Karl Geary, Vera, Rivages, 2017
Par François Lechat.
Ce premier roman de l’acteur et scénariste Karl Geary vaut d’abord par sa galerie de personnages, tous remarquablement dessinés. Le héros, Sonny, 16 ans, vit dans un quartier pauvre de Dublin et souffre de l’horizon étriqué qui est le sien : à l’époque, en Irlande, la barrière de classe pèse lourd. Elle est d’ailleurs intériorisée par ses parents, un père fruste et mutique qui perd son argent aux courses et désespère sa femme, mère-courage qui endure son destin et n’imagine pas pouvoir en changer. Les frères de Sonny, eux, ne sont que des ombres furtives qu’il évite de croiser dans la maison et dont on devine qu’ils sont plus bornés encore. Quant à Sharon, la vague amie de Sonny au lycée, elle se cogne contre les vitres avec rage, incapable de communiquer ou de vivre ses émotions jusqu’au bout, trop nouée par son désespoir. L’auteur, pourtant, ne méprise pas ces pauvres gens : il suggère simplement qu’ils s’enferment dans leur fatalisme de classe alors que Sonny, lui, rêve d’en sortir. Mais personne ne l’y aidera, et surtout pas pour cultiver sa relation avec Vera, une femme belle, distinguée, qui a le double de son âge, vit dans un quartier chic et souffre d’une étrange mélancolie. Tout son entourage dissuade Sonny de la fréquenter car un prolo ne peut rien attendre d’une bourgeoise : l’ordre social doit continuer à régner. Sonny va pourtant s’obstiner, acheter pour la première fois un livre grâce à Vera, visiter une exposition de peinture en compagnie de Sharon (qui sabotera évidemment l’affaire), et rêver, rêver de s’affranchir. Vera lui ouvre des portes mais on devine, dès le départ, que cela ne durera pas. Ce récit est en effet écrit à la deuxième personne du passé simple, comme si l’auteur rappelait à Sonny ce qu’il a tenté de faire dans un temps révolu. C’est le seul mauvais choix de ce beau roman, car il nous vaut des tournures inhabituelles qui accrochent l’attention pendant quelques chapitres. Il n’empêche que les scènes racontées sont fortes, dès le début, et que l’on a l’impression de les voir de nos propres yeux. Sans misérabilisme, dans un mélange de tact et d’âpreté, avec pudeur mais sans fard, Karl Geary embarque ses personnages dans une noria d’émotions dont on ne sort pas indemne.
Catégorie : Littérature étrangère anglophone (Irlande). Traduction : Céline Leroy.
Liens : chez l’éditeur.
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