Annie, a 54 ans, et lui 24. Trente de moins.

Ils ont entamé une relation amoureuse.

Vivre, en jouir, écrire. Jouir et, à même cette plénitude, ressentir le manque, le reste à dire, et la nécessité de l’écrire. « Si je ne les écris pas, les choses ne sont pas allées jusqu’à leur terme, elles ont été seulement vécues. » Annie Ernaux place ces mots en exergue de sa nouvelle Le jeune homme.

C’est le récit de la relation amoureuse d’une femme à l’aube de son automne et d’un jeune homme, insolemment prodigue de sa fougue et de sa jeunesse ; mais aussi Le jeune homme montre l’émergence, la prise de forme d’un reste à dire bouleversant.

En attendant que ce reste se dévoile, les amants se retrouvent à Rouen, ville où elle a fait ses études. Ils couchent sur un matelas posé à même le sol. Les plaques électriques de la cuisine n’ont pas de thermostat. Il faut enfiler trois pulls pour supporter le froid. Le jeune homme est le porteur de la mémoire de son premier monde.

Il lui voue une ferveur, dont elle n’a pas souvenir. Avec lui, elle parcourt tous les âges de la vie, sa vie.

Elle lui offre des voyages, lui permet de ne pas travailler. Elle se sait dominante. 

Femme scandaleuse, ce qu’elle a autrefois vécu dans la honte, elle le vit aujourd’hui avec jubilation, elle dont les passants passent le corps au crible lorsqu’ils se promènent. Elle joue avec l’idée d’une nouvelle maternité.

Puis vient le moment où ça bascule : son histoire avec le jeune homme est une répétition, et elle ne ressent plus que cette répétition…

Catégorie : Littérature française.

Liens : chez l’éditeur ; tous nos articles sur Annie Ernaux sont renseignés à la page E de notre classement par auteur.

À la ligne. Feuillets d’usine

Joseph Pontus, À la ligne. Feuillets d’usine, La table ronde, 2019 (disponible en Folio)

– Par Jacques Dupont

Joseph Ponthus a suivi sa femme dans sa Bretagne natale, mais n’y trouve aucun emploi dans son métier d’éducateur spécialisé.

Alors, affaire de ne pas offrir l’image d’un abonné au sofa, et de gagner tout de même quelques sous – ce qui ne serait pas un luxe – « il embauche » via une boîte d’intérim, il embauche à la petite semaine, voire à la journée, dans l’agro-alimentaire breton : poissonneries, fabrique de tofu, et enfin abattoir.

Or dès le départ « au fil des heures et des jours le besoin d’écrire s’incruste tenace comme une arête dans la gorge ».

Et cela donne À la ligne. Feuillets d’usine – le journal d’un ouvrier intérimaire soumis à mesure qu’on le change d’usine à des tâches de plus en plus ingrates, pour aboutir à un poste de pousseur de carcasses dans un abattoir. Là, pour les animaux, pour les hommes, ce n’est que souffrance.

On pourrait penser que l’auteur se livre à un réquisitoire contre le travail à la chaîne, l’agro-alimentaire, l’intérim … et oui, ce l’est, un peu, mais à la marge.  L’essentiel est ailleurs : dans l’amour de Joseph pour sa femme, dans sa foi en la beauté de la vie, dans l’incroyable, la folle résistance de l’humain. En exergue du récit, Joseph Ponthus a cité une lettre d’Apollinaire s’adressant à Madeleine depuis une tranchée, en 1915 : « C’est fantastique tout ce que l’on peut supporter ». 

Le livre est écrit dans un style étonnant : des phrases extrêmement concises. Il y a sitôt les mots posés – des mots strictement utiles – un passage à la ligne. On pense à ces machines d’usine, à leurs cliquetis soutenus, sans déperdition.  Et pourtant cette écriture est poétique, riche d’émotions et d’humour. Car l’usine, c’est aussi la camaraderie et la solidarité.

Catégorie : Littérature française.

Liens : chez l’éditeur, en Folio.

Leur domaine

Jo Nesbø, Leur domaine, Gallimard, 2021

— Par Jacques Dupont

Pas mon genre (du tout), mais – tenté (qu’est-ce qui m’a tenté ? Une envie de distraction, je m’en souviens maintenant) – j’ai lu le nouveau thriller de Jo Nesbo, heureux auteur norvégien à succès (50 millions d’exemplaires, tout de même).

Le livre terminé, tout est confirmé : c’est bien fichu, ça se lit facilement, on tourne les pages avec beaucoup de curiosité pour la suite. Il y a six parties, et la construction ressemble à celle d’une mini-série : tout se complexifie à mesure, les morts surprenantes, les découvertes, les flash-back et les retournements.

« Leur domaine » m’a distrait, comme promis.

Il m’a distrait jusqu’à l’écœurement, durant 635 pages.

Peut-être ne devrais-je pas écrire cela – pour les amateurs de thrillers, ce sera une lecture certainement passionnante.

Catégorie : Policiers et thrillers.

Liens : chez l’éditeur.

Colline

Noël 2021
Offrir, lire ou relire de grands classiques

Jean Giono, Colline, Grasset, 1929

— Par Jacques Dupont

Le docteur, dès le début, l’annonce : à l’agonie, brutalement privé d’alcool, le vieux Janet pourrait se mettre à délirer. Et cela ne manque pas : le voilà qui prononce des phrases insensées, voit des serpents lui sortir des doigts, entend la grande faucheuse approcher.

Or, tandis qu’allongé il « déparle », ceux des Bastides – la dizaine de villageois d’un hameau en ruine au pied de la montagne de Lure – sentent l’air se figer, et le silence s’entend : celui de la fontaine qui ne chante plus.  Une enfant tombe malade, et dépérit sous le regard impuissant de ses parents. La solidarité de la communauté se délite. Et puis soudain, la colline entière s’embrase.

Et si Janet ne déparlait pas ?  Et si tout au contraire il savait ce qu’il en est, d’eux, des bêtes, des arbres et des pierres ? Si son parler délirant était celui qu’entendent les puissances infernales ? Mais alors pourquoi ne pas aider les siens ? Faire que l’eau à nouveau jaillisse de la source tarie ?

Colline est une histoire simple, presque un conte.

Giono l’avait placée sous le signe de Pan. Le dieu Pan n’est pas qu’un doux joueur de flûte, il manifeste aussi la puissance de forces souterraines et maléfiques. Aussi Colline n’est-il pas une rêverie écologique : la nature y est montrée dans toute sa force destructrice. Ce qui arrive aux hommes au mieux l’indiffère. La colline est comme le dos d’une bête monstrueuse, nous l’incommodons à peine, mais qu’elle se soulève, c’est sans égard qu’elle s’ébrouera, et nous enverra valdinguer. Nous ne savons rien d’elle, nous vivons dans un monde que nous croyons nôtre et qui ne l’est pas, dont jusqu’à la fin nous ignorerons qu’il nous parle.

Sauf, peut-être, à entendre cette langue « déparlée », celle de Janet, celle de Giono – lointaine et proche – bondissante, avec des mots comme autant d’éclats de lumière, et des tournures – elles jaillissent, elles foisonnent, et le monde brille comme un sou neuf.

Existent-ils ailleurs que dans ce récit, le village des Bastides et la montagne de Lure ? Giono les a-t-il décrits avec réalisme ? Non, bien sûr. Mais, à l’instar de Cézanne et de la Sainte Victoire, il a peint leur présence, éternelle, et qui pourtant ne durera que tant qu’il y aura un lecteur pour Colline, Regain ou Un de Baumugnes (l’ensemble forme la « trilogie de Pan »).

Peut-être aujourd’hui lit-on moins Giono, peut-être ne le lira-t-on plus, un jour. Il faudra alors accepter que les dieux se retirent. Car c’est en son écriture qu’ils habitent, nulle part ailleurs.

Catégorie : Littérature française.

Liens : chez Grasset, au Livre de Poche.

André-la-Poisse

Andreï Siniavski, André-la-Poisse, Ed° du Typhon, 2021

— Par Jacques Dupont

Le petit André-la-Poisse n’a pas vendu son âme au diable, mais à une pédiatre soviétique du nom de Dora. Lui, le pauvre bègue, est à présent doté d’une parole fluide, percutante, convaincante. Il peut sans spasmes et droit dans les yeux dire : « Maman, je veux mon lait ».

En revanche, André portera la poisse. Il désespérera sa maman, qui verra périr ses enfants, les cinq demi-frères d’Andreï, morts causées en toute innocence : car Andreï ne veut que le bien des autres ! « Demi frères » : André est le seul « Siniavski » de la famille. Les autres, ce sont des Likhocherst, des soviétiques fidèles au modèle officiel, plutôt bas de plafond. Mais qui était le père – disparu – d’André Siniavski ? Qui a pu engendrer cet André-la-Poisse, type vénéneux, sans qui le monde serait tellement meilleur ? C’était un écrivain, apprend-il par bribes, un type honni qui gaspilla toute sa vie pour du papier, un auteur chochotte, un « barbouilleur de latrines ». Or, cette histoire, que nous lisons, n’est-t-elle pas toute faite de papier ? Et la mort de chacun des frères, dont le récit nous est détaillé, ne serait-elle pas une œuvre d’une scandaleuse imagination ? Car voici que reparaît Dora, la fée pédiatre, et qu’au cours d’une séance de spiritisme avec elle, André assiste impuissant au colloque de ses frères. Nullement morts, ils disent l’avoir à juste titre fusillé, noyé, écrasé ! Ce n’était là que justice ! Une brève lueur déchire alors la trame du récit…

Comment rendre grâce à l’immense talent d’Andreï Siniavski ?  Son écriture est aérienne, rythmée, fluide et foisonnante. Tumultueuse. Russe. Son imagination rappelle Hoffmann et Boulgakov. C’est un pur bonheur de lecture.

Le livre est préfacé par Iegor Gran, chroniqueur connu des lecteurs de Charlie Hebdo. Gran est le fils d’Andreï Siniavski. La préface est magnifique d’émotion, à lire et à relire. Elle illumine, éclaire et tourneboule le livre. Elle débute par cette phrase : « Longtemps, j’ai été bègue de bonne heure. »

Incidemment, je recommande d’aller jeter un œil sur le site des jeunes éditions du Typhon — dont le catalogue est plus qu’inspirant.

Catégorie : Redécouvertes (écrit en 1979, réédité en 2021, avec une préface de la même année). Traduction du russe : Louis Martinez.

Lien : chez l’éditeur.

Un jour ce sera vide

Hugo Lindenberg, Un jour ce sera vide, Christian Bourgois, 2020

— Par Jacques Dupont

Un gamin – son nom ne nous sera pas dévoilé, juste son âge : 10 ans – un pré-ado, donc, passe l’été sur une plage normande. Il est seul avec sa grand-mère, une babcha juive. Elle lui fait plaisir, et elle lui fait honte, avec ses manières révolues, d’un ailleurs à jamais perdu.

Mais le pis s’installe, lorsque débarque sa tante, mélancolique, frelatée, répugnante – qui cultive sa dépression au gros rouge, au cigare, et ne fraie qu’avec les cabossés du coin.

Lui, le gamin, il se rêve d’ici, et d’aujourd’hui. Il se rêve normal, comme un garçon de son âge, dans les années 70. Mais qu’est-ce qu’être normal ? Il n’en sait rien, il n’y connaît rien. Chaque parole qu’il prononce, chaque geste lui demande une laborieuse concentration afin que rien ne transparaisse de sa possible bizarrerie.

Le modèle de la normalité, il le puise à même les autres que, tapi dans le sable, rampant jusqu’au plus près des transats, il épie durant des heures.

Or soudain, comme échappé du film, déchirant l’écran, apparaît un jeune garçon : Baptiste. Et c’est le coup de foudre ! Une amitié naît comme il n’en existe que dans l’enfance, qui lui ouvre la porte d’une famille aimante, et desserre l’étreinte, le délivre de l’engloutissement dans la douleur, la folie, la solitude de sa grand-mère et de sa tante.

L’amitié de Baptiste lui permet enfin d’approcher peu à peu du non-dit le plus douloureux : pourquoi est-il seul, où sa mère a-t-elle disparu, et comment ?

Hugo Lindenberg raconte l’itinéraire d’un enfant aux prises avec lui-même, qui se demande qui il est. C’est une merveille.

Catégorie : Littérature française.

Liens : chez l’éditeur.

Du théâtre pour la rentrée : Foi amour espérance

Odon von Horváth, Foi amour espérance, éd° de l’Arche, 2014

— Par Jacques Dupont

Au lever du rideau, Élisabeth tente de vendre son corps à l’institut d’anatomie de Munich. Les 150 marks qu’elle demande à titre d’arrhes sur sa propre disparation, il les lui faut au plus vite : une amende lui a été infligée pour non présentation de sa carte de VRP, alors qu’elle vendait en rue des gaines et des soutiens-gorges. Il lui faut ou payer l’amende, ou purger une peine de prison – qui lui interdirait à jamais d’exercer et ferait d’elle une paria. L’institut d’anatomie, bien sûr, décline la proposition d’Élisabeth, mais son préposé – sensible au mensonge d’Élisabeth (que je vous laisse la joie de découvrir) lui avance à titre personnel cette somme, et comprend peu après qu’il a été dupé. Prise la main dans le sac, Élisabeth se lance alors dans une course effrénée pour trouver des solutions… Toutes les portes s’entrouvrent, mais un vent mauvais les lui reclaque au nez. La foi, l’espérance qui ont accompagné Élisabeth tout au long du récit cèdent finalement le pas au désespoir.

« Un petit délit entraîne une jeune femme courageuse et pleine de foi dans une série de mésaventures qui la jetteront dans le désespoir ». Raconté ainsi, on pense à un mélo misérabiliste, à une chanson « réaliste » de l’entre-deux-guerres. Et de fait, l’histoire d’Élisabeth s’inspire d’une histoire vraie, qui a été rapportée à von Horváth par Lukas Kritl, chroniqueur judiciaire munichois. La pièce s’appelait originairement « Une petite danse de la mort », et s’inscrivait dans un projet plus vaste : instruire le procès de la justice allemande en l’envisageant par le petit bout de la lorgnette.

Or ce drame est traité comme une comédie. Car, dit l’auteur, « la comédie est capable de montrer la bestialité à l’état pur dans sa nudité. La destinée qu’on vit individuellement est toujours de la comédie, même quand elle chausse les cothurnes de la tragédie. »

À part Élisabeth, les personnages de Foi amour espérance ne parlent pas, ils jacassent. À la manière de visages d’Otto Dix et des expressionnistes allemands, qui grimacent, en se donnant l’air de sourire.

« Ça va encore empirer, mais je ne lâche pas pied » serait en quelque sorte le leitmotiv de la pièce, une idée très … austro-hongroise.

Il faudrait ne pas oublier que von Horváth est, à l’instar de Musil ou de Kafka, un pur produit de la crépusculaire Mittel Europa :  né hongrois, d’ascendance croate, dans l’aile italophone de l’Empire, et d’expression allemande. On ne peut, avec un tel pedigree, imaginer d’auteur engagé.  Au contraire de ceux de Brecht, dont il est le contemporain, les personnages de von Horváth n’ont aucune conscience politique. Il s’agit chez lui de montrer, et de montrer de face, de profil, d’en haut et d’en bas, de montrer l’humain sous toutes ses coutures, de faire en sorte que les spectateurs s’y reconnaissent eux-mêmes.

Catégorie : Théâtre. Traduction de l’allemand : Hélène Mauler et René Zahnd.

Liens : chez l’éditeur ; éditeur qui propose plusieurs pièces de von Horváth en volumes séparés ainsi que six compilations sous le titre « Théâtre complet ».

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