Les années

Génération spontanée d’une mini-série sur Annie Ernaux – dernier épisode

Annie Ernaux, Les années, Gallimard, 2008

— Par Daniel Kunstler

Dans la rue à Grenoble le 6 octobre 2022, en route justement pour une librairie, j’ai appris par une alerte sur mon portable l’octroi du prix Nobel de Littérature à Annie Ernaux, dont je n’avais encore rien lu. La librairie avait déjà consacré une table à la nouvelle lauréate. Je m’y suis procuré Les années, particulièrement représentatif du travail de l’auteur selon les commentaires.

Les années ne sont pas le seul livre d’Ernaux à se présenter comme autobiographique, sans l’être tout à fait. Tant mieux. Ernaux cherche plutôt à tracer le portrait temporel et spatial de la France féminine depuis la Seconde Guerre, l’observant à travers l’objectif (au sens photographique) de son propre parcours et de la sexualité qui définit l’expérience franco-féminine. Par ailleurs, la description intermittente d’une série de clichés en noir et blanc sert de leitmotiv pour marquer des moments charnière de sa vie. Le regard sur ces images l’aide à juxtaposer ses aspirations passées à la réalité vécue. Des leitmotiv, il y en a d’autres, par exemple l’évocation, intermittente elle aussi, de la mémoire collective de l’Occupation, qui s’effrite inexorablement.

Ernaux décrit une France sortant des années de guerre, figée dans un conservatisme bigot et stagnant, où les filles et les jeunes femmes vivent dans la peur d’être souillées aux yeux de leur entourage, que ce soit par leurs choix vestimentaires tant soit peu provocants, ou d’une musique autre qu’insipide. Bien entendu, céder au désir est un tabou inviolable imposé par la famille, en classe et à l’église. Les Françaises vivent sous surveillance constante, chez elles, mais aussi dans la rue et par l’État, géré par des hommes investis dans le maintien de l’ordre social.

Et le “pourquoi” dans tout cela ?

A nous de le déterminer. Pour moi, deux éléments contribuent à l’ambiance socio-sexuelle crispée décrite par Annie Ernaux, mais restée sans explication analytique. D’abord les pertes de la Grande Guerre en hommes jeunes avaient déformé le profil démographique de la France. Avec près d’un million et demi de morts au combat, le dépeuplement dans la tranche d’âge de 20 à 30 ans était considérable. Dès lors, il ne faut pas s’étonner de la fixation sur les perspectives de mariage et l’impératif de pureté féminine afin de ne pas les compromettre. Ensuite, la population agraire en France au moment de l’adolescence d’Annie Ernaux atteignait encore 40 % du total, avec tout ce que cela implique pour les codes de moralité. En 1955, la France est au seuil d’une urbanisation qui ne bat pas encore son plein.

C’est peut-être dans sa chronique de l’ingérence du grand commerce dans la vie française et dans les mentalités que Les années réussit le mieux à impressionner. Le grand commerce a su exploiter avec génie les exigences d’un ordre social misogyne pour ensuite basculer dans la sexualisation de son discours une fois acceptées pour légitimes les notions d’intimité physique et d’évolution sociale. Annie Ernaux adolescente a retenu le propos dominant du commerce : posséder et accumuler compenseraient pour les désirs naturels restés insatisfaits.

« L’imagination commerciale était sans bornes. Elle annexait à son profit tous les langages… se parait d’humanisme et de justice sociale… Une dictature douce et heureuse contre laquelle on ne s’insurgeait pas. »

Mai 1968, pour Ernaux, marque la rupture. Même si ce soudain soulèvement d’une nouvelle génération a échoué sur le plan politique et institutionnel – comment sinon expliquer la prompte résurgence de la droite –, il a permis une fois pour toutes aux Français d’exprimer leur besoin d’intimité affective et sexuelle, et d’exploration culturelle.

Juger du bien-fondé du Nobel d’Annie Ernaux relèverait de l’arrogance. Elle l’a gagné, un point c’est tout, et à nous de la féliciter. Néanmoins, le prix est resté en toile de fond lors de ma lecture des Années, posant un défi à mon objectivité. J’espère l’avoir préservée.

Il y a beaucoup à apprécier, voire admirer dans ce livre : les juxtapositions habiles des courants sociaux, politiques, culturels, commerciaux et sexuels constituant le portrait de plus d’un demi siècle ; une approche autobiographique dépourvue de narcissisme ; la franchise de l’auteur ; les dons (et le travail) littéraires évidents à travers ces pages, même si la structure des phrases, pleines de détours parenthétiques, éloigne sujets, verbes et objets les uns des autres. Moins séduisants sont les exposés sur les événements politiques et internationaux qui tournent à l’énumération un peu terne. Aussi, j’ai trouvé le ton du livre moins déchaîné que la réputation d’Annie Ernaux me poussait à le prévoir.

En somme, Les années m’a intéressé, m’a même captivé par moment. Mais il ne m’a pas ébloui.

Catégorie : Littérature française.

Liens : chez l’éditeur ; en Folio ; tous nos articles sur Annie Ernaux sont renseignés à la page E de notre classement par auteur.

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