Les nus et les morts

Série : NOS MONUMENTS DE LA LITTÉRATURE AMÉRICAINE

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Par Marie-Hélène Moreau

Si ce n’est pas pour ce livre que Norman Mailer a remporté le prix Pulitzer (mais pour Le chant du bourreau), Les nus et les morts reste un monument de la littérature américaine, tout comme son auteur lui-même, qui reçut, entre autres, le National Book Award pour l’ensemble de son œuvre.

Considéré comme l’un des meilleurs romans sur la Seconde Guerre mondiale, Les nus et les morts suit un groupe de soldats en poste sur une petite île du Pacifique tenue par les Japonais. Récit étourdissant de plus de sept cent pages, il alterne le quotidien d’une base militaire perdue dans la jungle, les scènes de guerre mais aussi, en flash-back éclairants, la vie civile des différents protagonistes. Ces trois éléments forment un tout indissociable qui immerge totalement le lecteur dans la folie de la guerre. C’est particulièrement frappant dans la description d’une hiérarchie militaire insensible au sort de ses hommes et uniquement préoccupée par son avancement.

Écrit alors que l’auteur n’avait que vingt-cinq ans, le livre est bluffant de maturité et de réalisme, mais il est vrai que Norman Mailer a lui-même servi dans le Pacifique. On ressent à travers ces pages la chaleur étouffante, l’ennui lié à l’attente, les bestioles qui pullulent et l’ennemi qui rôde. On ressent également la peur terrible de ces hommes envoyés à l’autre bout du monde sur une terre qu’ils ne connaissent pas et dont ils n’ont rien à faire. Et c’est réellement l’une des forces du livre de nous renvoyer ponctuellement à la vie civile de chacun des principaux personnages, simple soldat ou gradé. Difficultés économiques, travail, relations amoureuses… L’occasion pour l’auteur de brosser un tableau acide de l’Amérique de l’époque, entre lutte des classes – qui se poursuit jusque dans la guerre –, discriminations diverses – notamment l’antisémitisme dont Norman Mailer a lui-même souffert – et sexisme rampant. Raconté au plus près de ces hommes, le récit en est d’autant plus incarné.

La longueur du livre peut certes rebuter (688 pages) mais n’hésitez pas. Rien n’est en trop, et vous serez happés par cette fresque violente et terriblement humaine. Un chef-d’œuvre qui n’a pas pris une ride, ni dans son écriture, ni dans les thèmes qu’il aborde.

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Norman Mailer
Les nus et les morts

Traduction : Jean Malaquais
Éditions Albin Michel
1950

Titre original : The Naked and the Dead
Éditions Rinehart & Company
1948

Nos monuments de la littérature américaine

Par Florence Montségur

Lancer une série « Nos monuments de la littérature américaine » sur Les yeux dans les livres, c’est l’occasion de mentionner le Dictionnaire amoureux (2024) de Bruno Corty, le rédac-chef du Figaro littéraire. Je suis ambivalente à l’égard de cette collection un peu facile, enthousiasmante et parfois un peu décevante, publiée chez Plon. Mais elle a pour vertu de donner la parole à un connaisseur sur le sujet traité – en l’occurrence, la littérature américaine.

Riche et intéressant donc, mais tout à fait subjectif et forcément un peu disparate, ce Dictionnaire se lit par petites touches, au gré de l’humeur. On y découvre des auteurs et des autrices qu’on ne connaissait pas, aux côtés de célébrités dont les noms nous sont très familiers.

Parlant d’autrices, j’avoue qu’il a fallu du temps avant que me vienne à l’esprit le nom de Toni Morrison, après les Hemingway, Steinbeck et autres Auster auxquels j’ai pensé tout de suite quand Catherine m’a demandé quels étaient mes monuments de la littérature américaine. Je baisse humblement le front en demandant pardon aux femmes écrivaines que ma mémoire ou mon ignorance ainsi qu’une éducation phallocrate à la culture ont failli passer sous silence. Patricia Highsmith, Joyce Carol Oates, Kressmann Taylor…

Ah ! Kressmann Taylor ! Je vous ferai une brève sur Inconnu à cette adresse.

En attendant, cela me saute aux yeux qu’il faut avoir une pensée pour Bob Dylan, prix Nobel de littérature 2016 for having created new poetic expressions within the great American song tradition.

Bob Dylan !

Faites-vous une petite éclate :
Like a rolling stone ; Don’t Fall Apart on Me Tonight ; Things Have Changed ; Forever young

Fayard a sorti un recueil de ses chansons en version bilingue anglais/français : Lyrics 1961-2012. Excellente référence pour plonger dans l’univers littéraire de cet incomparable poète.

Liens :
– La page du Nobel Prize in Literature consacrée à Dylan
– Le discours de Dylan pour l’Académie Nobel (english version)
– La traduction française publiée chez Fayard
Lyrics 1961-2012 l’édition bilingue américain/français chez Fayard
– Le livre à feuilleter
– Le site officiel de Bob Dylan : http://www.bobdylan.com/
– Et une petite dernière pour la route : Blowin’ in the Wind avec Joan Baez

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Nos articles de la série « Nos monuments de la littérature américaine » :
Les nus et les morts ; Le livre des illusions ; Inconnu à cette adresse ; Angle d’équilibre ; De sang froid ; 84 Charing Coss Road ; De si jolis chevaux ; En un combat douteux ; Un tramway nommé Désir.

J’ai lu tout Jean Anouilh

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Série « J’ai lu tout… »
Théâtre – Hommages
Par Catherine Chahnazarian

J’ai dû tomber par hasard sur un de ses titres amusants, décalés, prometteurs. Il me semble que ce devait être le Poche proposant Adèle ou La marguerite et La valse des toréadors. Je devais avoir… quinze ans ? Dès que j’ai eu fini celui-là, j’en ai acheté un autre, puis un autre, puis un autre… J’ai vite décidé que je les lirais tous – sans m’intéresser à la vie de l’auteur : ses pièces me suffisaient. Sa langue me ravissait, la variété des genres, et des éléments que j’aurais sans doute eu du mal à expliquer à l’époque : une certaine vue de l’humain, pleine d’une tendre ironie ; une légèreté masquant à peine une gravité réaliste ; une dynamique dans les échanges, un sens exquis du dialogue ; d’originales revisites des mythes et de l’histoire ; un don aussi exceptionnel pour la comédie que pour le drame et la tragédie – dont il sait faire en sorte qu’on n’en sorte pas lessivé.

Adolescente, choisissant les livres au hasard (comment résister à un titre tel que L’hurluberlu ou le réactionnaire amoureux ?), j’ai été ballottée d’une pièce à l’autre avec un émerveillement désordonné : amusée et ricanant avec Anouilh devant L’invitation au château, surprise par le sujet de Becket ou l’honneur de Dieu, touchée par Antigone, assez fière d’être capable d’entrer dans la subtilité de La répétition ou l’amour puni, obligée de me documenter pour lire Pauvre Bitos ou le dîner de têtes… Puis j’ai compris que l’auteur classait lui-même ses pièces en « roses » ou « noires », puis « brillantes », « grinçantes », « costumées », « baroques », « secrètes » et même « farceuses ».

On réduit aujourd’hui Anouilh à son Antigone, évidemment inspirée de Sophocle et merveilleuse définition du tragique, jouée pour la première fois en 1944, au sujet de laquelle les commentateurs se rangent paraît-il en deux camps – ce qui me semble prouver que l’auteur n’a pas été compris. Mais son œuvre est prolifique et nombre de ses pièces résistent très bien au temps. Celles qui revisitent les mythes ou l’histoire méritent d’être relues (Médée, Œdipe ou le roi boiteux, L’alouette, Pauvre Bitos ou le dîner de tête, Becket ou l’honneur de Dieu, La foire d’empoigne…) mais ce serait dommage de s’y arrêter. Cécile ou L’école des pères pourrait en faire réfléchir plus d’un ; Le voyageur sans bagage, qui fut un grand succès, est une réflexion sur l’identité et le rapport d’un individu à son passé, des familles à leurs membres, de la société à la normalité. Etc.

Né en 1910, Anouilh a connu deux guerres mondiales et son nom est associé à ceux de grands auteurs, comédiens, metteurs en scène, décorateurs et compositeurs qui ont marqué le XXe siècle. Très musicale et crue à la fois, son écriture est difficile à caractériser. Il y a toujours, dans les pièces d’Anouilh, à la fois du réalisme, de l’ironie ou du burlesque, et de la poésie.

Je tenais à faire une citation et c’était très cruel de devoir faire un choix, mais voici un extrait du premier tableau du Voyageur sans bagage.

LA DUCHESSE [s’adressant à un Poilu rentré amnésique de la guerre] – Ainsi, vous êtes un de ces cas troublants de la psychiatrie ; une des énigmes les plus angoissantes de la grande guerre – et, si je traduis bien votre grossier langage, cela vous fait rire ? Vous êtes, comme l’a dit très justement un journaliste de talent, le soldat inconnu vivant – et cela vous fait rire ? Vous êtes donc incapable de respect, Gaston ?
GASTON – Mais puisque c’est moi …
LA DUCHESSE – Il n’importe ! Au nom de ce que vous représentez, vous devriez vous interdire de rire de vous-même. Et j’ai l’air de dire une boutade, mais elle exprime le fond de ma pensée : quand vous vous rencontrez dans une glace, vous devriez vous tirer le chapeau, Gaston.
(…)
GASTON – Et si j’avais déjà tué trois hommes ?
LA DUCHESSE – Vos yeux disent que non.
GASTON – Vous avez de la chance qu’ils vous honorent de leurs confidences. Moi, je les regarde quelquefois jusqu’à m’étourdir pour y chercher un peu de tout ce qu’ils ont vu et qu’ils ne veulent pas rendre. Je n’y vois rien.

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Les oeuvres d’Anouilh sont disponibles aux Éditions de la Table ronde et, pour certaines, en Folio.

J’ai lu tout Antoine de Saint-Exupéry

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Série « J’ai lu tout… »
Littérature française – Hommages
Par François Lechat

À l’adolescence, j’ai lu tous les livres de Saint-Exupéry, y compris les posthumes déjà publiés à cette époque. Et c’était, je crois, un bon âge pour découvrir cet auteur que je n’ose pas relire aujourd’hui de peur d’être déçu.

J’ai relu à plusieurs reprises Le Petit Prince, cependant. Mais je n’en dirai rien ici, puisque tout le monde l’a lu et que chacun s’en fait une idée personnelle, qui varie selon les âges.

J’ai aussi lu le quatuor des romans d’aviation, publiés de 1929 à 1942 : Courrier sud, Vol de nuit, Terre des hommes, Pilote de guerre. Des titres courts, qui claquent et qui font rêver. Des aventures pleines de danger, datant d’une époque où l’aviation était synonyme de risque de mort. Un métier improbable, voler pour acheminer du courrier ou pour défendre son pays, que Saint-Exupéry donne à sentir en multipliant les détails techniques et l’évocation des périls surmontés.

Mais on devinait aussi, dès Vol de nuit, que ce qui l’intéressait était la condition humaine plutôt que les récits d’aventure, et c’est ce qui me plaisait. D’où ma prédilection pour Terre des hommes, dont le style est plus grave, limite pompeux, en phase avec les valeurs chères à l’auteur. C’est dans ce livre qu’on trouve la fameuse phrase : « Ce que j’ai fait, je te le jure, jamais aucune bête ne l’aurait fait » (Guillaumet à Saint-Ex après avoir marché des jours et nuits dans la cordillère des Andes, en plein hiver, après le crash de son avion). Et c’est là que Saint-Exupéry célèbre le mieux l’humanité, à travers un Bédouin qui sauve des Blancs dans le désert, et là aussi qu’il montre de manière saisissante comment la Terre se donne du haut d’un avion, à partir d’un lieu et d’un métier qui font voir le monde autrement.

Le reste de l’œuvre est moins connu, et posthume, si l’on excepte la Lettre à un otage. On y trouve surtout des textes courts, repris dans différents recueils, qui exposent la vision morale de l’auteur, centrée sur la dignité de l’homme. Quand je relis les passages que j’avais cochés à l’époque, je suis frappé par le caractère héroïque qui s’en dégage, l’aspiration à vivre tête haute, chargé d’une mission, voué à répondre à des appels qui nous dépassent. Certes, tout n’est pas de la même veine : les Lettres de jeunesse à une amie inventée, écrites de 1923 à 1931, sont plus légères, intimes, anecdotiques ; et les Carnets brassent tous les genres et tous les styles, réflexions, aphorismes, colères, visions politiques… Je me rappelle notamment une descente en flammes de la pièce de Pirandello, Six personnages en quête d’auteur, qui selon Saint-Ex ne propose qu’une « métaphysique de concierge »…

Mais l’essentiel, parmi les posthumes, est Citadelle, que j’ai lu, celui-ci, à plusieurs reprises. Plus de 500 pages, inachevées et en désordre, d’anecdotes, de réflexions, de paraboles…, prêtées à un chef de tribu dans le désert, qui prend sur lui le destin de sa communauté et médite à perte de vue sur les voies du bonheur et la vraie justice. C’est ringard, magnifique, obscur, à la limite du fascisme, parfaitement dépassé et trop imprégné de religiosité pour notre regard contemporain. Mais il y a des pépites, et une évidente noblesse d’âme comme dans ce passage :

« Ils trouvent les choses, disait mon père, comme les porcs trouvent les truffes. Car il est des choses à trouver. Mais elles ne te servent de rien car tu vis, toi, du sens des choses. Mais ils ne trouvent pas le sens des choses parce qu’il n’est point à trouver mais à créer. »

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Antoine de Saint-Exupéry chez Gallimard : biographie, livres.

J’ai lu tout Fred Vargas

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Série « J’ai lu tout… »
Policiers et thrillers – Hommages
Par Florence Montségur

D’abord, il y a eu Ceux qui vont mourir te saluent. C’était pas mal, comme titre ! Et ces deux personnages d’aujourd’hui qui s’appellent Tibère et Néron, c’était trouvé ! Puis comme l’intrigue se tenait, le style aussi, on a mordu à l’hameçon.

Alors Vargas nous a régalés avec Debout les morts, L’homme aux cercles bleus, Un peu plus loin sur la droite, Sans feu ni lieu, L’homme à l’envers, Pars vite et reviens tard, tous des titres qui assumaient la catégorie « polar » sans décevoir, en lui donnant plutôt du charme. Car il y a du charme dans l’écriture de Vargas. Dans les deux sens du terme.

Adamsberg se laissait descendre vers la Seine, suivant le vol des mouettes qu’il voyait tourner au loin. Le fleuve de Paris, si puant soit-il certains jours, était son refuge flottant, le lieu où il pouvait le mieux laisser filer ses pensées. Il les libérait comme on lâche un vol d’oiseaux, et elles s’éparpillaient dans le ciel, jouaient en se laissant soulever par le vent, inconscientes et écervelées. Si paradoxal que cela paraisse, produire des pensées écervelées était l’activité prioritaire d’Adamsberg.[1]

Alors, il n’a plus été nécessaire de jouer avec les titres – et ce sont mes romans préférés – : Dans les bois éternels, Un lieu incertain, L’armée furieuse, Temps glaciaires, Quand sort la recluse

Enquêtes et enquêteurs sortant de l’ordinaire, intrigues à nœuds et surtout – surtout ! – ficelles invisibles. Du mystère, de la poésie, des métaphores, beaucoup de dialogues – sans jamais une fausse note – et une bonne bande de flics bien campés, aux caractères très distincts.

[Estalère], tous ses collègues considéraient plus ou moins qu’[il] ne tenait pas la route, voire qu’il était un crétin complet. (…) [Il] suivait Adamsberg pas à pas comme un voyageur fixant sa boussole, dénué de tout sens critique, et idolâtrait simultanément le lieutenant Retancourt. L’antagonisme entre les manières d’être de l’un et de l’autre le plongeait dans de grandes perplexités, Adamsberg allant au long de sentiers sinueux tandis que Retancourt avançait en ligne droite vers l’objectif, selon le mécanisme réaliste d’un buffle visant le point d’eau. Si bien que le jeune brigadier s’arrêtait souvent à la fourche des chemins, incapable de se décider sur la marche à suivre.[2]

Vargas nous fait voyager dans des ambiances extraordinaires qui semblent à la fois d’hier et d’aujourd’hui. Paris, la Bretagne, l’Islande, des croyances, des légendes, l’Histoire… Mais, si j’aime et souligne l’intriguant de ses intrigues, leur force et leur complexité font des romans de Fred Vargas des policiers à part entière !

Que dire de plus pour lui rendre hommage et vous donner envie de la lire ou de la relire ? Qu’ il y a chez Vargas des trouvailles merveilleuses :

Danglard, tremblant de colère, s’était éloigné à grands pas, aussi vite que le lui permettait sa démarche bien particulière, basée sur deux grandes jambes qui semblaient aussi peu fiables que deux cierges partiellement fondus.[3]


[1] Dans les bois éternels, J’ai Lu, p. 262. [2] L’armée furieuse, J’ai Lu, p. 112-113. [3] L’armée furieuse, J’ai lu, p. 117.

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Fred Vargas n’écrit pas que des romans policiers, comme vous pourrez le découvrir sur la page que les éditions Flammarion lui consacrent. Et elle est publiée en J’ai lu.
Sur Les yeux dans les livres retrouvez les articles qui lui sont consacrés à la lettre V du classement alphabétique.

J’ai lu tout Jean Giono

1943
La mise en ligne de cette photo a été
aimablement autorisée par l’association
des Amis de Jean Giono.

Série « J’ai lu tout… »
Littérature françaiseHommages
Par Catherine Chahnazarian

Prenons par exemple Les grands chemins (1951). Ça commence avec un homme qui ne paie pas de mine et qui va on ne sait où. On dirait qu’il cherche un village où s’établir. Durablement ? C’est énigmatique. Pas trop près de la route, en tout cas ; un coin perdu ferait l’affaire. Que fait cet homme dans la vie ? « Cent métiers, cent misères ». On comprendra que « les grands chemins », c’est sa liberté, la liberté et ces cent expériences de vie que l’on fait tous. L’homme apprécie la nature automnale qu’il traverse : « J’aime cette saison. Elle est tendre. La grive chante dans les taillis. Ce qu’elle dit est exactement en rapport avec les feuilles mortes dorées et le petit vent froid. C’est un oiseau modeste mais qui connaît son affaire ». Quand il arrive à une maison, « il y a un chien, mais c’est un labri à poils ras. Il aboie par acquit de conscience ; en vérité il plaisante ». Le pays ? « Des bois sur des montagnes ».

Prenons Rondeur des jours (1943). « Ce que je veux vous apporter, c’est de l’eau claire. A peine ça. Mon ami le fontainier m’a dit : « La vie, c’est de l’eau. Mollis le creux de la main, tu la gardes. Serre le poing, tu la perds. » Je le vois. Il était devant moi avec sa pauvre main d’homme des fontaines, sa main usée d’eau, une main déjà toute lyrique rien que dans cet affûtage de l’eau, une main pointue, aimable, molle et de peau fine comme une main d’amoureux. » (*)

Voilà tout Giono : une manière de voir et de sentir bien à lui, un poète et un conteur hors normes. Et on dirait qu’il fallait la Provence et les Alpes pour façonner sa plume tant ses images sont fortes, tant les émotions qu’il fait naître sont liées à ce pays qu’il nous donne à voir, à ces hommes qui l’habitent et dont il nous dit la rudesse, les souffrances, l’amitié, la liberté ou l’aliénation, et la mortalité. Et puis finalement, ce pays, c’est le monde ; ces personnages, ce sont les hommes.

J’aime mon métier, écrivait Giono dans Noé (1961). Il permet une certaine activité cérébrale et un contact intéressant avec la nature humaine. J’ai ma vision du monde ; je suis le premier (parfois le seul) à me servir de cette vision, au lieu de me servir d’une vision commune. Ma sensibilité dépouille la réalité quotidienne de tous ses masques ; et la voilà, telle qu’elle est : magique. Je suis un réaliste. Il faut se servir de cette micheline comme Rabelais se servait d’une baleine. Le reste est vanité, orgueil ; et solitude : la vision commune est solitude.

Plus ou moins lyriques, toujours poétiques, les romans de Giono font rêver, ils font aimer la nature, ils décrivent les croyances, les métiers, les conditions de vie d’autrefois, ils font réfléchir. Mais Giono est aussi l’auteur d’essais, de chroniques, de scénarii de films…

Mes préférés ? Colline (1929), un roman très terroir, le premier, celui par lequel Giono devient Giono ; et Le hussard sur le toit (1951), qui est pour moi un roman d’aventure. Mais tous m’ont marquée.

Ma phrase préférée : « Le présent est toujours une chose fort simple et sans aucun pathétique » (Noé).

À la fin des années 1970, avec ma mère, on était allées en Provence sur les sites des Giono qu’on avait lus. Souvenir inoubliable : en roulant vers Roquebrune sur des routes minuscules au milieu de nulle part, tout à coup, derrière un tournant, c’étaient des genêts en fleurs à perte de vue – du jaune, du jaune et encore du jaune ! – et, sur un petit sommet, le village : trois maisons de pierre. Rien d’autre.

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Vous trouverez les Giono chez Grasset et surtout chez Gallimard.

Découvrez l’excellente chronique de Colline par Jacques Dupont,
et celle d’Anne-Marie Debarbieux sur Un roi sans divertissement
(j’y ai ajouté un itinéraire de découverte du Trièves) !

(*) Les rencontres de cet été organisées par l’association des Amis de Jean Giono ont justement pour thème l’eau vive.

J’ai lu tout Gilbert Cesbron

1947 (studio Harcourt)

Série « J’ai lu tout… »
Littérature française – Hommages
Par Anne-Marie Debarbieux

Je crois pouvoir dire que j’ai lu tout Gilbert Cesbron, depuis ses premiers romans, ses essais, ses pièces de théâtre,  jusqu’à son œuvre testamentaire La regarder en face parue en 1982, peu avant sa mort. J’écoutais également ses chroniques sur Radio Luxembourg car il fut, avant d’être écrivain, un homme de radio.

Je l’ai découvert en 1966, comme beaucoup d’ados de l’époque, avec Chiens perdus sans collier, une belle histoire d’enfants orphelins, paru en 1954. A la même époque, j’ai dévoré sur la même lancée Notre prison est un royaume, Les saints vont en enfer, Il est plus tard que tu ne penses.

Se défendant d’être un « écrivain catholique », une étiquette qu’il détestait, Cesbron préférait se définir comme  « un chrétien qui écrit des livres ». Touchant un large public, il n’atteignit guère les sphères universitaires qui le considéraient avec une certaine condescendance. Mais pour moi il a été un écrivain de référence tant au niveau de l’écriture que des thèmes de société qui constituaient l’intrigue de ses romans. J’admirais les titres de ses ouvrages : Les Saints vont en enfer (thème des prêtres ouvriers et du travail dans les mines du Nord) , Une abeille contre la vitre (évoquant une femme au corps sculptural mais au visage ingrat), Je suis mal dans ta peau (thème du choc des cultures).

Cesbron était de ces auteurs dont on aime collectionner les « belles phrases » : « On n’est jamais si bien asservi que par soi-même », « J’achève avec des idées simples. Mais la simplicité est-elle le contraire de la profondeur ? »

Cesbron, par son humanité, ses engagements, sa belle écriture, a sans doute contribué à forger mes goûts et ma personnalité. Il m’a fait beaucoup réfléchir. Parmi d’autres bien sûr, comme Van der Meersch par exemple (et je rejoins tout à fait l’article de Sylvaine) auquel on pourrait sur certains points l’apparenter.  

Plus tard j’ai découvert et exploré Camus qui reste aujourd’hui ma référence.

Mais je n’ai jamais oublié Cesbron.

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Gilbert Cesbron est publié chez Robert Laffont.

J’ai lu tout Erik Larson

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Série « J’ai lu tout… »
Policiers et thrillers (U.S.A.) – Hommages

Par Pierre Chahnazarian

D’Erik Larson, on peut tout lire.

Ce sont toutes des histoires vraies, écrites d’une manière… palpitante ! Tout est passionant. Ce sont des thrillers – alors qu’on connaît l’histoire d’avance ! Que ce soit La Splendeur et l’Infâmie (2021), sur Churchill ; Dans le jardin de la bête (2012), sur la montée du nazisme ; Lusitania 1915, la dernière traversée (2016), sur ce célèbre naufrage… Qui va lire un bouquin sur le naufrage du Lusitania ? Eh bien, c’est palpitant !

Il y a souvent deux fils narratifs qui se rejoignent, comme dans Le Diable dans la ville blanche (2011), où l’on suit, d’une part, l’architecte de l’exposition universelle de Chicago (1893) et, d’autre part, H. H. Holmes, un serial-killer américain ; ou comme dans Les passagers de la foudre (2014), une histoire de poursuite en pleine mer dans laquelle on suit, d’une part, un médecin qui a tué sa femme et, d’autre part, Guglielmo Marconi, l’inventeur du télégraphe.

Larson fait des recherches très approfondies, ses romans sont pleins de détails précis, ce qui fait qu’il nous raconte toutes ces histoires « preuves à l’appui ». Et cette démarche ne rend pas les livres austères, au contraire : l’intrigue policière est toujours réussie.

Pour moi, ce sont tous des chefs-d’œuvre.

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Erik Larson est publié en français au Cherche Midi. Ses romans sont réédités au Livre de Poche.

Le dernier paru est Une histoire vraie (2022). Vous souhaitez le chroniquer ? Envoyez votre article à les-yeux-dans-les-livres@orange.fr.

J’ai lu tout Maxence Van der Meersch

1936

Série « J’ai lu tout… »
Littérature française – Hommages
Par Sylvaine Micheaux

Quand Catherine nous a proposé de parler d’un auteur dont on a tout lu ou presque, j’avais l’embarras du choix, tant à une période je pouvais être monomaniaque d’un écrivain aimé : Zola, Bazin, Troyat, Giono, Gide, etc. Mais l’actualité de ces dernières semaines m’a désigné un tout autre auteur, je vous expliquerai pourquoi.

Maxence Van der Meersch (1907-1951), auteur un peu retombé dans l’oubli, que certains ne connaissent peut-être même pas, bien qu’il ait été lauréat des prix Goncourt et de l’Académie française et que son nom soit encore sur le fronton de nombreux établissements scolaires du Nord, est né à Roubaix et a ciblé dans ses romans le Nord et ses gens simples, offrant une peinture humaniste de la région de l’entre-deux guerres, sans le côté misérabiliste d’un Germinal.

Je l’ai découvert avec La Maison dans la dune (1932), son premier roman. Nous sommes sur la côte de la mer du Nord où s’affrontent, parfois mortellement, contrebandiers de tabac et douaniers. Une belle histoire, violente, passionnée, dans l’atmosphère brumeuse de la côte dunkerquoise. L’auteur décrivait avec beauté ma région et j’ai tout de suite aimé car, adolescente, je découvrais ma région d’une manière positive à travers ses livres.

Puis suivent, dans mes lectures, Invasion 14 (1935) sur la Première Guerre mondiale, L’Empreinte du Dieu (1936) sur la fuite d’une jeune femme mariée à un homme violent, qui a reçu le prix Goncourt, Pêcheurs d’hommes (1940) sur la JOC (Jeunesse ouvrière chrétienne) – il était un catholique convaincu –, etc.

Corps et âmes (1945), pavé de 700 pages, prix de l’Académie française, ne se passe pas dans le Nord mais en Anjou, dans le milieu médical. Livre fort qui décrit l’ambition, la dureté et le carriérisme  des chefs de service hospitaliers, mais aussi le quotidien des médecins de famille, souvent tiraillés à l’époque entre l’interdiction de parler de contraception et la détresse de patientes, enceintes tous les ans d’un nouvel enfant alors qu’elles n’avaient déjà pas les moyens de nourrir les premiers ; de l’horreur de ces femmes qui arrivaient aux urgences avec une septicémie ou qui mouraient dans d’atroces souffrances du tétanos, transmis par les aiguilles à tricoter rouillées des faiseuses d’anges. La toute jeune femme que j’étais a été émue et choquée par ces récits alors que pour ma génération, en 1967 on venait enfin de légaliser la contraception et, en 1974, d’autoriser l’IVG. Le scellement dans la Constitution française de l’IVG a été le point de départ de mon choix de cet auteur, Maxence Van der Meersch.

Mais le roman que j’ai préféré, si je devais n’en choisir qu’un, est Quand les sirènes se taisent (1933) qui se situe à Roubaix, en 1930, pendant la grève des ouvriers du textile : grève âpre, dure pour ces ouvriers tassés dans les courées, groupements d’habitations insalubres des travailleurs. Quand je l’ai lu, j’en ai discuté avec ma grand-mère qui avait été ouvrière du textile dans ces années-là (même si en 1930 elle n’y travaillait plus, élevant ses trois enfants, et bien qu’elle n’a jamais vécu en courée) : ce  furent des échanges merveilleux me plongeant dans la jeunesse et les souvenirs de ma Mémé. Des moments jamais oubliés.

Ce qui me fait souvent aimer un auteur et ses romans, c’est quand il mêle avec une belle écriture une histoire passionnante et l’Histoire. Et j’ai aimé Maxence Van der Meersch, décédé bien trop jeune de la tuberculose, aussi pour cela.

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C’est chez Albin Michel que vous pourrez retrouver les romans de Maxence Van der Meersch.

En l’absence de photo de l’auteur sur le site de l’éditeur, la photo de Maxence Ven der Meersch affichée ci-dessus est reprise de la page Wikipedia qui lui est consacrée.

J’ai lu tout Agatha Christie

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Série « J’ai lu tout… »
Policiers et thrillers (Grande-Bretagne)Hommages
Par Marie-Hélène Moreau et Catherine Chahnazarian

CATHERINE – Ça t’est arrivé, à toi, de lire tous les livres d’un même auteur ?

MARIE-HÉLÈNE – À quelques exceptions près (la romance par exemple), tout livre est susceptible de satisfaire mon goût de la lecture, mon grand plaisir étant de changer d’univers. Passer d’un roman flamboyant à un style épuré, d’un thriller à un livre intimiste pour ensuite naviguer vers la science-fiction. Aussi n’ai-je jamais ressenti le besoin de “lire tout un auteur” aussi brillant soit-il. Même la lecture d’un livre exceptionnel ne m’en donne pas l’envie car c’est ce livre-là qui est exceptionnel, pas forcément les autres.

CATHERINE – C’est amusant, je fonctionne tout à fait différemment. Quand un livre me plaît – je veux dire, me plaît vraiment -, j’ai envie d’en lire d’autres du même auteur. Et si l’auteur me plaît, je les lis tous (ou presque). Toi tu ne l’as jamais fait ?

MARIE-HÉLÈNE – Non, la seule exception, sans doute à mettre sur le compte de la jeunesse, je l’ai faite pour Agatha Christie. Je me souviens de cette bibliothèque lorsque j’étais collégienne. S’y trouvaient de gros volumes, chacun regroupant plusieurs de ses romans, et ils me fascinaient littéralement. Je les ai dévorés les uns après les autres jusqu’à épuisement et en ai gardé un respect profond pour cette grande dame de la littérature ainsi sans doute que cet amour immodéré des livres.

CATHERINE – Moi aussi j’ai eu ma période Agatha Christie. J’adorais les ambiances rétro qui m’évoquaient les récits de ma grand-mère, réfugiée à Londres pendant la Première Guerre mondiale, j’apprenais l’esprit anglais et je rêvais de voyages au Moyen Orient, surtout en train ! Je ne devinais jamais qui étaient les coupables et j’adorais me laisser embarquer dans ces intrigues qui me dépassaient, toujours à la fois exotiques et énigmatiques. Elle a écrit plus de quatre-vingt livres, dont près de soixante-dix romans policiers, c’est fou. Je voulais tous les lire, mais j’avoue avoir abandonné après quelques dizaines.

MARIE-HÉLÈNE – Lesquels as-tu préféré ?

CATHERINE – Le meurtre de Roger Ackroyd et Le crime de l’Orient-Express (j’ai envie d’ajouter « bien sûr »), Pension Vanilos (avec Hercule Poirot) et Un cadavre dans la bibliothèque (avec Miss Marple).

Je n’ai pas retrouvé, en feuilletant rapidement les premières pages de plusieurs de mes Agatha Christie, quel est celui dans lequel une jeune fille (ou une secrétaire ?) se fait sermonner par une dame plus âgée (ou sa patronne ?) parce qu’elle sert le thé, ce qui est bien, certes, sauf qu’il n’est pas très bon : « Je suis sûre que l’eau n’avait pas frémi ». Sooo british !

MARIE-HÉLÈNE – Il se trouve que mon Agatha Christie préféré est, de très loin, le meurtre de Roger Ackroyd 😊

*

Agatha Christie est publiée en français chez JC Lattès (Éditions du Masque).

Du théâtre pour la rentrée : Pierrette Dupoyet

Pierrette Dupoyet : auteure, comédienne, dramaturge, metteuse en scène

— Par Anne-Marie Debarbieux

À 71 ans, elle l’affirme avec conviction : « Le théâtre ne peut être remplacé par rien ».

Les pièces présentées cette année au festival d’Avignon dont elle est depuis plus de 30 ans une figure incontournable du Off, parlent d’elles-mêmes : « Acquittez-la », qui évoque les violences faites aux femmes, et « Léonard de Vinci, l’éternité d’un génie », illustrent parfaitement les deux terrains d’élection de cette artiste engagée, indépendante et atypique : d’une part la dénonciation de toutes les formes d’injustices et d’atteintes à la dignité humaine, et d’autre part les personnages d’exception, écrivains souvent (Rimbaud, Vian, Sand, Camus) mais aussi artistes (Joséphine Baker), scientifiques (Marie Curie), voire politiques (Jaurès, Dreyfus), qui incarnent la lutte pour la justice et la résistance à toutes les formes d’intolérance, de répression ou d’obscurantisme. Qu’elle évoque Hugo dont les héros sont souvent des parias ou Soeur Emmanuelle luttant aux côtés des chiffonniers du Caire, Pierrette n’a qu’un combat : défendre la dignité humaine, et une seule arme : la puissance d’évocation du théâtre.

Auteure de ses textes, elle les met en scène et les interprète toujours en solo, captant son public tant par la force des mots que par une présence saisissante.

Souvent programmée à Paris au théâtre de la Contrescarpe, elle parcourt aussi la France et le monde. « Globe-trotteuse » du théâtre, elle se rend là où sa voix peut avoir un écho.

L’un de ses spectacles m’a beaucoup marquée. Il s’agit de « L’orchestre en sursis », une pièce saluée par Simone Weil et Elie Wiesel : elle y incarne Famia, pianiste et chanteuse, l’une des femmes contraintes, dans l’enfer d’Auschwitz, d’interpréter la musique de Schubert ou Beethoven pour satisfaire un auditoire de nazis incarnant la négation absolue de l’humain. Et Pierrette, soucieuse de l’universalité de la leçon à tirer de cette page d’Histoire, de conclure : « Ce n’étaient pas des Allemands, c’étaient des hommes ! »

Dans un tout autre genre, j’ai beaucoup aimé « Bal chez Balzac » : on y voit la gouvernante de l’écrivain, navrée de voir la morosité du grand homme éconduit par la comtesse Hanska, inviter des personnages de la Comédie Humaine à venir dîner pour réconforter leur créateur. Texte insolite, drôle, émouvant, qui rejoint à la fois les spectateurs familiers de Balzac et ceux qui découvrent l’écrivain par le biais de ses personnages emblématiques.

Engagés ou littéraires, tous les spectacles de Pierrette trouvent un écho dans le monde contemporain.

— Notez que « L’orchestre en sursis » et « Bal chez Balzac » sont des spectacles mais ont également fait l’objet de publications. Ce sont donc des livres !

Catégorie : Théâtre, Hommages.

Liens : le site personnel de Pierrette Dupoyet ; l’adresse où lui commander des livres : pdupoyet@wanadoo.fr ; un article dans La Terrasse sur Avignon 2021.

Noël 2020 – Albert Camus, un auteur à lire et à relire

— Par Anne-Marie Debarbieux

La valeur d’un écrivain se mesure souvent au fait qu’il sache durer et, n’en déplaise à ses détracteurs, Camus est de ceux-là. L’engouement suscité par la découverte ou la relecture de La Peste en cette période de pandémie en est une preuve. La voix de Camus reste obstinément vivante pour nous rappeler les vraies valeurs, celles qui unissent les hommes devant le malheur et la mort. Et Sartre et Beauvoir, qui l’ont considéré avec condescendance comme défenseur d’une sorte de « morale de Croix-Rouge », ont beau avoir ricané : les exhortations de Camus à la fraternité, à la solidarité, au dialogue, à la lutte contre la mort, même si c’est un combat toujours inégal, résonnent encore auprès d’un large public.

Plusieurs facteurs ont beaucoup pesé sur les choix et les idées de cet humaniste sans illusion mais jamais désespéré : ses origines pauvres, éloignées de l’intelligentsia, son attachement indéfectible à l’Algérie où il est né, son déchirement face au conflit qu’il espérait voir se résoudre autrement que par la violence et les armes, et la maladie qui l’a, très jeune, amené à une lucidité devant la mort et à un insatiable appétit de vie. Car l’homme révolté est celui qui aime la vie, dit « non » à l’inacceptable, sans se prendre pour Dieu mais en étant solidaire de tous, ce qui l’affranchit du désespoir de la solitude.

Si j’ai évidemment lu et relu L’étranger, bagage de base obligé quand on évoque Camus, j’ai préféré, outre La peste et son attachant docteur Rieux, La chute et son juge pénitent torturé par la culpabilité, Caligula à qui le pouvoir absolu, qu’il exerce uniquement parce qu’il le détient, ne procure qu’un nihilisme que n’éclaire aucun bonheur. On peut également évoquer Les Justes où, face à un attentat qui met en péril des enfants, s’affrontent le héros, qui n’accepte le recours au terrorisme que pour donner une chance à la vie, et celui qui fait de la terreur la seule réponse possible pour libérer le peuple du joug qui l’asservit.

Camus ne voit dans l’existence aucune transcendance divine qui lui donnerait sens, mais il repousse toute justification de la violence et de l’absolutisme, et trouve inlassablement, dans l’attention portée à l’homme dans ce qu’il a de plus fragile, la valeur de l’existence et la raison de vivre. Pour autant, son parcours n’est pas exempt de désenchantements, comme l’illustre une remarquable nouvelle intitulée « L’Hôte ». Un instituteur français, dans un village d’Algérie, doit prendre en charge un meurtrier arabe. Cet arabe, condamné hâtivement à la suite d’une bagarre stupide qui a mal tourné, dont on se déleste sur l’instituteur du sale boulot de l’emmener en prison, renvoie, à celui qui transmet la culture et ses valeurs, l’image d’un échec de ce à quoi il voue sa vie. Il laisse le meurtrier maître de son destin mais les Arabes croient à tort qu’il a livré son hôte. L’instituteur se sent alors très seul, humilié et menacé, dans ce pays qu’il avait cru le sien. Le tout, dans un paysage écrasé par la neige.

Cette nouvelle, extraite de L’exil et le royaume, est l’un des textes de Camus qui m’ont particulièrement marquée car il montre bien que l’on peut être un homme de conviction sans être un homme de certitudes. Et cela est tellement humain !

Catégories : Hommages, Littérature française, Nouvelles.

Liens : les pages sur Camus chez Gallimard et en Folio ; L’exil et le royaume.

Hommage à Philippe Carrese

Hommage à Philippe CARRESE

Par Catherine Chahnazarian, avec la collaboration de Jacques Dupont-Duquesne.

Un jour, Jacques m’a dit : « Il y a un réalisateur de France 3 qui écrit des polars, tu devrais essayer. Il prétend qu’il écrit des séries B, et il assume, mais il s’est fait une sacrée réputation à Marseille. »

Ma curiosité était piquée : je me suis procuré Une petite bière, pour la route, qui venait de sortir. Comme ça m’a amusée, j’ai poursuivi avec Le bal des cagoles, que j’ai juste adoré et qui avait reçu le prix SNCF du Polar. Et dans la foulée, j’ai lu Conduite accompagnée, qui ne peut que parler aux jeunes qui apprennent à conduire, aux parents de ces derniers, aux moniteurs d’auto-école et à tous ceux qui empruntent régulièrement les grands boulevards marseillais. Ces trois opus, publiés au Fleuve Noir en 2000 et 2002, sont restés mes préférés. Ce n’était pas difficile de trouver un Carrese : il y a en avait dans toutes les librairies de la région. Quand on débarquait à Marseille ça aidait à se familiariser avec les personnages typiques de cette ville haute en couleurs, de comprendre la philosophie de la « cagole » [1]  et du « cake », et d’apprendre les expressions qui vont avec, comme le célèbre « on craint dégun » [2].

Dans la même veine, Philippe Carrese avait écrit un Petit lexique de ma-belle-Provence-que-j’aime, avec son ami Jean-Pierre Cassely : « Le premier Guide-Lexique foncièrement stupide, inutilement cruel et d’une mauvaise foi absolue sur la Provence » (Jeanne Laffitte, 1996, disponible en réédition numérique FeniXX). Vous voyez le personnage…

Mais il n’a pas fait qu’en rire. En 2006, il a poussé un coup de gueule intitulé « J’ai plus envie », qui traduisait – faut-il en parler à l’imparfait ? – qui traduisait si bien le malaise ressenti par de nombreux Marseillais qu’il a fait le buzz.

Puis, désireux de passer à autre chose, Philippe a écrit Enclave (Plon, 2009), un roman sérieux sur le pouvoir et la tentation totalitaire.

En 1945, les Allemands abandonnent le camp de Medved, au nord des Carpates, en Slovaquie. Les prisonniers… prisonniers de cette enclave entre une rivière et des montagnes infranchissables, décident de s’organiser en république. Le récit se développe à travers le regard d’un jeune garçon qui tient une sorte de journal de cette société dans laquelle, bien sûr, le pouvoir va faire ses ravages. L’écriture simple de Philippe Carrese, tout à fait sans prétention, met à la portée de tous un récit humainement puissant qui s’appuie avec intelligence sur l’Histoire. Lire la suite « Hommage à Philippe Carrese »

Hommage à Milena Agus

Hommage à Milena Agus

Par François Lechat.

Curieusement, c’est la France qui a porté chance à Milena Agus. Son premier roman, Quand le requin dort, a connu moins de succès en Italie en 2005 que la traduction française de son deuxième livre, Mal de pierres, qui a frappé la critique hexagonale en 2007 et, par contrecoup, a séduit le public italien puis mondial. La réalisatrice Nicole Garcia en tirera un film en 2016, avec Marion Cotillard dans le rôle principal.

Milena Agus est aujourd’hui traduite dans 26 pays, alors que toute son œuvre est étroitement située : née à Gênes d’une famille sarde, elle est retournée en Sardaigne à l’âge de dix ans et n’a plus jamais quitté son île. Tous ses romans se déroulent à Cagliari, où elle enseigne, ou dans les environs, et sont profondément ancrés dans leur terroir.

Milena Agus, pourtant, nous épargne les fastidieuses descriptions des romans provinciaux. Elle évoque à peine les lieux et leurs noms, elle ne restitue jamais un folklore : elle écrit comme si elle appartenait encore à une terre aride, à un ciel pur, à une époque reculée, à un village comme on n’en fait plus. Chez elle, tout est dans le ton, légèrement candide, à la limite du conte de fées, empli de nostalgie, de sagesse et d’étonnement. Sa langue est légère et intemporelle, et rend surprenante l’apparition d’outils technologiques typiquement contemporains comme le téléphone portable.

Dès les premières phrases d’un roman de Milena Agus, on se sent transporté ailleurs, dans un lieu suspendu appelé littérature. C’est que les personnages, tout en étant profondément enracinés, sont des archétypes, auxquels on accolerait volontiers des majuscules. Les femmes sont plus féminines que chez d’autres auteurs, les hommes plus masculins, les enfants plus infantiles, les vieillards plus âgés : tous sont dépouillés de la moindre banalité, tous sont extrêmes, surprenants, en proie à des manies, des obsessions, des idées fixes, des espoirs et des désespoirs infinis. Dans chaque roman de Milena Agus, certains ne rêvent que de partir, ou s’en vont – surtout les jeunes, ou les hommes –, tandis que d’autres sont rivés à leur place.

     

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Hommage à John Irving

Hommage à John Irving

Par Brigitte Niquet.

Quand j’ai découvert John Irving, il venait de sortir son quatrième livre (Le Monde selon Garp), qui le propulsa d’un coup au firmament de la littérature, et je me souviens de cette lecture comme d’un événement. J’ai dévoré par la suite son œuvre complète et ma fidélité passionnée ne s’est démentie que récemment, quand il s’est mis à « bégayer » quelque peu, à ressasser les mêmes obsessions, et surtout à se recentrer exclusivement sur lui, alors qu’il savait si bien parler des autres, mixant leur histoire avec la sienne et pimentant le tout d’un zeste d’imagination pour créer ses personnages de fiction. « La condition de l’écrivain exige qu’il sache allier l’observation minutieuse à l’imagination non moins minutieuse de ce qu’il ne lui a pas été donné d’observer. » Belle profession de foi qui donne déjà une des clés du succès d’Irving, dès que la recette a été mise au point à la fin des années 70 et appliquée avec le bonheur que l’on sait dans Le Monde selon Garp. Je m’en tiendrai, dans cet hommage, à la période 1980-2005 qui recèle plusieurs chefs-d’œuvre, livres si « énormes » qu’il serait impossible et vain de raconter chacun d’entre eux et qu’on ne peut les considérer que dans leur globalité.

L’art où John Irving excelle, c’est celui de traiter les sujets graves de manière hilarante, voire loufoque, un peu à la Woody Allen –  « Pourquoi  les gens s’obstinaient-ils à prétendre qu’on ne pouvait être à la fois comique et sérieux ?  » se demande déjà Garp/Irving  –  et, plus généralement, de mêler intimement les émotions les plus diverses. C’est sa marque de fabrique, un cocktail détonnant qui confirme son efficacité dans L’Hôtel New Hampshire, où John Berry narre la jeunesse chaotique de sa fratrie, bringuebalée d’un hôtel et d’un continent à l’autre en compagnie d’un ours, sous la houlette de leur cinglé de père. Ici aussi, le sujet est grave (aucun ne sortira indemne de l’aventure, et l’ours non plus), mais le livre fourmille de passages rocambolesques, et on craque par ailleurs devant la solidarité indéfectible qui unit les enfants (jusqu’à mener à l’inceste deux d’entre eux).

        

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