Bob Shacochis, La femme qui avait perdu son âme, Gallmeister, 2017
Par François Lechat.
Un roman-fleuve (près de 900 pages en format de poche) et un roman-monde, ou presque : Etats-Unis, Haïti, Turquie, Yougoslavie, sur plusieurs époques – et l’ombre du 11-Septembre qui ne cesse de croître, de s’annoncer. Vous pouvez vous fier aux éloges qui fleurissent sur internet : ce roman brasse une foule de thèmes et entremêle différents genres : géopolitique, espionnage, romance, psychologie, amour, vengeance, foi, sexe, vaudou, corruption, inceste, culpabilité, femme fatale, islamisme, impérialisme américain – un monde sans boussole dont des officines à triple fond tentent de garder le contrôle, sans y parvenir… Avec, au centre de l’intrigue, une femme aux identités multiples et au comportement déroutant, et son père dont l’enfance, dans le chaos serbo-croate de l’après Seconde Guerre mondiale, est saisissante. Il faut ajouter, encore, une écriture virtuose, une culture presque écrasante, un sens de la formule énigmatique, des éclairs de psychologie ou de réflexion morale qui s’invitent en permanence dans ce qui constitue avant tout un gigantesque réseau de manipulations et de trompe-l’œil.
Un livre éblouissant, donc, mais que l’on n’est pas forcé d’aimer. Car il y a des limites au plaisir de ne pas comprendre, au fait de devoir tâtonner pour saisir des intentions cachées – comme il y a des limites à la dissection des mœurs, des lieux et des pratiques des puissants, exercice qui n’impose pas forcément de donner le détail de ce que l’on mange en Turquie, de l’art de conduire un voilier ou des techniques de pêche à la mouche. Ni d’être, en définitive, aussi arrimé aux Etats-Unis et au christianisme. L’auteur a mis 10 ans, dit-on, pour écrire ce livre, et cela ne m’étonne pas. Le résultat est formidable, mais il aurait dû consacrer un an de plus à l’alléger. Cela dit, essayez : c’est tout sauf banal. Comme cette phrase prise au hasard, à titre d’exemple :
« Elle-même avait ressenti la mélancolie de la ville, mais elle y résistait, sauf parfois sur un ferry ou lorsqu’elle marchait dans les ruelles pavées et qu’elle était envahie par une sensation de déjà-vu, le sentiment qu’elle avait déjà vécu sa vie un millier d’années auparavant et qu’elle était maintenant un esprit fantôme, un ange, peut-être, ou une réincarnation, qui n’existait que pour une unique raison : gratifier ses avatars passés d’une compassion éternelle. » (page 337)
Catégorie : Littérature étrangère anglophone (USA). Traduction : François Happe.
Liens : chez Gallmeister.
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